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The experiment

Numéro 6 - 2015 par Chloé Branders Anne Walravens

septembre 2015

Fin juin 2014, la pri­son de Leuze-en-Hai­naut sou­haite tes­ter les fonc­tion­na­li­tés du nou­vel éta­blis­se­ment péni­ten­tiaire avant l’arrivée réelle des déte­nus un mois plus tard. Qua­rante-cinq volon­taires par­ti­cipent à l’exercice, cha­cun endosse des rôles dif­fé­rents, c’est « The expe­riment ». En dépit des inno­va­tions tech­niques de cette pri­son moderne, notam­ment Pri­son Cloud, un « inter­net enca­dré », l’enfermement reste une expé­rience trau­ma­ti­sante, déshu­ma­ni­sante. L’expérience de deux des volontaires.

Dossier

Cel­lule 1001 : Je m’avance vers la vitre blin­dée qui me sépare de mon inter­lo­cu­teur. Un agent péni­ten­tiaire. « Quel est votre nom ? Com­bien vou­lez-vous mettre sur votre Pri­son Cloud ? » Sans trop savoir, je mets dix euros pour les appels télé­pho­niques et dix euros pour les films. Je ne dépen­se­rai cer­tai­ne­ment pas autant en vingt-quatre heures, me dis-je. « Veuillez dépo­ser vos effets per­son­nels dans le sas, s’il vous plait. » Je dépose alors mes papiers d’identité, mon télé­phone por­table, mon trous­seau de clés ain­si que mon por­te­feuille conte­nant quelques billets, mes cartes ban­caires, des cartes de fidé­li­té que je n’ai jamais deman­dées, sur­ement quelques pho­tos et d’autres souvenirs.

En un ins­tant, je n’ai plus rien. Je me sens dépouillée. Je prends alors conscience de l’utilité de ces objets que l’on a tou­jours sur soi. Dépos­sé­dée, je ne vais plus pou­voir prou­ver mon iden­ti­té, com­mu­ni­quer avec mes proches, ni payer quoi que ce soit. Je passe à tra­vers le détec­teur de métaux. Mes affaires auto­ri­sées conte­nues dans un sac en plas­tique sont empor­tées pour véri­fi­ca­tion, une par­tie sera éven­tuel­le­ment lais­sée aux « pro­hi­bés ». On colle une éti­quette des­sus avec mon nom et on me demande de patien­ter. Doré­na­vant, on vien­dra tou­jours me cher­cher. Je ne vais plus pou­voir ni me mou­voir ni ouvrir une seule porte sans y être expli­ci­te­ment auto­ri­sée, invi­tée et accom­pa­gnée. C’est évi­dem­ment là l’essence de la pri­son : la pri­va­tion de la liber­té. L’expérience a donc com­men­cé. Pour vingt-quatre heures, je serai déte­nue, cel­lule 1001, « ser­vante de section ».

Cel­lule 1012 : Il est treize heures trente quand je me pré­sente à l’entrée de l’établissement ; le per­son­nel de l’accès qui nous « accueille » se montre froid et dis­tant ; il joue le jeu ou son rôle. Une fois tous les acteurs « entrants de trans­ferts » pré­sents, nous nous ren­dons jusqu’au par­king de la pri­son où un four­gon nous attend et où débute l’expérience. Nos sacs sont embar­qués par les agents péni­ten­tiaires dans le coffre du véhi­cule. Nous sommes fouillés un à un, puis menot­tés, les mains devant. Nous mon­tons cha­cun à notre tour dans le four­gon, je suis ins­tal­lée dans un « cagi­bi » vitré, dont on fer­me­ra la porte der­rière moi après qu’un autre déte­nu m’a rejointe et que l’on a atta­ché nos cein­tures de sécu­ri­té. L’habitacle dans lequel je suis ne s’ouvre pas de l’intérieur. Un agent péni­ten­tiaire accède à l’unique poi­gnée qui ouvre les trois cagi­bis où nous sommes enfer­més. Il y a de la musique dans le four­gon, mais nous ne l’entendons que de très loin, tout est cal­feu­tré. Le véhi­cule sort du par­king de la pri­son et rou­le­ra durant quelques minutes sur la route, pour ensuite reve­nir à la pri­son. J’observe et je suis sur­tout à l’affut du moindre bruit qui me don­ne­ra un indice de ce qui nous attend. Le per­son­nel péni­ten­tiaire, quant à lui, ne dit mot et est concen­tré sur sa tâche. L’ambiance se fait pesante. Rien ne nous est dit quant au dérou­le­ment de la suite de l’expérience…

Cel­lule 1001 : Je pas­se­rai douze portes avant d’arriver au pan­op­tique, immense, impres­sion­nant, le centre névral­gique de la pri­son. Je me dirige vers ma sec­tion. On me fouille. « Vous êtes notre ser­vante de sec­tion, vous n’irez pas très loin, votre cel­lule est déjà ici. » Juste à côté du bureau des agents de sec­tion. J’entre à moi­tié. Mon regard se pose sur la fenêtre. Deux vitres blin­dées, des bar­reaux et un store découpent la vue qui donne sur une petite cour inté­rieure vide. Cette fenêtre ne s’ouvre pas. À sa gauche se trouve une étroite plaque en métal per­cée de minus­cules trous cen­sés per­mettre l’aération. Je vais étouf­fer ici. Il n’y a pas d’air. En voyant ma tête, le gar­dien me dit avec empa­thie « Oui, moi aus­si j’ai eu cette impres­sion de man­quer d’air en entrant en cel­lule la pre­mière fois. Appa­rem­ment, on s’y habi­tue. » Silence. « Est-ce que vous avez des ques­tions ? » J’en ai mille, mais ce qui m’inquiète le plus est de savoir ce qui va se pas­ser après. On me parle de Pri­son Cloud. J’y trou­ve­rai beau­coup de réponses et je suis invi­tée de toute façon à tes­ter un maxi­mum de ses fonc­tion­na­li­tés. Je fais des petits allers-retours sur le pas de ma porte, je parle avec les gar­diens, je ne connais même pas leurs noms. Cela ne semble pas impor­tant. Eux connaissent le mien.

J’entre ensuite dans ma cel­lule. Un lit en métal fixé au mur avec un deuxième au-des­sus, on ne sait jamais. Une chaise en plas­tique et un bureau, avec un ordi­na­teur, câbles appa­rents. Une éta­gère, un petit fri­go et une autre pièce à ma droite. Je me retourne. La lourde porte de ma cel­lule s’est refer­mée der­rière moi. Je ne m’en suis pas ren­du compte. Main­te­nant, je suis enfer­mée. Avec une drôle de sen­sa­tion, je conti­nue à obser­ver les lieux : une petite salle de bains der­rière des portes va-et-vient, une cuvette nue, un petit évier, un pom­meau de douche fixé au pla­fond et un miroir incas­sable. Tout est sécu­ri­sé. J’entends au loin les bruits de la sec­tion. Quand est-ce que l’on m’a dit que je pour­rais sor­tir pour assu­rer mon tra­vail de ser­vante ? Dans une heure envi­ron ? Quelle heure est-il ? Je n’ai pas encore récu­pé­ré mon sac plas­tique conte­nant mes effets per­son­nels. J’y ai lais­sé ma montre. Je ne mesure pas le temps qui passe.

Cel­lule 1012 : Le four­gon klaxonne et la porte du sas s’ouvre. Le four­gon passe une pre­mière porte, puis une deuxième, pour arri­ver dans une vaste cour. Une troi­sième porte s’ouvre, le four­gon se gare. Les agents nous font sor­tir un à un, à l’intérieur de l’établissement où le per­son­nel de la pri­son nous attend. On passe le por­tique, encore et encore, en enle­vant petit à petit nos cein­tures, bijoux, jusqu’à ce que l’appareil ne sonne plus. Tous mes biens sont mis de côté… mes bijoux, que je ne quitte jamais, mais aus­si ma montre, qui va bien me man­quer. Il doit être quinze heures lorsque je suis conduite dans une grande salle toute blanche, avec des bancs vis­sés au mur. Un agent péni­ten­tiaire ferme la porte der­rière moi, sans rien me dire.

Pas de fenêtre, mais la cli­ma­ti­sa­tion. J’apprendrai plus tard que je suis res­tée deux heures dans cette pièce de trois mètres sur cinq. Une autre déte­nue me rejoint envi­ron trente minutes plus tard, les hommes sont dans une salle simi­laire juste à côté. On entend les autres déte­nus « entrants de trans­fert » sor­tir au fur et à mesure du four­gon, pas­ser le même dis­po­si­tif que nous, l’un après l’autre, puis être pla­cés dans une salle d’attente pour hommes. Heu­reu­se­ment que je ne suis pas seule dans cette salle. On entend les pas des agents péni­ten­tiaires pas­ser devant notre porte. À chaque pas, je pense que quelqu’un vient nous ouvrir la porte…, le temps est long. Un employé du greffe vient cher­cher ma codé­te­nue, je me retrouve de nou­veau seule, l’attente est pesante. Le silence est omni­pré­sent et en devient angois­sant. L’idée que l’on m’oublie m’effleure même. Mais, en ten­dant l’oreille, je per­çois au loin des voix der­rière la porte, des dis­cus­sions ; ces échanges vagues et dif­fus me ras­surent. Enfin, on vient me cher­cher pour me mener dans une autre pièce toute proche, où des employés du greffe m’accueillent. On pren­dra suc­ces­si­ve­ment mes empreintes digi­tales, une pho­to, mes coor­don­nées per­son­nelles, noms et pro­fes­sions des parents. Il m’est remis une clé USB Pri­son Cloud ain­si qu’un papier por­tant mon mot de passe.

Cel­lule 1001 : Mon code d’accès à Pri­son Cloud ne fonc­tionne pas. Je me dirige vers le par­lo­phone de ma cel­lule. Une voix me répond. Je dois patien­ter. Plu­sieurs autres déte­nus ont ren­con­tré des pro­blèmes tech­niques du même ordre. On m’envoie un tech­ni­cien. J’attends sans savoir quoi faire ni com­ment me tenir. J’hésite entre la chaise de bureau et le lit. Je me tiens droite. Je sais qu’on me regarde. Je tourne la tête vers la porte, toutes les cinq minutes. Quand va-t-elle s’ouvrir ? Au centre de celle-ci, à hau­teur d’homme, se trouve l’œilleton. Des yeux incon­nus y appa­raissent par­fois, je leur fais signe que tout va bien au début, je leur sou­ris par­fois, la situa­tion parait absurde. Je scrute les bruits. Je com­mence à me las­ser. Je pars dans mes pen­sées, je laisse mon corps se détendre et finis par igno­rer ces yeux qui me scrutent. Je les laisse péné­trer mon inti­mi­té. Éten­due sur mon lit, je suis plon­gée dans la bro­chure de la pri­son, seule dis­trac­tion que je me suis trou­vée, lorsque deux hommes entrent dans ma cel­lule : « Excu­sez-nous made­moi­selle, on aurait pu frap­per », me dit l’un d’eux « oui c’est vrai, mais le faites-vous avec les déte­nus ? ». Ils ne disent rien. Ils me demandent quel est le pro­blème avec mon Pri­son Cloud. Ils sont là pour ça.

Cel­lule 1012 : Immé­dia­te­ment, une fois entrée dans ma cel­lule, je m’approche de l’écran pour y chan­ger le mot de passe, comme deman­dé. « Pri­son Cloud : connect to build our future »: de quel futur parle-t-on ? Je tapote sur cet ordi­na­teur qui me semble être un com­pa­gnon, mais qui s’avèrera au fur et à mesure de l’expérience être bien plus que cela : une machine indis­pen­sable, par laquelle tout passe. Plu­sieurs icônes s’offrent à moi, rela­ti­ve­ment ins­tinc­tives, mais le cla­vier azer­ty et le lan­gage fran­çais ou néer­lan­dais me paraissent très limi­tés pour les déte­nus étran­gers ou par­lant l’arabe, par exemple. Je tapote sur les icônes : « Règle­ments » (règle­ment d’ordre inté­rieur, can­tines…), « Mon pro­gramme », « Inter­net » (inter­net limi­té : biblio­thèque de Leuze, quelques sites de jour­naux…), « Billets de rap­port » (demande de voir un psy­cho­logue, le ser­vice psy­cho­so­cial, le direc­teur…), « Télé­phone », « Télé­vi­sion », mais aus­si « Mes demandes » où l’on peut voir les réponses à nos mul­tiples demandes telles que par­ti­ci­per à une acti­vi­té… si l’on daigne me répondre. Tout est ordon­né, chaque demande est cade­nas­sée sous une icône…

Dans mon pro­gramme je découvre enfin ce qu’il est pré­vu pour les heures à venir. Per­sonne n’est jamais venu me par­ler direc­te­ment pour m’expliquer la suite, je trou­ve­rai la réponse à mes inter­ro­ga­tions sur cet écran ! Je m’inscris donc à l’activité spor­tive et, pour le len­de­main, à une for­ma­tion Pri­son Cloud et à un cours de ten­nis de table. Un « préau » est éga­le­ment pré­vu dans mon pro­gramme. Dans ce qui res­semble à mon bureau, qui décrit et décide de ce qu’il advien­dra de moi, je m’inscris donc à tout ce qui m’est acces­sible. Du moment que je sors… En atten­dant, je scrute et attends que la porte de la cel­lule s’ouvre. Je veux voir un visage humain, par­ler à quelqu’un… Dans ce qui est doré­na­vant mon « chez moi », je ne me sens pas bien. Je me sur­prends ain­si à ran­ger mon nou­vel espace, à ins­tal­ler la nappe sur la table, y poser les cou­verts afin d’être prête quand le repas sera ser­vi, à ran­ger mes pro­duits d’hygiène et ser­viettes dans le coin douche, je m’installe.

Cel­lule 1001 : La pri­son, bien que sta­tique vit au rythme des mou­ve­ments. Depuis ma cel­lule, j’entends les agents dans la pièce d’à côté les com­men­ter : « On lance le mou­ve­ment sport ? Non, on attend le retour de la for­ma­tion. » Lorsqu’un mou­ve­ment est lan­cé, tout le reste de la pri­son arrête de res­pi­rer. Ensuite seule­ment, un autre mou­ve­ment peut débu­ter. « Mou­ve­ment préau ! » Les heures de préau peuvent tom­ber en même temps que d’autres acti­vi­tés. En tant que « ser­vante de sec­tion », je n’ai pas pu beau­coup sor­tir de la sec­tion que je devais net­toyer, mais, contrai­re­ment aux autres par­ti­ci­pants, ma cel­lule est res­tée plus sou­vent ouverte. Cela dit, de dix-huit heures à six heures du matin, je n’ai eu de contact avec per­sonne. Alors que les autres par­ti­ci­pants étaient au sport, je man­geais mon repas en regar­dant la télé­vi­sion. Je suis long­temps res­tée aux aguets. On m’avait dit que je sor­ti­rais dans la soi­rée, mais per­sonne n’est jamais venu me cher­cher. J’ai fini par m’endormir mal­gré le bruit infer­nal du fri­go. Beau­coup d’autres par­ti­ci­pantes l’auront éteint durant la nuit. Ce matin, je net­toie le cou­loir cen­tral de la sec­tion lorsque l’on nous auto­rise à aban­don­ner nos tâches ména­gères afin de sor­tir au préau.

Sor­tir. De l’air ! Pour la pro­me­nade, on a le droit de s’habiller en civil. J’abandonne avec plai­sir mes habits de ser­vante et me tiens devant ma porte, prête. Il faut tou­jours être prêt quelques minutes avant l’ouverture de la porte si l’on veut pou­voir sor­tir. Elle s’ouvre, en même temps que toutes celles de ceux qui sont auto­ri­sés à sor­tir. Je croise le regard des autres déte­nus. Cela fait long­temps que je n’ai plus vu autant de per­sonnes sans cos­tumes bleus. Mes cama­rades et moi, nous nous sou­rions. On nous fouille. On passe tous au détec­teur. Il sonne. Re-fouille. Re-détec­teur. « C’est bon, allez‑y ! ». Il faut régler le détec­teur qui n’est appa­rem­ment pas au point. Un à un, nous pas­sons dans un sas de sécu­ri­té puis par un petit tour­ni­quet et me voi­là, avec les autres, dans la cour, entou­rée de hautes grilles et de murs ; même l’accès vers le ciel est sécu­ri­sé par des câbles (élec­triques?). Il fait cou­vert, il pleu­vine. Je sens l’air frais emplir mes pou­mons. Je ne peux m’empêcher d’avoir une pen­sée pour tous ces déte­nus qui ne sortent jamais au préau par crainte de la vio­lence. Est-ce que ça veut dire qu’ils ne sen­ti­ront plus un cou­rant d’air sur leur visage pen­dant toute la durée de leur peine ? Au centre se trouve un abri, en des­sous, une fon­taine à eau potable. Il y a des bancs au desi­gn moderne, deux goals de foot en métal, des uri­noirs accro­chés aux grilles. Au sol, des espaces her­beux, un peu de vie au milieu du béton et du métal. Un recou­vre­ment de sol sem­blable à ceux des ter­rains d’athlétisme est dis­po­sé près des grilles et forme une sorte de piste de course sur lequel on ne met pas dix minutes avant de s’engager. Nous com­men­çons à mar­cher en cercle, dans le sens inverse des aiguilles d’une montre… pour chan­ger l’ordre des choses. Bou­ger. On en a tous besoin. Sen­tir nos muscles fonc­tion­ner. Après seule­ment vingt heures en pri­son dont douze heures d’affilée en cel­lule, cer­taines adap­ta­tions mar­quantes s’imposent à cha­cun. « J’ai l’impression que je peux tou­jours être pris au dépour­vu », m’explique mon « co-ser­vant » de sec­tion, tout en mar­chant à mes côtés. Plu­sieurs sont impres­sion­nés par leur propre doci­li­té. « Il faut être prêt, sinon on ne sort pas ! »

Cel­lule 1012 : Depuis ma cel­lule, j’observe le préau et vois les déte­nus tour­ner en rond. Pour­rais-je enfin par­ler à quelqu’un ? Si seule­ment… Je vois une connais­sance qui arrive enfin à hau­teur de ma cel­lule, à tra­vers les minus­cules petits trous de la plaque d’aération, je l’appelle. M’entend-elle seule­ment ? Après plu­sieurs inter­pel­la­tions, je la vois s’arrêter, enfin. Elle n’ose pas me par­ler, elle chu­chote dans le col de sa veste, me tour­nant le dos, de manière à ce que per­sonne ne puisse remar­quer nos échanges. « On me sur­veille ! », me dit-elle, « On nous écoute ! »

De cette même manière on devient la per­sonne qu’ils veulent qu’on soit… Ain­si, je me tiens prête quinze minutes avant les acti­vi­tés, droite devant la porte de ma cel­lule. Lors des mou­ve­ments, je me tais, et me com­porte de manière à ce que les agents ne me fassent aucune remarque, je veux être confon­due avec les autres, ne pas me faire remar­quer… Le temps prend une autre dimen­sion dans cette expé­rience, une place pré­do­mi­nante sur toutes les autres. À moins d’avoir une montre ou de scru­ter l’écran de l’ordinateur nous indi­quant l’heure, je suis à l’affut de ce qui pour­rait me don­ner une idée des minutes qui passent.

J’ai, pen­dant un moment, fait l’expérience de ne pas por­ter de montre, de ne pas allu­mer mon écran, et d’être seule avec moi-même, et l’angoisse me sub­merge. Le temps s’est-il arrê­té ? Suis-je seule au monde ? Seule dans cette pri­son ? Je suis seule avec moi-même… De ma cel­lule, je scrute l’extérieur et je vois une éolienne (située der­rière le mur de la pri­son) qui m’est alors appa­rue comme une source de bien-être, comme si elle aus­si, avec ses pales tour­nantes, cher­chait à se mettre au dia­pa­son du temps qui passe. Je la regar­de­rai sou­vent, elle m’apaisera, comme si je n’étais plus seule avec ce temps qui m’échappe, nous échappe et ne nous appar­tient plus, qui fait qu’on est à l’affut d’on ne sait pas trop quoi… on attend quelque chose, mais quoi ? Un agent qui vien­drait nous cher­cher pour une acti­vi­té ? Une visite ? Un préau?, c’est ain­si que l’on scrute… le moindre son, même une vibration.

Assise sur mon lit, j’entends du bruit au loin, des pas… je me suis ins­crite pour une acti­vi­té sur Pri­son Cloud ; on devrait venir me cher­cher… Je suis donc prête, au cas où… Je mets donc ma tenue beige, et j’attends. On ouvre la porte de ma cel­lule, je suis debout, prête, ceux qui ne le seront pas s’entendront dire « Vous n’êtes pas prêt, pas de sor­tie spor­tive ! ». La vio­lence que je per­çois dans la porte fer­mée au nez du déte­nu, ren­for­ce­ra ce sen­ti­ment déjà pré­sent que l’on doit être prêt.

À l’issue de cette expé­rience, les par­ti­ci­pants sont invi­tés à un débrie­fing afin de faire part de leurs impres­sions et remarques. Pri­son Cloud est évi­dem­ment au centre des dis­cus­sions. Outre les sou­cis tech­niques, d’autres ques­tions sont sou­le­vées. Com­ment per­mettre aux déte­nus une uti­li­sa­tion effi­cace de cet outil ? Com­ment contour­ner les pro­blèmes de langue et l’analphabétisme de cer­tains ? La crainte de voir cet outil tech­nique rem­pla­cer com­plè­te­ment les rap­ports humains au sein de la pri­son est omni­pré­sente. Pri­son Cloud est conçu de telle manière à être le nœud cen­tral. L’architecture de ces éta­blis­se­ments modernes, où chaque cel­lule com­porte une douche, un écran et ce pro­gramme, réduit les mou­ve­ments au maxi­mum1. Toutes ces inno­va­tions tech­niques ne vont-elles pas ame­ner à iso­ler de plus en plus le déte­nu ? N’allons-nous pas vers une déshu­ma­ni­sa­tion gran­dis­sante de nos ins­ti­tu­tions carcérales ?

Outre cela, les sen­sa­tions res­sen­ties à la suite de cette expé­rience ren­voient aux pro­blèmes trop sou­vent décriés et liés à l’enfermement. Comme l’écrit Anne-Marie Fixot : « La peur est entre­te­nue, voire accrue, avec la dépos­ses­sion d’un espace pri­vé, la fin de la mai­trise per­son­nelle du temps, la posi­tion de subor­di­na­tion per­ma­nente, la réduc­tion de l’aire d’intimité, voire l’impossibilité de la pré­ser­ver quand plu­sieurs déte­nus doivent par­ta­ger la même cel­lule2 ». Mais le plus impres­sion­nant dans cette expé­rience est cer­tai­ne­ment d’observer avec quelle rapi­di­té nous nous sommes adap­tés à ce nou­vel envi­ron­ne­ment. Les rythmes et les mou­ve­ments impo­sés ont fait en sorte que l’on ne puisse plus que nous y fondre et être prêts, coute que coute. En lais­sant ain­si de l’autre côté des murs de la pri­son notre véri­table iden­ti­té, pour endos­ser le « rôle » appro­prié dans ce nou­veau cadre imposé.

« Le mot qui vient spon­ta­né­ment à la bouche est aber­ra­tions3 », écrit Anne-Marie Mar­chet­ti. Nous aus­si, après cette expé­rience, nous res­tons sidé­rées face à ce sys­tème qui semble oublier qu’il doit éga­le­ment pré­pa­rer la réin­ser­tion future des déte­nus, qui ne sont pas seule­ment pri­vés de la liber­té de se mou­voir, mais de bien d’autres liber­tés. Mal­gré la nor­ma­li­sa­tion des pri­sons et la volon­té d’en réduire au maxi­mum les effets néfastes sup­plé­men­taires, il est pri­mor­dial de rap­pe­ler que l’enfermement en lui-même est une expé­rience trau­ma­ti­sante et que les alter­na­tives à celui-ci doivent être pri­vi­lé­giées et tou­jours réinventées.

  1. Les concep­teurs de Pri­son Cloud ont émis l’idée de mettre en place des ren­contres par un logi­ciel tel que skype. De cette manière, les familles ne devraient plus se rendre en visite à la pri­son, mais dans un autre endroit à défi­nir. Les déte­nus seraient donc en contact skype avec leurs proches, depuis leur pro­gramme Pri­son Cloud.
  2. Fixot A.-M., « Sor­tir de la sinis­trose car­cé­rale », Revue du MAUSS, 2012/2, n° 40, p. 103 – 123.
  3. Mar­chet­ti A.-M., Per­pé­tui­tés : le temps infi­ni des longues peines, Plon, 2001, p. 456.

Chloé Branders


Auteur

chercheuse en criminologie à l’UCL

Anne Walravens


Auteur

chercheuse en criminologie à l’UCL