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The Great African War

Numéro 10 Octobre 2009 par Filip Reyntjens

octobre 2009

« La grande guerre ». On pense à celle de 1914 – 1918, dans laquelle le jeu des alliances impli­qua de proche en proche des acteurs de plus en plus nom­breux dans une bou­che­rie de masse. Cette déno­mi­na­tion, ce n’est pas au hasard que Filip Reyntjens[efn_note]F. Reynt­jens, The Great Afri­can War. Congo and Regio­nal Geo­po­li­tics, 1996 – 2006, New York, Cam­bridge Uni­ver­si­ty Press, 2009, 327 pages (tra­duc­tion néer­lan­daise : De grote afri­kaanse oor­log. Congo in de regio­nale geo­po­li­tiek 1996 – 2006, Meu­len­hoff­Man­teau, Anvers-Amster­dam). Le texte de la conclu­sion (p. 279 – 286) a été tra­duit en fran­çais et adap­té pour La Revue nou­velle par Paul Géra­din et revu par l’auteur.[/efn_note], afri­ca­niste de l’université d‘Anvers, répu­té pour ses recherches concer­nant la région des Grands Lacs, l’applique à la période de 1993 à 2007, des guerres civiles burun­daise et sur­tout rwan­daise aux élec­tions qui étaient cen­sées inau­gu­rer la recons­truc­tion de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo.

« La » grande guerre afri­caine. Le choix de l’article défi­ni signi­fie qu’il n’y a eu en réa­li­té qu’une guerre, et non deux, celles de 1996 et de 1998 qui se seraient suc­cé­dé for­tui­te­ment. « Afri­caine », parce que si la lave du vol­can s’est écou­lée au Congo, le cra­tère était au Rwan­da, et que de régio­nale cette guerre est deve­nue conti­nen­tale. « Grande », en rai­son de cette exten­sion, qui a été jusqu’à impli­quer une com­mu­nau­té inter­na­tio­nale divi­sée et, dans un pre­mier temps, res­tée au bal­con. « Grande » aus­si du fait que des mil­lions de gens, en majo­ri­té des civils inno­cents, ont été vic­times de l’explosion de vio­lence. Quatre fois plus coû­teuse en vies humaines que le géno­cide du Rwan­da, dix fois plus que les mas­sacres du Dar­four. Pour­quoi cette guerre n’a‑t-elle pas éveillé une émo­tion com­pa­rable dans les opi­nions publiques occi­den­tales ? Assu­ré­ment en rai­son de cette même par­tia­li­té qui a para­ly­sé les grands acteurs inter­na­tio­naux (thème au sujet duquel on trouve une mise au point non « poli­ti­que­ment cor­recte », mais soi­gneu­se­ment docu­men­tée dans le cha­pitre IV du livre). Sans doute aus­si en rai­son du brouillage du regard et de la démo­bi­li­sa­tion de la réflexion des simples citoyens face à la com­plexi­té de la suc­ces­sion des évé­ne­ments dans la région des Grands Lacs.

Voi­ci un ouvrage qui tra­duit le refus de pas­ser son che­min intel­lec­tuel du fait qu’il n’y aurait rien à pen­ser, rien à voir, sauf de tri­viales que­relles eth­niques. Il s’attelle à démê­ler l’écheveau en s’appuyant sur des sources abon­dantes, qu’il replace rigou­reu­se­ment dans leur contexte, et en pré­sen­tant à la fois des ana­lyses cir­cons­tan­ciées et une vision syn­thé­tique. Remar­quable par sa pré­ci­sion et sa clar­té. Mais volu­mi­neux et démê­lant tant de fils que, si pas­sion­nante que soit la lec­ture, toute ten­ta­tive de compte ren­du est condam­née à être réduc­trice. D’où l’intérêt de la conclu­sion de cette somme, dans laquelle l’auteur boucle sa ten­ta­tive d’analyser les fac­teurs com­bi­nés du drame meur­trier, tout en ren­dant compte de la conjonc­ture unique de cir­cons­tances qui exclut que le cher­cheur s’enferme dans un sché­ma d’explication volon­ta­riste ou déterministe.

Filip Reynt­jens nous a auto­ri­sés à repro­duire une tra­duc­tion adap­tée de cette conclu­sion. En atten­dant, on peut l’espérer, une édi­tion fran­çaise qui en faci­li­te­rait l’accès pour le public congo­lais. Même si celui-ci n’est pas seul concer­né, loin de là on va le voir, il est le pre­mier inté­res­sé. Pour cette rai­son, il est aus­si en pre­mière ligne dans l’exposition aux rumeurs, en manque d’une telle étude scien­ti­fique qui favo­rise l’appropriation de son his­toire récente pour agir au pré­sent et pré­pa­rer l’avenir.

Paul Géradin

En défi­ni­tive, com­ment com­prendre cette dyna­mique de vio­lence qui a défer­lé dans la région des Grands Lacs ? « Voi­ci le sché­ma cen­tral qui se répète constam­ment : la pola­ri­sa­tion eth­nique ouvre la voie à l’exclusion poli­tique, l’exclusion conduit à la rébel­lion, la rébel­lion à la répres­sion, et la répres­sion aux flux mas­sifs de réfu­giés à l’intérieur et à l’extérieur du pays, les­quels déter­minent pour leur part un sur­croît d’instabilité1. » L’auteur de ces lignes, René Lemar­chand, ajoute que « là où les lignes de cli­vages eth­niques débordent les fron­tières des États, les conflits ont ten­dance à se dépla­cer d’un pays à l’autre2 ».

La combinaison des facteurs

L’exclusion des Tut­sis rwan­dais après 1959 a conduit à l’invasion par le Front patrio­tique rwan­dais, ce qui a mené à la vio­lence à l’encontre des Tut­sis et fina­le­ment au géno­cide de 1994. Après la vic­toire du FPR, de nom­breux Hutus sont par­tis vers le Zaïre, d’où ils ont ten­té de recon­qué­rir le pou­voir. Des alliances eth­niques par-delà les fron­tières ont ali­men­té le conflit qui a chan­gé d’échelle, se muant en guerre régio­nale au-delà des fron­tières du Rwan­da. Loin d’être une rémi­nis­cence revan­charde, l’analyse de cet engre­nage est un anti­dote pour l’avenir. Il est en effet très pos­sible que l’exclusion actuelle des Hutus (et de beau­coup de Tut­sis…) au Rwan­da pré­sage la répé­ti­tion d’un scé­na­rio com­pa­rable dans les années à venir. L’accalmie rela­tive dans la région marque vrai­sem­bla­ble­ment une pause dans la guerre civile rwan­daise, mais pas la fin de celle-ci.

Il est para­doxal que le plus petit pays de la région ait joué un rôle aus­si déci­sif. Sup­po­sons un ins­tant que le Rwan­da n’ait pas pris la direc­tion des évé­ne­ments en octobre 1996, au début de ce qu’on a appe­lé la « pre­mière guerre du Congo ». L’Alliance des forces pour la libé­ra­tion du Congo-Zaïre (AFDL) n’aurait jamais vu le jour et Kabi­la n’aurait pas mena­cé Mobu­tu. L’Ouganda et le Burun­di étaient confron­tés à des pro­blèmes de sécu­ri­té com­pa­rables à ceux du Rwan­da, mais de façon moins cru­ciale. Face aux menaces en pro­ve­nance du Zaïre, ces pays auraient vrai­sem­bla­ble­ment limi­té leur action mili­taire à des raids éclairs par-delà la fron­tière. Quant à l’Angola, il ne s’est mêlé à cette guerre que quelques mois après le début, pour la mener à son abou­tis­se­ment ultime : un chan­ge­ment de régime à Kin­sha­sa. Il en a été de même pour le déclen­che­ment de la « seconde guerre du Congo » en août 1998. L’Ouganda était insa­tis­fait de l’évolution de la situa­tion en Répu­blique démo­cra­tique du Congo, mais c’est le Rwan­da qui a de nou­veau pris l’initiative de lan­cer une « rébel­lion », et l’Ouganda a suivi.

Mobiles du Rwanda

Deux rai­sons impor­tantes expliquent ce rôle pré­émi­nent du Rwan­da. La pre­mière, c’est l’importance majeure de l’enjeu pour Kiga­li. En 1996, les camps de réfu­giés consti­tuaient une menace cru­ciale à proxi­mi­té de la fron­tière du pays, et on pou­vait pré­su­mer que cette situa­tion ne ferait que s’aggraver. En 1998, mal­gré l’absence de toute menace immé­diate, les rela­tions avec le régime de Kabi­la étaient deve­nues hos­tiles, les risques de dété­rio­ra­tion de la situa­tion, et par­tant de désta­bi­li­sa­tion du Rwan­da, étaient réels. De plus, en 1996 – 1997, le Rwan­da avait appris que mener la guerre au Congo est peu coû­teux, et même ren­table. Pour un petit pays, nan­ti d’une élite avide de main­te­nir son luxueux style de vie, l’exploitation des res­sources du Congo consti­tuait un motif dont l’importance s’accroissait sans cesse.

La seconde rai­son, c’est que le contexte et l’expérience du régime rwan­dais conver­geaient pour dépla­cer les enjeux des pro­blèmes poli­tiques vers une issue mili­taire. Les lea­ders du FPR avaient mené une guerre après l’autre, et enfi­lé les vic­toires mili­taires les unes aux autres, après que, dès 1981, deux d’entre eux avaient rejoint la rébel­lion de Muse­ve­ni en Ougan­da. De même, leur appré­hen­sion des cir­cons­tances internes du Rwan­da était, et reste, basée sur le contrôle phy­sique. Ain­si, le Rwan­da avait créé un redou­table ser­vice de ren­sei­gne­ments, un appa­reil de sécu­ri­té et une armée qui devinrent les plus effi­caces de la région, bien au-delà des néces­si­tés de la défense du pays. La posi­tion du Rwan­da comme super­puis­sance régio­nale repose sur la force mili­taire3.

Apathie internationale

Cette évo­lu­tion a été ren­due pos­sible, du moins en par­tie, par l’apathie de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. En effet, le régime rwan­dais a conti­nuel­le­ment tâté les limites du tolé­rable, et consta­té l’absence de seuil. Il a donc fran­chi un Rubi­con après l’autre. Quelques exemples le montrent à suf­fi­sance. Une table ronde des dona­teurs du Rwan­da fut orga­ni­sée à Genève en jan­vier 1995, six mois après que le Front patrio­tique rwan­dais (FPR) ait accé­dé au pou­voir, au moment où des signes pré­oc­cu­pants indi­quaient clai­re­ment la dérive rapide du régime vers l’autoritarisme et l’adoption d’une pos­ture déplo­rable sur le plan des droits de l’homme. Or, quelque 600 mil­lions de dol­lars furent accor­dés. Le fait que l’aide pro­mise ne soit nul­le­ment sou­mise à l’amélioration d’une situa­tion qui empi­rait à toute vitesse per­sua­da le régime qu’il pou­vait pour­suivre sans obs­tacles dans la même voie, l’impunité lui étant garan­tie. Le FPR fut appuyé sans réserves par les « amis du nou­veau Rwan­da », en par­ti­cu­lier les États-Unis d’Amérique, le Royaume-Uni et les Pays-Bas. Ces pays ne furent pas gênés par leur grande connais­sance du Rwan­da et de la région. Mus par un sen­ti­ment aigu de culpa­bi­li­té à la suite du géno­cide, ils rai­son­nèrent en termes de « bons » et de « méchants », le FPR repré­sen­tant évi­dem­ment les « bons ».

En 1996, lorsque le Tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da (TPIR) enta­ma ses acti­vi­tés, il devint très vite évident que les per­dants étaient pour­sui­vis tan­dis que le gagnant, le FPR et son aile armée, l’APR (Armée patrio­tique rwan­daise, deve­nue armée natio­nale), étaient lais­sés tran­quille bien qu’ils aient éga­le­ment com­mis des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre qui rele­vaient clai­re­ment des com­pé­tences de la Cour. Cet uni­la­té­ra­lisme ren­for­ça encore le sen­ti­ment d’impunité : en cas de menace de pour­suite, l’APR se serait sans doute com­por­tée avec plus de rete­nue en RDC.

Pen­dant les guerres du Congo, les cri­tiques inter­na­tio­nales ont été ténues, la plu­part des acteurs inter­na­tio­naux s’alignant sur le dis­cours offi­ciel du Rwan­da. Même après la guerre, au moment où la RDC a enta­mé une phase de tran­si­tion com­plexe et fra­gile, les ten­ta­tives du Rwan­da pour faire dérailler ce pro­ces­sus n’ont sus­ci­té qu’une pro­tes­ta­tion dis­crète. Pour­quoi cette tolé­rance inter­na­tio­nale ? On a mon­tré quel fut le rôle du « cré­dit géno­cide » dont béné­fi­cia le régime rwan­dais, qui l’exploita habi­le­ment. Van Leeu­wen explique com­ment le FPR a réus­si à vendre la fic­tion de sa « dif­fé­rence de nature » alors même que cette pré­sen­ta­tion était basée sur des pré­sup­po­sés équi­voques et sujets à cau­tion4. Sto­rey a signa­lé « un sen­ti­ment intense de répé­ti­tion de l’histoire dans le cas pré­sent : la Banque mon­diale se mon­tra une fois de plus prête à appuyer vigou­reu­se­ment l’État rwan­dais et les consé­quences pour les petites gens — tant au Rwan­da qu’en RDC — furent une fois de plus très sombres5 ».

Si déci­sif soit-il, le rôle joué par le Rwan­da n’est pas, loin s’en faut, seul res­pon­sable des guerres sub­sé­quentes. Il en va ici comme de tous les épi­sodes de l’histoire. Les évé­ne­ments, leur suc­ces­sion et leurs consé­quences furent fon­da­men­ta­le­ment déter­mi­nés par une com­bi­nai­son unique et contin­gente de facteurs.

Implosion de l’État zaïrois-congolais

Au Congo-Zaïre, la mise en échec du « pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion » depuis 1990 a sus­ci­té l’apathie poli­tique et, en défi­ni­tive, un défi­cit com­plet de gou­ver­nance. Au-delà de son impact sur l’ensemble du Zaïre, cette situa­tion a conduit la classe poli­tique, concen­trée à Kin­sha­sa, à fer­mer les yeux sur ce qui était en train de se déve­lop­per à l’Est. Non seule­ment cette évo­lu­tion dan­ge­reuse n’a pas été anti­ci­pée, mais le régime fut inca­pable de réagir une fois qu’elle éclata.

C’est que le « sys­tème Mobu­tu » avait implo­sé, ployant sous ses contra­dic­tions bien connues, mais aus­si pour une part sous le coup de l’application du para­digme néo­li­bé­ral : la pyra­mide clien­té­liste sur laquelle il repo­sait était fon­da­men­ta­le­ment minée et ce qui sub­sis­tait de l’armée et de l’appareil sécu­ri­taire s’était vola­ti­li­sé. L’informalisation de l’État était qua­si totale, y com­pris dans l’armée et les ser­vices publics. Les liens poli­tiques, admi­nis­tra­tifs et éco­no­miques entre le centre et la péri­phé­rie, et entre les péri­phé­ries mêmes, étaient deve­nus fictifs.

C’est dans l’une de ces péri­phé­ries, les pro­vinces du Kivu, qu’une ques­tion explo­sive a sou­dai­ne­ment rebon­di : le sta­tut « des popu­la­tions à natio­na­li­té dou­teuse », concept codé pour dési­gner les Banyar­wan­das (c’est-à-dire les popu­la­tions issues des dif­fé­rentes vagues d’immigration, plus ou moins anciennes, à par­tir du Rwan­da). C’était en 1994, après l’afflux des réfu­giés rwan­dais dans ce qui n’était plus pour long­temps le Zaïre : les fac­teurs externes et internes de des­truc­tion allaient conju­guer leurs impacts.

Realpolitik à l’africaine

En effet, l’extension ter­ri­to­riale des guerres civiles des pays voi­sins consti­tue un fac­teur régio­nal déci­sif. Les conflits en Ougan­da et au Burun­di avaient déjà eu des retom­bées. Mais les digues se rom­pirent en 1994, quand 1,5 mil­lion de réfu­giés rwan­dais défer­lèrent sur le Zaïre. Consti­tuant un « Rwan­da rebelle » dans la zone fron­ta­lière, non seule­ment ils mena­çaient la sécu­ri­té du nou­veau régime de Kiga­li, mais ils rom­paient l’équilibre eth­nique fra­gile au Kivu. Com­bi­née avec l’estompement de l’État zaï­rois, cette situa­tion ren­dit l’entrée en scène du Rwan­da pos­sible (et inévi­table). L’attaque menée par le Rwan­da, l’Ouganda et le Burun­di en 1996 était aus­si favo­ri­sée par les inté­rêts géo­po­li­tiques et les ambi­tions de puis­sances régio­nales. Tel fut en par­ti­cu­lier le cas pour l’Angola. À lui seul, le MPLA au pou­voir n’aurait sans doute pas pris d’initiative, mais il vit dans la guerre à l’Est une occa­sion unique de régler ses comptes avec Mobu­tu et ses par­ti­sans qui appuyaient ses enne­mis de l’Unita.

On le voit, une expli­ca­tion par le réa­lisme clas­sique est éclai­rante là où est en jeu la connexion entre des situa­tions inté­rieures et des déci­sions de poli­tique étran­gère prises par les pays voi­sins. Cepen­dant, la variante struc­tu­ra­liste du réa­lisme montre que les chan­ge­ments du sys­tème inter­na­tio­nal qui sont sur­ve­nus après la fin de la Guerre froide ont eu un impact consi­dé­rable sur la gou­ver­nance. « Il semble que le “retrait” de l’Union sovié­tique et la limi­ta­tion de l’engagement amé­ri­cain dans la région aient favo­ri­sé la confron­ta­tion entre les États et leur immix­tion dans les affaires des uns des autres6. »

Nouveau désordre du monde

Après la Guerre froide, les acteurs inter­na­tio­naux, par­ti­cu­liè­re­ment les États-Unis, ont vu d’un bon œil l’effacement de Mobu­tu qu’ils avaient sou­te­nu aupa­ra­vant ; d’autant plus que sa dis­pa­ri­tion inter­ve­nait dans le cadre d’une opé­ra­tion menée par leurs alliés dans la région, le Rwan­da et l’Ouganda. Ils ne connais­saient pas Kabi­la et igno­raient, ou sous-esti­maient, la dyna­mique régio­nale plus large. Ils ne se ren­daient pas compte qu’ils ouvraient la boîte de Pan­dore. Le prix fut par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé, car ce choix inau­gu­rait une décen­nie de désta­bi­li­sa­tion vio­lente et de souf­france humaine immense. Les acteurs locaux et régio­naux avaient l’avantage d’être pré­sents sur le ter­rain et ne s’encombrèrent pas de consi­dé­ra­tions comme le res­pect du droit inter­na­tio­nal (huma­ni­taire), l’éthique ou les droits de l’homme. Quand on voit quels acteurs afri­cains déter­mi­naient l’agenda, le mode de dérou­le­ment des guerres d’Afrique cen­trale appa­raît comme une nou­velle illus­tra­tion de la fin du sys­tème néo­co­lo­nial. Hor­mis les gou­ver­ne­ments, les agents furent des enti­tés non éta­tiques de nature inédite. Par­mi eux, des « entre­pre­neurs d’insécurité », pra­ti­quant des ana­lyses coûts-béné­fices qui les ame­naient à consi­dé­rer que l’absence d’État, l’instabilité et la guerre sont plus avan­ta­geuses que la recons­truc­tion d’un État, la sta­bi­li­té et la paix. La rela­tive absence de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale est stu­pé­fiante, dix ans à peine après l’émergence d’une nou­velle espé­rance fon­dée sur le pro­jet d’un « nou­vel ordre mon­dial » et d’une gou­ver­nance basée sur la condi­tion­na­li­té, la diplo­ma­tie pré­ven­tive, la ges­tion des conflits.

Une conjoncture historique particulière

Il n’existe pas de lien intrin­sèque entre l’ensemble des fac­teurs, internes et externes, que l’on vient de rele­ver. Ils ont conver­gé dans une conjonc­ture his­to­rique par­ti­cu­lière, où ils ont créé les condi­tions d’une guerre et en ont déter­mi­né le cours. Contrai­re­ment aux théo­ries de l’«agenda caché » aux­quelles beau­coup de Congo­lais accordent du cré­dit, aucun plan ne fut pré­con­çu, à Washing­ton ou ailleurs. Des occa­sions se sont pré­sen­tées, et ce n’est que dans un deuxième temps qu’elles ont été sai­sies par les acteurs. Cela s’est pro­duit gra­duel­le­ment : ain­si, l’APR ne savait pas en 1990, et ni en 1994, qu’elle atta­que­rait le Zaïre en 1996 ; et en 1996, elle ne savait pas qu’elle atta­que­rait à nou­veau en 1998 et com­men­ce­rait à exploi­ter les richesses miné­rales du Congo. Et pro­ba­ble­ment qu’à la fin de l’année 1996 le Rwan­da n’envisageait pas de ren­ver­ser le régime Mobu­tu et d’amener Kabi­la au pou­voir. Ce pro­jet ne s’affirma que pro­gres­si­ve­ment, après que l’Angola se soit impli­qué dans la guerre.

Il en va de même en ce qui concerne l’un des pré­ten­dus « grands conspi­ra­teurs ». En appor­tant leur appui à la rébel­lion de l’AFDL, les États-Unis ne pré­voyaient et ne sou­hai­taient nul­le­ment une désta­bi­li­sa­tion en pro­fon­deur de la région et une guerre entre leurs alliés rwan­dais et ougandais.

Par consé­quent, autant l’analyse a per­mis d’identifier clai­re­ment les fac­teurs de déchaî­ne­ment de vio­lence et de poin­ter des res­pon­sa­bi­li­tés d’acteurs, autant il convient de ne pas ver­ser dans des sché­mas cau­sa­listes sim­pli­fi­ca­teurs. Des carac­té­ris­tiques spé­ci­fiques du contexte ont favo­ri­sé des ten­dances évo­lu­tives, et ce quoi qu’il en soit des inten­tions de tel ou tel acteur. Cela se véri­fie aus­si bien à l’échelle du conti­nent qu’à celle du Congo.

L’Afrique dans la globalisation

Dans le contexte de la mon­dia­li­sa­tion qui n’a ces­sé de pro­gres­ser depuis les années sep­tante, les contacts au-delà des fron­tières théo­riques d’antan offrent des oppor­tu­ni­tés de connexion à l’économie mon­diale et, dans une large mesure, de contour­ne­ment des États y com­pris sous la forme d’une inté­gra­tion régio­nale informelle/criminelle. Le conti­nent afri­cain n’est pas le seul à vivre cette conjonc­ture, mais il en est mar­qué de façon émi­nente. Les phé­no­mènes de « dés­éta­ti­sa­tion », « déter­ri­to­ria­li­sa­tion », cri­mi­na­li­sa­tion y ont signi­fié l’effritement des piliers de l’ordre post- ou néo­co­lo­nial, à savoir les struc­tures et les espaces héri­tés de la période la colo­ni­sa­tion, la pro­tec­tion par les anciennes métro­poles en échange d’un droit de regard « bien­veillant », le prin­cipe (mais pas tou­jours la pra­tique) d’une supré­ma­tie du sec­teur public sur le pri­vé, et l’exploitation struc­tu­rée des éco­no­mies par les grandes entre­prises. Ces carac­té­ris­tiques tendent à s’estomper sous les effets com­bi­nés de la glo­ba­li­sa­tion et des acti­vi­tés d’acteurs locaux, régio­naux et inter­na­tio­naux pour les­quels le gain rapide obte­nu dans des enclaves est plus utile que l’exercice d’une sou­ve­rai­ne­té formelle.

L’état de la classe politique congolaise

En RDC, la tran­si­tion poli­tique en vue de res­tau­rer cette sou­ve­rai­ne­té a été en grande par­tie pilo­tée de l’extérieur. Beau­coup d’acteurs poli­tiques congo­lais n’étaient pas inté­res­sés par la démo­cra­tie, mais la redou­taient même du fait qu’ils ris­quaient de perdre les posi­tions qu’ils avaient conquises par les armes. Les résul­tats obte­nus l’ont été au prix de pro­fondes dif­fi­cul­tés, puisque la tran­si­tion avait à s’opérer dans un contexte de guerre et à com­po­ser avec des inté­rêts intra­con­go­lais et étran­gers en conflit. En un cer­tain sens, c’est un miracle qu’il en soit sor­ti quelque chose. Sans la forte pres­sion de l’Afrique du Sud, qui a pris le contrôle du Dia­logue inter­con­go­lais en 2002, ce pro­ces­sus n’aurait sans doute pas abou­ti. De même, le che­min vers les élec­tions a été esquis­sé par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale et impo­sé à des acteurs natio­naux for­te­ment réti­cents. Sans la pré­sence du Comi­té inter­na­tio­nal d’accompagnement de la tran­si­tion (Ciat) et de la mis­sion de l’Organisation des Nations unies au Congo (Monuc), et sans la pro­mo­tion des élec­tions moyen­nant un énorme appui finan­cier et logis­tique assor­ti d’une pro­messe d’aide, les Congo­lais ne se seraient sans doute pas ren­dus dans l’isoloir pour rati­fier un pro­jet de Consti­tu­tion en 2005 et élire pré­sident, Par­le­ment et assem­blées pro­vin­ciales en 2006. La RDC fut pla­cée de fait sous tutelle inter­na­tio­nale. C’est aus­si ce qui fait la fra­gi­li­té du pro­ces­sus. La classe poli­tique congo­laise s’est à peine appro­prié le nou­vel ordre poli­tique qui reste donc en grande par­tie arti­fi­ciel. La période depuis la fin de la tran­si­tion n’autorise guère à l’optimisme…

La condition nécessaire d’un autre avenir

Pour­tant, quelles que soient les embûches, la recons­truc­tion d’institutions qui assument les fonc­tions éta­tiques essen­tielles au Congo est la condi­tion sine qua non du déve­lop­pe­ment natio­nal et de la sta­bi­li­té régio­nale. Tâche colos­sale, au vu du degré de déli­ques­cence de l’État, des dimen­sions du pays, de la pro­fonde dis­lo­ca­tion et de l’état dans lequel se trouvent, non seule­ment le per­son­nel, mais plus géné­ra­le­ment la culture poli­tique. De toute façon, quand un État a implo­sé, ce n’est pas en un tour de main qu’on le recons­truit de fond en comble. Le prix à payer sera immense et les efforts de longue durée, par étapes en com­men­çant par les fonc­tions les plus impor­tantes de la souveraineté.

La pre­mière est le contrôle par l’État de son ter­ri­toire. On entend d’abord par là le contrôle phy­sique, qui requiert la recons­ti­tu­tion d’une armée natio­nale digne de ce nom et de ser­vices publics. On sait en effet que l’armée congo­laise reste le reflet de l’État implo­sé. Se com­por­tant sou­vent comme une milice qui per­pé­tue les pra­tiques indis­ci­pli­nées et vio­lentes, elle est avant tout une source d’insécurité. En outre, le contrôle phy­sique signi­fie la sur­veillance des fron­tières, notam­ment par la douane et les ser­vices d’immigration, tant sur terre que sur les cours d’eau, les aéro­ports et les nom­breuses pistes d’atterrissage. Mais le contrôle ter­ri­to­rial implique aus­si la recons­truc­tion d’un appa­reil d’État effi­cace et en contact avec les popu­la­tions. Il s’agit de créer un lien entre l’État et ses citoyens. Or, ce lien n’existe pas, même dans la capitale.

La deuxième fonc­tion à remettre sur les rails est la col­lecte et la ges­tion de ses recettes par l’État. La RDC est sou­vent décrite comme un « scan­dale géo­lo­gique », un pays poten­tiel­le­ment riche qui a les moyens de finan­cer son déve­lop­pe­ment. C’est vrai, mais « poten­tiel­le­ment » ne mène pas très loin. Par consé­quent, la capa­ci­té fis­cale de l’État est à res­tau­rer. Les méca­nismes impôts/dépenses doivent être trans­pa­rents, effi­cients et hon­nêtes, et les res­sources natu­relles (minières, fores­tières, aqua­tiques, agri­coles) consi­dé­rées comme des biens publics. Cela pré­sup­pose la fin de la cri­mi­na­li­sa­tion et de la pri­va­ti­sa­tion de l’État et de l’économie… laquelle dépend à son tour de la bonne gou­ver­nance. C’est un cercle vicieux qu’il s’agit de rompre : la « dépri­va­ti­sa­tion » des res­sources est indis­pen­sable pour recons­truire l’État, mais seul un État recons­truit peut gérer ces res­sources comme biens publics.

La sécu­ri­té juri­dique est la troi­sième prio­ri­té. Elle n’est pas seule­ment impor­tante pour la pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux des Congo­lais et la lutte contre l’impunité, mais éga­le­ment pour atti­rer les inves­tis­se­ments consi­dé­rables indis­pen­sables pour recons­truire le pays. Le capi­tal à risque ne peut être mobi­li­sé que si les contrats sont res­pec­tés, ou du moins si les contrac­tants peuvent avoir confiance dans un appa­reil judi­ciaire fonc­tion­nel, fiable et juste. Il en va de même pour les entre­prises dans leurs rap­ports avec l’État, en ce qui concerne les adju­di­ca­tions, la fis­ca­li­té et les appuis à l’investissement.

Pour que « nécessaire » soit « suffisant »

Les carences congo­laises en matière de gou­ver­nance sont bien connues, et le redres­se­ment est aus­si néces­saire qu’il exige un effort achar­né et de longue haleine. Cepen­dant, l’histoire de la « grande guerre afri­caine » com­porte d’autres ensei­gne­ments qu’on se garde trop sou­vent de tirer. Il convient d’y réflé­chir, en se sou­ve­nant que naguère en Europe, le bou­clage défi­cient d’une autre « grande guerre » avait fait le lit d’une seconde.

Une pre­mière leçon est que l’impunité et la tolé­rance inter­na­tio­nale face à des com­por­te­ments agres­sifs et cri­mi­nels encou­ragent les mal­fai­teurs, même ceux qui, comme le Rwan­da, sont pauvres et extrê­me­ment dépen­dants de l’aide inter­na­tio­nale. Ils frôlent les limites de cette tolé­rance et, quand ils constatent leur absence, ils fran­chissent un Rubi­con après l’autre, jusqu’au « point de non-retour ». Il importe donc de leur signi­fier d’emblée le cap à ne pas dépasser.

Deuxiè­me­ment, les entre­pre­neurs locaux d’insécurité pra­tiquent constam­ment une ana­lyse ration­nelle coûts-béné­fices, qui les amène à réa­li­ser que la guerre, l’instabilité et le déla­bre­ment des ins­ti­tu­tions rap­portent plus que la paix, la sta­bi­li­té et la recons­truc­tion de l’État. Dans de telles condi­tions, la seule façon de conte­nir ces forces est de leur rendre la guerre plus coû­teuse et la paix plus avantageuse.

Les deux leçons qu’on vient de men­tion­ner ne sont appli­cables que moyen­nant une troi­sième, à savoir une cohé­rence mini­male de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. C’est le contraire qui a pré­va­lu, avec des consé­quences désas­treuses pour des mil­lions de gens dans la région des Grands Lacs. Et pour­tant, la démons­tra­tion a été faite que l’implication inter­na­tio­nale peut faire une dif­fé­rence. À preuve, deux inter­ven­tions liées : d’une part, l’engagement de la Monuc, la plus grande mis­sion de paix à ce jour, quelles que soient par ailleurs ses défi­ciences ; d’autre part, la mise sous tutelle de fac­to sous la forme du Ciat. Ces ini­tia­tives ont ren­du la tran­si­tion poli­tique au Congo pos­sible, même si ce pro­ces­sus a été dif­fi­cile et si l’issue reste incertaine.

Qua­trième leçon. Le fait que ce pro­ces­sus ait été dans une large mesure impo­sé de l’extérieur à une classe poli­tique congo­laise réti­cente fait sur­gir une ques­tion : avec quelle force l’héritage de l’État mobu­tiste se main­tien­dra-t-il comme un rési­du encom­brant sur le che­min de la sta­bi­li­té poli­tique et d’une gou­ver­nance conve­nable ? À l’heure actuelle, le moins qu’on puisse dire est que les signes ne sont pas encourageants.

Une cin­quième et der­nière leçon porte sur les rela­tions à l’intérieur de la région des Grands Lacs. Nous avons vu avec quelle faci­li­té les conflits débordent des fron­tières, avec des effets per­vers pour la coexis­tence des com­mu­nau­tés dans les pays voi­sins. En dépit de la rhé­to­rique diplo­ma­tique sur les « approches régio­nales inté­grées », la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale ne prend pas suf­fi­sam­ment ce constat en compte. Jamais elle n’a démon­tré plus dra­ma­ti­que­ment cette omis­sion qu’en se lais­sant ins­pi­rer par des pré­sup­po­sés uni­la­té­raux alors même qu’elle s’efforçait de favo­ri­ser une tran­si­tion paci­fique en RDC. Aujourd’hui encore, cet aveu­gle­ment per­sis­tant face aux ambi­tions hégé­mo­niques du Rwan­da à l’Est du Congo consti­tue une menace pour la sta­bi­li­té future de toute la région. Dans un ave­nir rela­ti­ve­ment proche, il se pour­rait que le Rwan­da devienne à nou­veau l’épicentre d’un défer­le­ment de violence.

  1. Lemar­chand R., The Dyna­mics of vio­lence in Cen­tral Afri­ca, Uni­ver­si­ty of Penn­syl­va­nia, Phi­la­del­phia, 2009, p. 31.
  2. Idem, p. 41.
  3. Cela consti­tue une rup­ture impor­tante avec le pas­sé. Avant 1990, l’armée rwan­daise comp­tait à peine 6.000 à 7.000 hommes et n’avait jamais opé­ré en dehors des fron­tières du pays. Aujourd’hui, tous les pays voi­sins l’éprouvent comme une menace.
  4. Van Leeu­wen M., « Rwanda’s Imi­di­gu pro­gramme and ear­lier expe­riences with vil­la­gi­sa­tion and reset­tle­ment in East Afri­ca », dans Jour­nal of Modern Afri­can Stu­dies, 2001, p.623 – 624.
  5. Sto­rey A., « Struc­tu­ral adjus­te­ment, state power and the geno­cide : the World Bank and Rwan­da », dans Review of Afri­can Poli­ti­cal Eco­no­my, 2001, p. 381.
  6. Clark J.F., « Intro­duc­tion. Causes and conse­quen­ties of the Congo War », dans J.F. Clark et al., The Afri­can Stakes of the Congo War, Pal­grave Mac Mil­lan, New York-Hound­mil­ls, 2002, p. 1 – 10.

Filip Reyntjens


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