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Tête d’affiches. Petit pamphlet légumier

Numéro 5 - 2019 par Dominique Maes

juin 2019

Nous qui avons déci­dé de ne rien vendre pour ne pas nous faire ache­ter et qui pra­ti­quons au quo­ti­dien une révo­lu­tion douce en asper­geant, ici ou là, des doses de dis­sol­vant de capi­ta­lisme ne pou­vons que nous réjouir, et même fran­che­ment deve­nir hilare, devant la flo­rai­son d’affichettes cro­qui­gno­lettes en cette veille d’élections légis­la­tives fédé­rales belges. […]

Billet d’humeur

Nous qui avons déci­dé de ne rien vendre pour ne pas nous faire ache­ter et qui pra­ti­quons au quo­ti­dien une révo­lu­tion douce en asper­geant, ici ou là, des doses de dis­sol­vant de capi­ta­lisme ne pou­vons que nous réjouir, et même fran­che­ment deve­nir hilare, devant la flo­rai­son d’affichettes cro­qui­gno­lettes en cette veille d’élections légis­la­tives fédé­rales belges. Dans notre ver­doyante cam­pagne élec­to­rale (la Manu­fac­ture de la grande dro­gue­rie poé­tique est en effet ins­tal­lée en une région mythique, rurale et confor­table, appe­lée Bar­bant wal­lon), s’épanouissent sou­dain entre un champ de bet­te­raves et quelques vil­las, les trognes splen­dides de nos anciennes et nou­velles grosses légumes.

Ah ! La belle culture que voi­là ! Consom­ma­trices, consom­ma­teurs, il y en aura pour tous les gouts, ou presque.

Si, dans l’ensemble, la peau est claire et le spé­ci­men plu­tôt mas­cu­lin, n’allez pas nous dire que vous n’en voyez pas de toutes les couleurs.

Il nous reste quelques vieilles têtes bien connues, à deux doigts d’être déjà confites, qui s’efforcent de rou­geoyer encore du côté de l’histoire sociale. Elles ont pris la pose sur fond ver­millon en pre­nant bien garde de ne pas virer magen­ta comme l’osent celles qui reven­diquent être un défi. Le sou­rire est dis­cret, le regard absent, éga­ré sans doute vers ces uto­pies qui se sont dis­soutes. La bouche un peu amère s’est écor­chée trop de fois sur les fausses notes d’une Inter­na­tio­nale qui n’est plus que mur­mure. À côté d’elles, d’autres trognes bien connues à force de pro­li­fé­rer média­ti­que­ment, telles ces patates qui se mul­ti­plient infi­ni­ment par rhi­zomes inva­sifs, se redressent gor­gées d’autosatisfaction au-des­sus de leur cos­tume noir des­ti­né à mettre en évi­dence la typo­gra­phie blanche qui pro­clame avec une extrême lisi­bi­li­té leur patro­nyme déjà célèbre. L’emballage est assez réus­si. La com­mu­ni­ca­tion effi­cace. On a payé pour.

Le petit sigle bleu du par­ti se fait cepen­dant un peu oublier. Ce n’est pas lui qui est en haut de l’affiche, mais la courge anthro­po­morphe. Comme nous les dégus­tons, ces cucur­bi­ta­cées infatuées !

Ce sont nos petits repré­sen­tants du com­merce inter­na­tio­nal qui nous offrent en toutes cir­cons­tances leur jovia­li­té de bara­ti­neurs. La bouche car­nas­sière est prête au dis­cours schi­zo­phré­nique qu’ils répètent depuis tant de temps en bons repré­sen­tants des entre­prises mul­ti­na­tio­nales, pro­cla­mant le plus sérieu­se­ment du monde le contraire de ce qu’ils agissent, au point de faire perdre jusqu’au sens des mots qu’ils uti­lisent. (Nous avouons leur en vou­loir un peu de ce crime envers le lan­gage.) Mais lais­sons là ces pépo­nides remar­quables pour nous inté­res­ser un ins­tant à quelques ver­doyantes cru­di­tés. Cer­taines sont assez jeunes, presque rafrai­chis­santes bien que le vert ait per­du de sa viva­ci­té. Peut-être est-ce le papier d’emballage trop de fois recy­clé qui déjà semble se cor­rompre. À moins que la proxi­mi­té des autres légumes et l’appartenance à un sys­tème de pro­duc­tion ne per­mettent de sélec­tion­ner que des spé­ci­mens de même calibre ? Notre choix ne serait-il point for­ma­té, chers consom­ma­teurs, chères consom­ma­trices ? N’aurions-nous pas à nous mettre sous la dent qu’un gout unique, fina­le­ment consen­suel et fade, né du même ter­reau des grandes écoles ?

Car enfin, si nous pre­nons un peu de recul, que l’affichette soit oran­gée et pré­ten­du­ment huma­niste (voi­là encore un mot confis­qué qu’il serait grand temps de libé­rer!), que le fond vire au rouge des révoltes san­glantes désor­mais mépri­sées, que les cou­leurs se perdent dans des accords dou­teux d’ocre et de mauve en ne pro­dui­sant plus qu’un brun nau­séa­bond, qu’une domi­nante bleue vire signi­fi­ca­ti­ve­ment vers un noir funèbre ou que le vert moi­sisse pré­ma­tu­ré­ment, le confor­misme nous saute aux yeux. Bouilles et trognes se pré­sentent toutes de la même façon, sans digni­té, per­sua­dées sans doute d’avoir la gueule de l’emploi pour faire per­du­rer un sys­tème où notre désir vivi­fiant se per­dra dans l’illusion de pou­voir faire un choix, de poser un acte fort en dési­gnant l’une ou l’autre.

Que les océans montent en pro­vo­quant d’effroyables catas­trophes et de pro­chaines migra­tions cli­ma­tiques, que nos propres enfants pro­clament l’urgence de vou­loir vivre et de sor­tir de l’aliénation qu’on leur inflige, que la bio­di­ver­si­té comme les ban­quises soient sacri­fiées aux inté­rêts des entre­prises, que notre simple sur­vie soit réel­le­ment en péril (ce qui n’est peut-être qu’un épi­sode dans l’histoire du vivant), cela n’entame en rien la séré­ni­té des visages « pho­to­shop­pés » : tous ali­gnés dans les mêmes cageots, vapo­ri­sés par le même nar­cis­sisme et ce par­fum de pou­voir qui plait tant aux adeptes de la prédation.

Il nous fau­dra donc bien un jour chan­ger de pota­ger et de sys­tème de culture en semant des graines de pen­sée plus libre et cer­tai­ne­ment en osant les hybri­da­tions spon­ta­nées. Il s’agirait d’abolir quelques mil­lé­naires de pra­tiques minu­tieuses de petits épi­ciers éco­nomes, fiers de leur enseigne, obsé­dés avant tout par la crois­sance de leur entre­prise méta­mor­pho­sée désor­mais en mul­ti­na­tio­nale. Les quelques-uns qui confisquent la majo­ri­té des richesses de notre pla­nète sont-ils autre chose que des bou­ti­quiers bor­nés mon­tés en graine ? Quant aux autres, et sans par­ler de ceux qui sont déjà vic­times de la lutte des places, il fau­dra bien qu’ils aban­donnent leur petit pou­voir d’achat.

Allons, défi­ni­ti­ve­ment, chan­geons de culture ! Et que nos images qui ne sont bien enten­du que pro­duc­tions cultu­relles soient sou­dain irri­guées d’une sève nou­velle, qu’elles s’emplissent d’une digni­té joyeuse aujourd’hui absente.

Pline l’Ancien, déjà, avait éta­bli, concer­nant les images, une dis­tinc­tion entre « luxure » (luxu­ria) et « digni­té » (digni­tas). Il pre­nait pour exemple de luxure, le com­merce de l’art basé « sur le prix » et sur « l’indistinction des usages comme des tem­po­ra­li­tés » en citant cette habi­tude qu’avaient les pra­ti­ciens romains d’acquérir une sta­tue grecque d’Apollon, œuvre sous­traite au ter­ri­toire colo­ni­sé de l’Empire romain, et de lui faire cou­per la tête pour la rem­pla­cer par leur propre por­trait. Pline se gaus­sait de cette esthé­tique, si sem­blable à nos contem­po­raines courges, domi­née par le mar­ché, le kitsch et l’arrogance bour­geoise. Tout autre, selon lui, était l’« image » (ima­go) au sens strict : elle était un opé­ra­teur de digni­té, un objet non com­mer­cia­li­sable, sans prix parce qu’inestimable1.

Nous res­te­rons faus­se­ment modeste en notre Grande Dro­gue­rie qui refuse de vendre ses images, mais sommes évi­dem­ment très sen­sible à cette dis­tinc­tion. Nous sommes bien conscient que nos bou­teilles vides pleines de sens n’ont pas plus de valeur que notre exis­tence. Elles sont comme vous, comme nous, abso­lu­ment déri­soires. Mais en cer­tains ins­tants où nous pen­sons un peu en dif­fu­sant nos pro­duits para­doxaux et en ren­con­trant la pen­sée de quelques-uns de nos dis­sem­blables, nous tou­chons un bref ins­tant d’éternelle dignité.

Et le rire par­ta­gé en est peut-être la plus belle expression.

Cela, les grosses légumes ne le com­pren­dront jamais.

Le 12 mai 2019

  1. Nous devons à Georges Didi-Huber­man cette réflexion sur l’image, et bien d’autres pen­sées nour­ris­santes sur l’inadmissible inhu­ma­ni­té des ques­tions migra­toires, dans son indis­pen­sable livre Pas­ser, quoi qu’il en coute publié aux Édi­tions de Minuit, en col­la­bo­ra­tion avec la poé­tesse grecque Niki Giannari.

Dominique Maes


Auteur

imagier, écrivain, musicien et président directeur généreux de la Grande Droguerie poétique, magasin de produits imaginaires, www.grandedrogueriepoetique.net