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The Birthright Lottery. Citizenship and Global Inequality, de Ayelet Shachar
Professeure de droit à l’université de Toronto et titulaire de la chaire du Canada sur la citoyenneté et le multiculturalisme, Ayelet Shachar, originaire d’Israël, publie avec The Birthright Lottery 1, son deuxième ouvrage après Multicultural Juridictions : Cultural Differences and Women’s Rights. Son premier livre analysait les difficultés du multiculturalisme et la façon complexe dont les politiques d’accommodement […]
Professeure de droit à l’université de Toronto et titulaire de la chaire du Canada sur la citoyenneté et le multiculturalisme, Ayelet Shachar, originaire d’Israël, publie avec The Birthright Lottery 11, son deuxième ouvrage après Multicultural Juridictions : Cultural Differences and Women’s Rights. Son premier livre analysait les difficultés du multiculturalisme et la façon complexe dont les politiques d’accommodement (raisonnable), destinées à améliorer les relations entre majorité et minorité, peuvent conduire à perpétuer les inégalités entre ces groupes, particulièrement celles liées au genre.
Dans The Birthright Lottery (littéralement « la loterie du droit de naissance »), Ayelet Shachar interroge la notion de citoyenneté au regard des inégalités dans le monde. Son intuition de départ est que le privilège de naissance fait que certaines personnes sont incluses par leur nationalité dans la catégorie des privilégiés qui appartiennent au monde riche alors que d’autres, par le même hasard, en sont exclues. Jusque-là, rien de très neuf : selon que vous naissez riches ou pauvres… L’innovation se trouve dans le rapprochement avec le riche et le pauvre par l’héritage dont la personne bénéficie. Au fond, considère Shachar, cette division selon la nationalité n’est pas plus « naturelle » que celle qui conduit à la transmission de la propriété par héritage. C’est un construit juridique. La propriété de certains biens privés se transmet par l’héritage. De même la propriété de certains biens collectifs se transmet par la nationalité. Or le droit a, sinon supprimé, du moins édulcoré ce privilège en taxant les biens transmis par héritage pour les redistribuer au sein de la société nationale. Ne serait-il pas possible de taxer de même les citoyennetés privilégiées au profit des citoyennetés défavorisées pour lier, selon le sous-titre de l’ouvrage, « la citoyenneté et l’inégalité mondiale » ? Le propos est ambitieux. Sa simplicité et son utopie peuvent susciter le sourire sceptique sinon narquois. Il mérite un examen plus approfondi, même si, selon la règle du genre, un compte rendu ne peut rendre justice de toutes les nuances d’une pensée, mais inviter à la découvrir. Bien qu’écrit par une juriste, l’ouvrage ne se veut pas technique et se nourrit tant de philosophie politique et d’économie que de droit.
L’ouvrage est construit en deux parties. La première est centrée sur la correction externe des inégalités résultant des privilèges de naissance par l’idée d’une taxe sur la citoyenneté. La deuxième questionne la source même de l’inégalité : ne faut-il pas modifier les modalités d’accès à la citoyenneté ?
La taxe sur le privilège de naissance (The Birthright Privilege Levy)
Le point de départ de la première partie consiste à « reconceptualiser l’appartenance sociale » en considérant la « citoyenneté comme un héritage » (p. 21). L’auteure insiste à plusieurs reprises sur le fait qu’elle n’entend pas, comme d’autres, remettre en question la notion même de citoyenneté, mais plutôt son mode d’acquisition. La citoyenneté demeure une construction juridique nécessaire qui traduit l’appartenance sociale et des droits et obligations opérant à des niveaux différents (p. 2, 16, 23, 42, 68). Il reste que cette citoyenneté crée des inégalités évidentes au niveau mondial. Selon que j’appartiens ou non à la « bonne » citoyenneté, je serai inclus ou exclu de toutes une série de droits aussi élémentaires que la nutrition, la santé, l’éducation. À dire vrai, la lutte contre les inégalités n’est pas chose nouvelle, et ce n’est pas pour rien que Tocqueville inspire l’auteure (p. 21). De ce point de vue, nos sociétés ont plutôt progressé et c’est à un élargissement du champ spatial des inégalités que l’on a assisté, en particulier entre le Nord et le Sud de la planète. Certes, ces inégalités sont déjà moralement condamnées. Cette recherche d’une éthique mondiale, redistributrice des richesses s’inscrit dans la lignée du droit cosmopolitique du Projet de paix perpétuelle d’Emmanuel Kant (1795). Aujourd’hui, différents programmes de développement, dont les Objectifs du millénaire de la Banque mondiale, projettent de réduire ces inégalités mondiales. Mais le but d’Ayelet Shachar est de transformer ces obligations morales en obligations juridiques liant les États et les personnes (p. 16, 95, 101). Pour cela, elle tend à montrer que la cause de ces inégalités selon l’appartenance à telle ou telle nation n’a rien de naturel, mais est le fruit des modalités actuelles d’accès à la citoyenneté qui résultent des privilèges de naissance.
L’auteure ne partage pas les théories qui remettent radicalement en question le lien entre le territoire et la nationalité. Ainsi elle rejette la « commodifying citizenship » qui envisage la citoyenneté comme un bien fongible, marchandise vendue au plus offrant comme tout autre (p. 45). Elle considère que le lien politique ne peut s’aliéner. Elle écarte aussi la « unbundling citizenship » qui, selon le principe de l’universalité des droits de l’homme, détache le bénéfice des droits fondamentaux reconnus à toute personne, de l’appartenance à un État. Bien qu’approuvant ces progrès, Shachar considère que de nombreux droits demeurent, en pratique, liés à la nationalité (p. 63).
C’est donc vers un mécanisme de compensation des inégalités liées à la citoyenneté qu’elle s’oriente. Celui-ci pourrait se faire par une plus grande liberté de circulation et une ouverture plus large des frontières, mais, outre que la migration ne touchera jamais qu’une petite partie de la population mondiale, une chose est de la permettre plus largement — ce que Shachar souhaite — autre chose est de l’imposer comme seul mécanisme correcteur des inégalités mondiales. Les migrations sont un facteur certain de redistribution des richesses, notamment par l’envoi direct d’argent au pays d’origine par le migrant, la « remittance » ou remise des migrants, évaluée à au moins 20 billions de dollars par an (p. 76). Toutefois la mobilité des personnes ne doit être qu’un moyen supplétif de redistribution. Celle-ci doit s’opérer prioritairement par la mobilité des richesses.
C’est donc un mécanisme compensatoire qui touche toute personne qu’elle propose. Une forme de taxe sur les privilèges de naissance : the Birthright Privilege Levy (p. 70). Pour ce faire, Shachar met en évidence l’analogie avec les mécanismes de l’héritage de propriété considérant qu’aujourd’hui la citoyenneté qui découle d’un privilège de naissance, soit par le sang selon la parenté, soit par le sol selon le lieu de naissance, ressemble aux anciennes modalités de cession qui permettent la transmission de propriété par héritage à ses descendants et aux descendants de ceux-ci sans que le bien puisse sortir de la famille. Or, considère-t-elle, le mode de transmission de la propriété par héritage a largement été remis en question, ce qui n’est pas le cas du mode de transmission de la citoyenneté.
Ainsi en matière de succession, Eugenio Rignano a développé des principes, qui portent son nom, tendant à affaiblir les droits d’héritage au fil des générations selon trois types de transfert. Le transfert 0 permet de transmettre à son héritier l’ensemble des biens acquis de son vivant. Le transfert 1 permettra à ces héritiers de transmettre une partie des biens dont ils ont hérité et leurs propres biens acquis. Le transfert 2 ne permettra pas à leurs descendants de transmettre les biens venant du premier héritage (transfert 0), mais bien une partie des biens du transfert 1 et leurs propres biens. Ce qui ne peut être légué revient par un mécanisme fiscal à la collectivité. Et ainsi de suite. L’objectif des principes Rignano est de diminuer la transmission de la propriété privée par des héritages en cascade qui renforcent les grandes fortunes et, partant, les inégalités, tout en maintenant des incitants suffisants au travail et à l’accumulation des richesses (p. 92, 172).
Le Birthright Privilege Levy est une « charge équivalente à une taxe sur le transfert automatique de la citoyenneté » (p. 96). Cette taxe a « pour objectif de redistribuer les ressources (ou des infrastructures, services ou transferts en nature) de ceux qui ont bénéficié de façon disproportionnée de transfert intergénérationnel de la propriété citoyenne vers ceux qui n’en ont pas bénéficié » (p. 97). Sans trop entrer dans les détails, l’auteure offre quelques modalités possibles pour la mise en œuvre de cette taxe. Elle pourrait être financière, payable en une fois ou par annuités ou en nature par la forme de service civil mondial obligatoire. Les pays pourraient être classés selon l’indice de développement humain des Nations unies, le premier pays transférant le plus au dernier, le deuxième un peu moins à l’avant-dernier, et ainsi de suite.
La citoyenneté de proximité
La deuxième partie de l’ouvrage s’attaque à la racine du « mal » : les modalités de transmission de la nationalité. L’auteure analyse les modalités actuelles de transmission de la nationalité par le droit du sang (jus sanguinis) ou le droit du sol (jus soli). La première tend à favoriser la nationalité « ethnique ». La seconde, la nationalité civique par appartenance territoriale. On sait également que, jusqu’il y a peu, la première était préférée par les pays d’émigration (Europe, Afrique), la seconde par les pays d’immigration (Amérique du Sud et du Nord, Canada, Australie). L’une et l’autre suscitent des lacunes et des injustices. Il est des cas de « sur-inclusion » de personnes qui bénéficient d’une nationalité par la descendance (jus sanguinis) ou du fait de s’être trouvé temporairement sur le territoire d’un État (jus soli) alors qu’elles n’ont pas — ou plus — de lien avec ce pays.
À l’inverse, il est des cas de « sous-inclusion » de personnes qui sont exclues du bénéfice de la nationalité alors qu’elles résident sur le territoire d’un État qui pratique le jus sanguinis ou qu’elles sont nées à l’étranger de parents ayant la nationalité d’un État qui pratique le jus sanguinis. Les conséquences peuvent en être dramatiques. Parmi quelques illustrations, retenons, aux États-Unis, l’affaire Ortiz Martinez (2007) (p. 118). Ce Mexicain arrive aux États-Unis dix jours après sa naissance. Sa mère bénéficiait d’un séjour régulier. Ses frères et sœurs nés ultérieurement sont américains. À vingt et un an, il fait l’objet d’une expulsion à la suite d’une condamnation pour des faits de criminalité mineure commis à l’âge de dix-huit ans. Si sa mère était entrée aux États-Unis avant l’accouchement, comme elle le pouvait puisqu’elle avait déjà sa carte verte, Ortiz Martinez n’eût pas pu être expulsé car sa naissance sur le territoire américain lui eût donné la nationalité américaine.
Notons qu’en Europe, une telle situation ne résisterait pas à la censure de la Cour européenne des droits de l’homme qui, à de nombreuses reprises, a interdit l’expulsion lorsqu’elle porte de façon disproportionnée atteinte au respect de la vie privée ou familiale. Dans certaines affaires, la Cour de Strasbourg (plus précisément la Commission) s’était même interrogée sur l’existence d’une nationalité « sociale ». Ainsi pour un jeune immigré algérien de deuxième génération qui, bien que n’étant pas français, aurait pu être considéré tel en raison de ses attaches avec la France de manière à ce que cette nationalité sociale puisse supplanter sa nationalité juridique algérienne (Beldjoudi, 1992). Si, finalement, cette notion de quasi-nationalité a été rejetée par la Cour européenne, souvent, celle-ci protégera l’étranger de « deuxième génération » contre l’expulsion en raison du nécessaire respect de sa vie privée et familiale. Mais tant que la personne demeure étrangère, l’expulsion est possible.
Shachar se demande s’il ne faut pas attaquer de telles conséquences en s’interrogeant sur le fondement même de la nationalité ? Qu’elle soit acquise jure soli ou jure sanguinis, la nationalité n’est-elle pas « l’expression juridique du fait que l’individu auquel elle est transférée […] est, en fait, plus étroitement rattaché à la population de l’État qui la lui confère qu’à celle de tout autre État » ? La nationalité ne traduit-elle pas « un fait social de rattachement, une solidarité effective d’existence, d’intérêts, de sentiments » ? Ces deux citations sont reprises d’une ancienne décision de la Cour internationale de justice dans une affaire Nottebohm (1955). Originairement ressortissant allemand, vivant au Guatemala, Nottebohm avait acquis, moyennant paiement, la nationalité du Lichenstein afin d’éviter la saisie de ses biens durant la Deuxième Guerre mondiale, le Guatemala s’étant rangé aux côtés des Alliés contre l’Allemagne. Devant la Cour, le Lichtenstein entendait apporter sa protection diplomatique à « son » ressortissant contre le Guatemala. La Cour refuse en considérant que cette nationalité n’est pas effective pour les motifs qui précèdent. N’est-ce pas un principe de proximité entre l’individu et la nation qui est retenu ? (p. 166). Aussi Shachar préfère substituer un jus nexi au jus soli et au jus sanguinis, ou du moins compléter ceux-ci par celui-là. Le jus nexi consiste à fonder l’accès à la nationalité et à la citoyenneté non pas sur le hasard de la naissance, selon le sang ou le sol, mais sur divers facteurs de connexion qui traduisent un lien de proximité entre une personne et un État.
L’ouvrage fera probablement l’objet de nombreuses critiques qui, par elles-mêmes, démontreront son intérêt. Il pourra être taxé d’excès d’utopie et de manque de précision dans les modalités de mise en œuvre de la taxe sur le privilège de naissance et du jus nexi. Pour ce dernier, par exemple, alors que l’auteure critique les difficultés pratiques de l’évaluation de notions à contenu variable comme la « vie familiale » (p. 156 – 158), elle ne s’étend guère sur l’évaluation des facteurs de proximité qui ouvrent le droit au jus nexi. Dans le même esprit, les juristes considèreront que l’essentiel se trouve dans les détails qui font défaut. Pour fondées qu’elles soient, ces critiques ne mettent pas en cause l’importance de l’ouvrage, mais appellent à prolonger le débat si l’on accepte avec l’auteure que « quelles que soient les interprétations choisies, tout projet qui paraît faisable est préférable au statu quo » (p. 105).
On ne niera pas ici que les inégalités mondiales sont réelles et qu’il convient de s’y attaquer, ni qu’il est préférable de le faire par des moyens contraignants plutôt que par des vœux pieux, ni que le droit est un moyen important de contrainte pacifique. Aussi, plus que sur ces critiques, je me centrerai sur deux interrogations qui traversent l’ensemble de l’ouvrage : l’une sur la complémentarité entre les deux parties (la taxe et le nexus), l’autre sur le parallélisme entre la citoyenneté et l’héritage.
La taxe et le nexus
Au fond, dans la première partie, Shachar dénonce le caractère construit et non naturel de l’accès à la citoyenneté qui sépare le « nous » du « eux » et produit des inégalités. Elles seront corrigées par la création d’une taxe. Dans la deuxième partie, elle remet en cause les modalités d’accès à la nationalité par la création du jus nexi. Ce faisant, elle supprime une part d’arbitraire dans l’appartenance à la citoyenneté dont elle accepte le fondement. Si cette appartenance n’est plus arbitraire, pourquoi faudrait-il encore la corriger ? On répondra qu’il s’agit de deux corrections différentes d’une même inégalité fondée sur le partage du monde en nations. L’une — la taxe — vise à corriger les inégalités entre inclus et exclus d’une citoyenneté, l’autre — le jus nexi — vise à objectiver la frontière entre les inclus et les exclus (p. 163). Ce n’est pas faux, mais l’argument central de Shachar qui consiste à hisser la lutte pour une société plus juste de l’obligation morale à l’obligation juridique est affaibli lorsque l’obligation juridique n’est plus fondée sur la correction d’un arbitraire. À tout prendre, l’ouvrage eût pu se limiter à la première partie qui est la plus novatrice. La deuxième, sur la nationalité, est, en elle-même, plus faible. Elle ne tient pas suffisamment compte des évolutions du droit de la nationalité dans de nombreux pays qui — comme la Belgique — cumulent le jus sanguinis et le jus soli — avec, par exemple, un accès à la nationalité belge après seulement trois ans de résidence légale autorisée à durée indéterminée sur le territoire. Elle tient peu compte des évolutions du droit international privé déjà centrées sur le principe de proximité et sur la richesse des plurinationalités. Elle n’explique pas comment et à quel moment les liens qui permettraient de reconnaître un jus nexi seront évalués. Si c’est à tout moment, il devient plus simple de substituer la résidence à la nationalité, auquel cas on s’interroge sur la volatilité du corps social. Si c’est à l’âge de la majorité, ce peut être aussi arbitraire que le privilège de naissance.
Shachar reconnaît que le jus nexi permet principalement de corriger la sur-inclusion des émigrants dans la nationalité du pays d’origine et la sous-inclusion des immigrants dans celle du pays d’accueil. Or, d’une part, elle a souligné, à propos de la naturalisation, que la question de la citoyenneté des migrants est quantitativement marginale par rapport à celle de la citoyenneté de la grande majorité des sédentaires qui font plus de 95 % de la population mondiale (p. 128, 170, 181). D’autre part, les cas de sous-inclusion ou de sur-inclusion des migrants dans la communauté nationale en raison du sang ou du lieu de naissance sont de plus en plus rares. À l’inverse, de plus en plus souvent, les migrants deviennent multipatrides en raison de l’évolution des possibilités d’accès à la nationalité d’un pays d’accueil sans perte de la nationalité du pays d’origine. De même, les développements du principe d’égalité favorisent la transmission de la nationalité indépendamment du sexe des parents ou de la légitimité de l’enfant. Ainsi, dans plusieurs affaires citées par l’auteure, ce sont des cas de multipatridie qui sont posés. Il s’agit alors non d’attribuer une nationalité, mais de choisir parmi les nationalités celle qui est la plus effective. Ce choix se fait précisément en vertu du principe de proximité équivalent au jus nexi, depuis une convention de La Haye de 1930. En d’autres termes, le jus nexi existe déjà dans la mise en œuvre du jus soli et du jus sanguinis. Sa création comme source autonome de la nationalité n’est guère utile. Surtout, elle pourrait nuire à l’effectivité du projet de taxe sur la citoyenneté en affaiblissant son fondement symbolique et juridique de compensation d’un privilège de naissance.
Citoyenneté et héritage
Le rapprochement entre les deux notions paraît fécond. Il est aussi trompeur pour deux motifs. D’une part, il convient toujours d’être prudent lorsqu’on rapproche le droit (l’espace) public du droit (l’espace) privé. L’évolution du droit dans la gestion de l’intérêt collectif ne doit pas nécessairement suivre celle de la gestion des intérêts privés. On peut toutefois considérer qu’en l’espèce, Shachar choisit précisément un correctif d’intérêt public qui agit sur le droit privé (la taxation de l’héritage) pour l’importer dans le droit public (par une taxation sur la citoyenneté). Mais, et c’est le deuxième motif, dans tous les droits contemporains, la réalité des taxations sur les héritages n’est pas celle des théories avancées, dont les principes Rignano. Mis à part les droits des régimes communistes qui, pour ce qu’il en reste, atteignent la propriété privée en amont des héritages, la fiscalité successorale est peut-être progressive selon les richesses et selon le degré de parenté au même moment (l’héritage d’un père sera moins taxé que celui d’un cousin), mais elle ne l’est guère dans le temps, chaque génération pouvant retransmettre les biens déjà hérités.
La question centrale revient alors à ceci : faut-il « privatiser » l’inégalité citoyenne alors que d’autres mécanismes de transfert des richesses mondiales ont déjà été imaginés ? Shachar ne les ignore pas : le « fond » mondial de Steiner, le « dividende mondial de redistribution » de Pogge, la taxe sur les transactions financières du prix Nobel James Tobin, dite « taxe Tobin » (p. 106 – 107). On pourrait y ajouter l’allocation universelle (Van Parijs, Ferry). Elle développe toutefois un argument de poids en faveur de « sa » taxe sur la citoyenneté. C’est précisément son caractère citoyen. C’est aussi une taxe « citoyenne ». Elle ne se contente pas de corrections macro-économiques, elle impose une obligation de citoyen à citoyen et partant une orientation individuelle et collective. C’est parce que j’ai la chance d’être citoyen belge que je dois payer une taxe qui bénéficiera à un citoyen burkinabé. Dans la construction d’une obligation générale et particulière de redistribution des richesses, cet aspect n’est pas négligeable et mérite un large débat que l’ouvrage de Shachar ouvre avec force, conviction et rigueur.
En introduction et en conclusion de l’ouvrage, l’auteure signale que « ce livre a été conçu » alors qu’elle était enceinte de neuf mois et que le « miracle d’apporter une nouvelle vie au monde » renforce son plaidoyer pour la création d’une infrastructure permettant à chaque enfant, partout, de bénéficier d’un minimum de vie décente. Quel que soit le devenir de la citoyenneté et de l’héritage de son enfant, Ayelet Shachar peut être assurée qu’elle lui lègue déjà un bel héritage intellectuel.
- Shachar A., The Birthright Lottery. Citizenship and Global Inequality, Harvard University Press, 2009.