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The Birthright Lottery. Citizenship and Global Inequality, de Ayelet Shachar

Numéro 12 Décembre 2009 par Jean-Yves Carlier

décembre 2009

Pro­fes­seure de droit à l’université de Toron­to et titu­laire de la chaire du Cana­da sur la citoyen­ne­té et le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, Aye­let Sha­char, ori­gi­naire d’Israël, publie avec The Bir­thright Lot­te­ry 1, son deuxième ouvrage après Mul­ti­cul­tu­ral Juri­dic­tions : Cultu­ral Dif­fe­rences and Women’s Rights. Son pre­mier livre ana­ly­sait les dif­fi­cul­tés du mul­ti­cul­tu­ra­lisme et la façon com­plexe dont les poli­tiques d’accommodement […]

Pro­fes­seure de droit à l’université de Toron­to et titu­laire de la chaire du Cana­da sur la citoyen­ne­té et le mul­ti­cul­tu­ra­lisme, Aye­let Sha­char, ori­gi­naire d’Israël, publie avec The Bir­thright Lot­te­ry 11, son deuxième ouvrage après Mul­ti­cul­tu­ral Juri­dic­tions : Cultu­ral Dif­fe­rences and Women’s Rights. Son pre­mier livre ana­ly­sait les dif­fi­cul­tés du mul­ti­cul­tu­ra­lisme et la façon com­plexe dont les poli­tiques d’accommodement (rai­son­nable), des­ti­nées à amé­lio­rer les rela­tions entre majo­ri­té et mino­ri­té, peuvent conduire à per­pé­tuer les inéga­li­tés entre ces groupes, par­ti­cu­liè­re­ment celles liées au genre.

Dans The Bir­thright Lot­te­ry (lit­té­ra­le­ment « la lote­rie du droit de nais­sance »), Aye­let Sha­char inter­roge la notion de citoyen­ne­té au regard des inéga­li­tés dans le monde. Son intui­tion de départ est que le pri­vi­lège de nais­sance fait que cer­taines per­sonnes sont incluses par leur natio­na­li­té dans la caté­go­rie des pri­vi­lé­giés qui appar­tiennent au monde riche alors que d’autres, par le même hasard, en sont exclues. Jusque-là, rien de très neuf : selon que vous nais­sez riches ou pauvres… L’innovation se trouve dans le rap­pro­che­ment avec le riche et le pauvre par l’héritage dont la per­sonne béné­fi­cie. Au fond, consi­dère Sha­char, cette divi­sion selon la natio­na­li­té n’est pas plus « natu­relle » que celle qui conduit à la trans­mis­sion de la pro­prié­té par héri­tage. C’est un construit juri­dique. La pro­prié­té de cer­tains biens pri­vés se trans­met par l’héritage. De même la pro­prié­té de cer­tains biens col­lec­tifs se trans­met par la natio­na­li­té. Or le droit a, sinon sup­pri­mé, du moins édul­co­ré ce pri­vi­lège en taxant les biens trans­mis par héri­tage pour les redis­tri­buer au sein de la socié­té natio­nale. Ne serait-il pas pos­sible de taxer de même les citoyen­ne­tés pri­vi­lé­giées au pro­fit des citoyen­ne­tés défa­vo­ri­sées pour lier, selon le sous-titre de l’ouvrage, « la citoyen­ne­té et l’inégalité mon­diale » ? Le pro­pos est ambi­tieux. Sa sim­pli­ci­té et son uto­pie peuvent sus­ci­ter le sou­rire scep­tique sinon nar­quois. Il mérite un exa­men plus appro­fon­di, même si, selon la règle du genre, un compte ren­du ne peut rendre jus­tice de toutes les nuances d’une pen­sée, mais invi­ter à la décou­vrir. Bien qu’écrit par une juriste, l’ouvrage ne se veut pas tech­nique et se nour­rit tant de phi­lo­so­phie poli­tique et d’économie que de droit.

L’ouvrage est construit en deux par­ties. La pre­mière est cen­trée sur la cor­rec­tion externe des inéga­li­tés résul­tant des pri­vi­lèges de nais­sance par l’idée d’une taxe sur la citoyen­ne­té. La deuxième ques­tionne la source même de l’inégalité : ne faut-il pas modi­fier les moda­li­tés d’accès à la citoyenneté ?

La taxe sur le privilège de naissance (The Birthright Privilege Levy)

Le point de départ de la pre­mière par­tie consiste à « recon­cep­tua­li­ser l’appartenance sociale » en consi­dé­rant la « citoyen­ne­té comme un héri­tage » (p. 21). L’auteure insiste à plu­sieurs reprises sur le fait qu’elle n’entend pas, comme d’autres, remettre en ques­tion la notion même de citoyen­ne­té, mais plu­tôt son mode d’acquisition. La citoyen­ne­té demeure une construc­tion juri­dique néces­saire qui tra­duit l’appartenance sociale et des droits et obli­ga­tions opé­rant à des niveaux dif­fé­rents (p. 2, 16, 23, 42, 68). Il reste que cette citoyen­ne­té crée des inéga­li­tés évi­dentes au niveau mon­dial. Selon que j’appartiens ou non à la « bonne » citoyen­ne­té, je serai inclus ou exclu de toutes une série de droits aus­si élé­men­taires que la nutri­tion, la san­té, l’éducation. À dire vrai, la lutte contre les inéga­li­tés n’est pas chose nou­velle, et ce n’est pas pour rien que Toc­que­ville ins­pire l’auteure (p. 21). De ce point de vue, nos socié­tés ont plu­tôt pro­gres­sé et c’est à un élar­gis­se­ment du champ spa­tial des inéga­li­tés que l’on a assis­té, en par­ti­cu­lier entre le Nord et le Sud de la pla­nète. Certes, ces inéga­li­tés sont déjà mora­le­ment condam­nées. Cette recherche d’une éthique mon­diale, redis­tri­bu­trice des richesses s’inscrit dans la lignée du droit cos­mo­po­li­tique du Pro­jet de paix per­pé­tuelle d’Emmanuel Kant (1795). Aujourd’hui, dif­fé­rents pro­grammes de déve­lop­pe­ment, dont les Objec­tifs du mil­lé­naire de la Banque mon­diale, pro­jettent de réduire ces inéga­li­tés mon­diales. Mais le but d’Ayelet Sha­char est de trans­for­mer ces obli­ga­tions morales en obli­ga­tions juri­diques liant les États et les per­sonnes (p. 16, 95, 101). Pour cela, elle tend à mon­trer que la cause de ces inéga­li­tés selon l’appartenance à telle ou telle nation n’a rien de natu­rel, mais est le fruit des moda­li­tés actuelles d’accès à la citoyen­ne­té qui résultent des pri­vi­lèges de naissance.

L’auteure ne par­tage pas les théo­ries qui remettent radi­ca­le­ment en ques­tion le lien entre le ter­ri­toire et la natio­na­li­té. Ain­si elle rejette la « com­mo­di­fying citi­zen­ship » qui envi­sage la citoyen­ne­té comme un bien fon­gible, mar­chan­dise ven­due au plus offrant comme tout autre (p. 45). Elle consi­dère que le lien poli­tique ne peut s’aliéner. Elle écarte aus­si la « unbund­ling citi­zen­ship » qui, selon le prin­cipe de l’universalité des droits de l’homme, détache le béné­fice des droits fon­da­men­taux recon­nus à toute per­sonne, de l’appartenance à un État. Bien qu’approuvant ces pro­grès, Sha­char consi­dère que de nom­breux droits demeurent, en pra­tique, liés à la natio­na­li­té (p. 63).

C’est donc vers un méca­nisme de com­pen­sa­tion des inéga­li­tés liées à la citoyen­ne­té qu’elle s’oriente. Celui-ci pour­rait se faire par une plus grande liber­té de cir­cu­la­tion et une ouver­ture plus large des fron­tières, mais, outre que la migra­tion ne tou­che­ra jamais qu’une petite par­tie de la popu­la­tion mon­diale, une chose est de la per­mettre plus lar­ge­ment — ce que Sha­char sou­haite — autre chose est de l’imposer comme seul méca­nisme cor­rec­teur des inéga­li­tés mon­diales. Les migra­tions sont un fac­teur cer­tain de redis­tri­bu­tion des richesses, notam­ment par l’envoi direct d’argent au pays d’origine par le migrant, la « remit­tance » ou remise des migrants, éva­luée à au moins 20 bil­lions de dol­lars par an (p. 76). Tou­te­fois la mobi­li­té des per­sonnes ne doit être qu’un moyen sup­plé­tif de redis­tri­bu­tion. Celle-ci doit s’opérer prio­ri­tai­re­ment par la mobi­li­té des richesses.

C’est donc un méca­nisme com­pen­sa­toire qui touche toute per­sonne qu’elle pro­pose. Une forme de taxe sur les pri­vi­lèges de nais­sance : the Bir­thright Pri­vi­lege Levy (p. 70). Pour ce faire, Sha­char met en évi­dence l’analogie avec les méca­nismes de l’héritage de pro­prié­té consi­dé­rant qu’aujourd’hui la citoyen­ne­té qui découle d’un pri­vi­lège de nais­sance, soit par le sang selon la paren­té, soit par le sol selon le lieu de nais­sance, res­semble aux anciennes moda­li­tés de ces­sion qui per­mettent la trans­mis­sion de pro­prié­té par héri­tage à ses des­cen­dants et aux des­cen­dants de ceux-ci sans que le bien puisse sor­tir de la famille. Or, consi­dère-t-elle, le mode de trans­mis­sion de la pro­prié­té par héri­tage a lar­ge­ment été remis en ques­tion, ce qui n’est pas le cas du mode de trans­mis­sion de la citoyenneté.

Ain­si en matière de suc­ces­sion, Euge­nio Rigna­no a déve­lop­pé des prin­cipes, qui portent son nom, ten­dant à affai­blir les droits d’héritage au fil des géné­ra­tions selon trois types de trans­fert. Le trans­fert 0 per­met de trans­mettre à son héri­tier l’ensemble des biens acquis de son vivant. Le trans­fert 1 per­met­tra à ces héri­tiers de trans­mettre une par­tie des biens dont ils ont héri­té et leurs propres biens acquis. Le trans­fert 2 ne per­met­tra pas à leurs des­cen­dants de trans­mettre les biens venant du pre­mier héri­tage (trans­fert 0), mais bien une par­tie des biens du trans­fert 1 et leurs propres biens. Ce qui ne peut être légué revient par un méca­nisme fis­cal à la col­lec­ti­vi­té. Et ain­si de suite. L’objectif des prin­cipes Rigna­no est de dimi­nuer la trans­mis­sion de la pro­prié­té pri­vée par des héri­tages en cas­cade qui ren­forcent les grandes for­tunes et, par­tant, les inéga­li­tés, tout en main­te­nant des inci­tants suf­fi­sants au tra­vail et à l’accumulation des richesses (p. 92, 172).

Le Bir­thright Pri­vi­lege Levy est une « charge équi­va­lente à une taxe sur le trans­fert auto­ma­tique de la citoyen­ne­té » (p. 96). Cette taxe a « pour objec­tif de redis­tri­buer les res­sources (ou des infra­struc­tures, ser­vices ou trans­ferts en nature) de ceux qui ont béné­fi­cié de façon dis­pro­por­tion­née de trans­fert inter­gé­né­ra­tion­nel de la pro­prié­té citoyenne vers ceux qui n’en ont pas béné­fi­cié » (p. 97). Sans trop entrer dans les détails, l’auteure offre quelques moda­li­tés pos­sibles pour la mise en œuvre de cette taxe. Elle pour­rait être finan­cière, payable en une fois ou par annui­tés ou en nature par la forme de ser­vice civil mon­dial obli­ga­toire. Les pays pour­raient être clas­sés selon l’indice de déve­lop­pe­ment humain des Nations unies, le pre­mier pays trans­fé­rant le plus au der­nier, le deuxième un peu moins à l’avant-dernier, et ain­si de suite.

La citoyenneté de proximité

La deuxième par­tie de l’ouvrage s’attaque à la racine du « mal » : les moda­li­tés de trans­mis­sion de la natio­na­li­té. L’auteure ana­lyse les moda­li­tés actuelles de trans­mis­sion de la natio­na­li­té par le droit du sang (jus san­gui­nis) ou le droit du sol (jus soli). La pre­mière tend à favo­ri­ser la natio­na­li­té « eth­nique ». La seconde, la natio­na­li­té civique par appar­te­nance ter­ri­to­riale. On sait éga­le­ment que, jusqu’il y a peu, la pre­mière était pré­fé­rée par les pays d’émigration (Europe, Afrique), la seconde par les pays d’immigration (Amé­rique du Sud et du Nord, Cana­da, Aus­tra­lie). L’une et l’autre sus­citent des lacunes et des injus­tices. Il est des cas de « sur-inclu­sion » de per­sonnes qui béné­fi­cient d’une natio­na­li­té par la des­cen­dance (jus san­gui­nis) ou du fait de s’être trou­vé tem­po­rai­re­ment sur le ter­ri­toire d’un État (jus soli) alors qu’elles n’ont pas — ou plus — de lien avec ce pays.

À l’inverse, il est des cas de « sous-inclu­sion » de per­sonnes qui sont exclues du béné­fice de la natio­na­li­té alors qu’elles résident sur le ter­ri­toire d’un État qui pra­tique le jus san­gui­nis ou qu’elles sont nées à l’étranger de parents ayant la natio­na­li­té d’un État qui pra­tique le jus san­gui­nis. Les consé­quences peuvent en être dra­ma­tiques. Par­mi quelques illus­tra­tions, rete­nons, aux États-Unis, l’affaire Ortiz Mar­ti­nez (2007) (p. 118). Ce Mexi­cain arrive aux États-Unis dix jours après sa nais­sance. Sa mère béné­fi­ciait d’un séjour régu­lier. Ses frères et sœurs nés ulté­rieu­re­ment sont amé­ri­cains. À vingt et un an, il fait l’objet d’une expul­sion à la suite d’une condam­na­tion pour des faits de cri­mi­na­li­té mineure com­mis à l’âge de dix-huit ans. Si sa mère était entrée aux États-Unis avant l’accouchement, comme elle le pou­vait puisqu’elle avait déjà sa carte verte, Ortiz Mar­ti­nez n’eût pas pu être expul­sé car sa nais­sance sur le ter­ri­toire amé­ri­cain lui eût don­né la natio­na­li­té américaine.

Notons qu’en Europe, une telle situa­tion ne résis­te­rait pas à la cen­sure de la Cour euro­péenne des droits de l’homme qui, à de nom­breuses reprises, a inter­dit l’expulsion lorsqu’elle porte de façon dis­pro­por­tion­née atteinte au res­pect de la vie pri­vée ou fami­liale. Dans cer­taines affaires, la Cour de Stras­bourg (plus pré­ci­sé­ment la Com­mis­sion) s’était même inter­ro­gée sur l’existence d’une natio­na­li­té « sociale ». Ain­si pour un jeune immi­gré algé­rien de deuxième géné­ra­tion qui, bien que n’étant pas fran­çais, aurait pu être consi­dé­ré tel en rai­son de ses attaches avec la France de manière à ce que cette natio­na­li­té sociale puisse sup­plan­ter sa natio­na­li­té juri­dique algé­rienne (Beld­jou­di, 1992). Si, fina­le­ment, cette notion de qua­si-natio­na­li­té a été reje­tée par la Cour euro­péenne, sou­vent, celle-ci pro­té­ge­ra l’étranger de « deuxième géné­ra­tion » contre l’expulsion en rai­son du néces­saire res­pect de sa vie pri­vée et fami­liale. Mais tant que la per­sonne demeure étran­gère, l’expulsion est possible.

Sha­char se demande s’il ne faut pas atta­quer de telles consé­quences en s’interrogeant sur le fon­de­ment même de la natio­na­li­té ? Qu’elle soit acquise jure soli ou jure san­gui­nis, la natio­na­li­té n’est-elle pas « l’expression juri­dique du fait que l’individu auquel elle est trans­fé­rée […] est, en fait, plus étroi­te­ment rat­ta­ché à la popu­la­tion de l’État qui la lui confère qu’à celle de tout autre État » ? La natio­na­li­té ne tra­duit-elle pas « un fait social de rat­ta­che­ment, une soli­da­ri­té effec­tive d’existence, d’intérêts, de sen­ti­ments » ? Ces deux cita­tions sont reprises d’une ancienne déci­sion de la Cour inter­na­tio­nale de jus­tice dans une affaire Not­te­bohm (1955). Ori­gi­nai­re­ment res­sor­tis­sant alle­mand, vivant au Gua­te­ma­la, Not­te­bohm avait acquis, moyen­nant paie­ment, la natio­na­li­té du Lichen­stein afin d’éviter la sai­sie de ses biens durant la Deuxième Guerre mon­diale, le Gua­te­ma­la s’étant ran­gé aux côtés des Alliés contre l’Allemagne. Devant la Cour, le Lich­ten­stein enten­dait appor­ter sa pro­tec­tion diplo­ma­tique à « son » res­sor­tis­sant contre le Gua­te­ma­la. La Cour refuse en consi­dé­rant que cette natio­na­li­té n’est pas effec­tive pour les motifs qui pré­cèdent. N’est-ce pas un prin­cipe de proxi­mi­té entre l’individu et la nation qui est rete­nu ? (p. 166). Aus­si Sha­char pré­fère sub­sti­tuer un jus nexi au jus soli et au jus san­gui­nis, ou du moins com­plé­ter ceux-ci par celui-là. Le jus nexi consiste à fon­der l’accès à la natio­na­li­té et à la citoyen­ne­té non pas sur le hasard de la nais­sance, selon le sang ou le sol, mais sur divers fac­teurs de connexion qui tra­duisent un lien de proxi­mi­té entre une per­sonne et un État.

L’ouvrage fera pro­ba­ble­ment l’objet de nom­breuses cri­tiques qui, par elles-mêmes, démon­tre­ront son inté­rêt. Il pour­ra être taxé d’excès d’utopie et de manque de pré­ci­sion dans les moda­li­tés de mise en œuvre de la taxe sur le pri­vi­lège de nais­sance et du jus nexi. Pour ce der­nier, par exemple, alors que l’auteure cri­tique les dif­fi­cul­tés pra­tiques de l’évaluation de notions à conte­nu variable comme la « vie fami­liale » (p. 156 – 158), elle ne s’étend guère sur l’évaluation des fac­teurs de proxi­mi­té qui ouvrent le droit au jus nexi. Dans le même esprit, les juristes consi­dè­re­ront que l’essentiel se trouve dans les détails qui font défaut. Pour fon­dées qu’elles soient, ces cri­tiques ne mettent pas en cause l’importance de l’ouvrage, mais appellent à pro­lon­ger le débat si l’on accepte avec l’auteure que « quelles que soient les inter­pré­ta­tions choi­sies, tout pro­jet qui paraît fai­sable est pré­fé­rable au sta­tu quo » (p. 105).

On ne nie­ra pas ici que les inéga­li­tés mon­diales sont réelles et qu’il convient de s’y atta­quer, ni qu’il est pré­fé­rable de le faire par des moyens contrai­gnants plu­tôt que par des vœux pieux, ni que le droit est un moyen impor­tant de contrainte paci­fique. Aus­si, plus que sur ces cri­tiques, je me cen­tre­rai sur deux inter­ro­ga­tions qui tra­versent l’ensemble de l’ouvrage : l’une sur la com­plé­men­ta­ri­té entre les deux par­ties (la taxe et le nexus), l’autre sur le paral­lé­lisme entre la citoyen­ne­té et l’héritage.

La taxe et le nexus

Au fond, dans la pre­mière par­tie, Sha­char dénonce le carac­tère construit et non natu­rel de l’accès à la citoyen­ne­té qui sépare le « nous » du « eux » et pro­duit des inéga­li­tés. Elles seront cor­ri­gées par la créa­tion d’une taxe. Dans la deuxième par­tie, elle remet en cause les moda­li­tés d’accès à la natio­na­li­té par la créa­tion du jus nexi. Ce fai­sant, elle sup­prime une part d’arbitraire dans l’appartenance à la citoyen­ne­té dont elle accepte le fon­de­ment. Si cette appar­te­nance n’est plus arbi­traire, pour­quoi fau­drait-il encore la cor­ri­ger ? On répon­dra qu’il s’agit de deux cor­rec­tions dif­fé­rentes d’une même inéga­li­té fon­dée sur le par­tage du monde en nations. L’une — la taxe — vise à cor­ri­ger les inéga­li­tés entre inclus et exclus d’une citoyen­ne­té, l’autre — le jus nexi — vise à objec­ti­ver la fron­tière entre les inclus et les exclus (p. 163). Ce n’est pas faux, mais l’argument cen­tral de Sha­char qui consiste à his­ser la lutte pour une socié­té plus juste de l’obligation morale à l’obligation juri­dique est affai­bli lorsque l’obligation juri­dique n’est plus fon­dée sur la cor­rec­tion d’un arbi­traire. À tout prendre, l’ouvrage eût pu se limi­ter à la pre­mière par­tie qui est la plus nova­trice. La deuxième, sur la natio­na­li­té, est, en elle-même, plus faible. Elle ne tient pas suf­fi­sam­ment compte des évo­lu­tions du droit de la natio­na­li­té dans de nom­breux pays qui — comme la Bel­gique — cumulent le jus san­gui­nis et le jus soli — avec, par exemple, un accès à la natio­na­li­té belge après seule­ment trois ans de rési­dence légale auto­ri­sée à durée indé­ter­mi­née sur le ter­ri­toire. Elle tient peu compte des évo­lu­tions du droit inter­na­tio­nal pri­vé déjà cen­trées sur le prin­cipe de proxi­mi­té et sur la richesse des plu­ri­na­tio­na­li­tés. Elle n’explique pas com­ment et à quel moment les liens qui per­met­traient de recon­naître un jus nexi seront éva­lués. Si c’est à tout moment, il devient plus simple de sub­sti­tuer la rési­dence à la natio­na­li­té, auquel cas on s’interroge sur la vola­ti­li­té du corps social. Si c’est à l’âge de la majo­ri­té, ce peut être aus­si arbi­traire que le pri­vi­lège de naissance.

Sha­char recon­naît que le jus nexi per­met prin­ci­pa­le­ment de cor­ri­ger la sur-inclu­sion des émi­grants dans la natio­na­li­té du pays d’origine et la sous-inclu­sion des immi­grants dans celle du pays d’accueil. Or, d’une part, elle a sou­li­gné, à pro­pos de la natu­ra­li­sa­tion, que la ques­tion de la citoyen­ne­té des migrants est quan­ti­ta­ti­ve­ment mar­gi­nale par rap­port à celle de la citoyen­ne­té de la grande majo­ri­té des séden­taires qui font plus de 95 % de la popu­la­tion mon­diale (p. 128, 170, 181). D’autre part, les cas de sous-inclu­sion ou de sur-inclu­sion des migrants dans la com­mu­nau­té natio­nale en rai­son du sang ou du lieu de nais­sance sont de plus en plus rares. À l’inverse, de plus en plus sou­vent, les migrants deviennent mul­ti­pa­trides en rai­son de l’évolution des pos­si­bi­li­tés d’accès à la natio­na­li­té d’un pays d’accueil sans perte de la natio­na­li­té du pays d’origine. De même, les déve­lop­pe­ments du prin­cipe d’égalité favo­risent la trans­mis­sion de la natio­na­li­té indé­pen­dam­ment du sexe des parents ou de la légi­ti­mi­té de l’enfant. Ain­si, dans plu­sieurs affaires citées par l’auteure, ce sont des cas de mul­ti­pa­tri­die qui sont posés. Il s’agit alors non d’attribuer une natio­na­li­té, mais de choi­sir par­mi les natio­na­li­tés celle qui est la plus effec­tive. Ce choix se fait pré­ci­sé­ment en ver­tu du prin­cipe de proxi­mi­té équi­valent au jus nexi, depuis une conven­tion de La Haye de 1930. En d’autres termes, le jus nexi existe déjà dans la mise en œuvre du jus soli et du jus san­gui­nis. Sa créa­tion comme source auto­nome de la natio­na­li­té n’est guère utile. Sur­tout, elle pour­rait nuire à l’effectivité du pro­jet de taxe sur la citoyen­ne­té en affai­blis­sant son fon­de­ment sym­bo­lique et juri­dique de com­pen­sa­tion d’un pri­vi­lège de naissance.

Citoyenneté et héritage

Le rap­pro­che­ment entre les deux notions paraît fécond. Il est aus­si trom­peur pour deux motifs. D’une part, il convient tou­jours d’être pru­dent lorsqu’on rap­proche le droit (l’espace) public du droit (l’espace) pri­vé. L’évolution du droit dans la ges­tion de l’intérêt col­lec­tif ne doit pas néces­sai­re­ment suivre celle de la ges­tion des inté­rêts pri­vés. On peut tou­te­fois consi­dé­rer qu’en l’espèce, Sha­char choi­sit pré­ci­sé­ment un cor­rec­tif d’intérêt public qui agit sur le droit pri­vé (la taxa­tion de l’héritage) pour l’importer dans le droit public (par une taxa­tion sur la citoyen­ne­té). Mais, et c’est le deuxième motif, dans tous les droits contem­po­rains, la réa­li­té des taxa­tions sur les héri­tages n’est pas celle des théo­ries avan­cées, dont les prin­cipes Rigna­no. Mis à part les droits des régimes com­mu­nistes qui, pour ce qu’il en reste, atteignent la pro­prié­té pri­vée en amont des héri­tages, la fis­ca­li­té suc­ces­so­rale est peut-être pro­gres­sive selon les richesses et selon le degré de paren­té au même moment (l’héritage d’un père sera moins taxé que celui d’un cou­sin), mais elle ne l’est guère dans le temps, chaque géné­ra­tion pou­vant retrans­mettre les biens déjà hérités.

La ques­tion cen­trale revient alors à ceci : faut-il « pri­va­ti­ser » l’inégalité citoyenne alors que d’autres méca­nismes de trans­fert des richesses mon­diales ont déjà été ima­gi­nés ? Sha­char ne les ignore pas : le « fond » mon­dial de Stei­ner, le « divi­dende mon­dial de redis­tri­bu­tion » de Pogge, la taxe sur les tran­sac­tions finan­cières du prix Nobel James Tobin, dite « taxe Tobin » (p. 106 – 107). On pour­rait y ajou­ter l’allocation uni­ver­selle (Van Pari­js, Fer­ry). Elle déve­loppe tou­te­fois un argu­ment de poids en faveur de « sa » taxe sur la citoyen­ne­té. C’est pré­ci­sé­ment son carac­tère citoyen. C’est aus­si une taxe « citoyenne ». Elle ne se contente pas de cor­rec­tions macro-éco­no­miques, elle impose une obli­ga­tion de citoyen à citoyen et par­tant une orien­ta­tion indi­vi­duelle et col­lec­tive. C’est parce que j’ai la chance d’être citoyen belge que je dois payer une taxe qui béné­fi­cie­ra à un citoyen bur­ki­na­bé. Dans la construc­tion d’une obli­ga­tion géné­rale et par­ti­cu­lière de redis­tri­bu­tion des richesses, cet aspect n’est pas négli­geable et mérite un large débat que l’ouvrage de Sha­char ouvre avec force, convic­tion et rigueur.

En intro­duc­tion et en conclu­sion de l’ouvrage, l’auteure signale que « ce livre a été conçu » alors qu’elle était enceinte de neuf mois et que le « miracle d’apporter une nou­velle vie au monde » ren­force son plai­doyer pour la créa­tion d’une infra­struc­ture per­met­tant à chaque enfant, par­tout, de béné­fi­cier d’un mini­mum de vie décente. Quel que soit le deve­nir de la citoyen­ne­té et de l’héritage de son enfant, Aye­let Sha­char peut être assu­rée qu’elle lui lègue déjà un bel héri­tage intellectuel.

  1. Sha­char A., The Bir­thright Lot­te­ry. Citi­zen­ship and Glo­bal Inequa­li­ty, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, 2009. 

Jean-Yves Carlier


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