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Territoires et citoyenneté active
La construction progressive de l’État social actif pose un enjeu de plus en plus vif à nos sociétés développées. La possibilité effective du citoyen à être acteur de la cité est une condition de la réussite démocratique de l’État social actif. C’est au cœur des territoires que cet enjeu se vit au quotidien, c’est là aussi que se pose la question du capital organisationnel permettant au citoyen d’être citoyen dans la cité.
De plus en plus, le politique fait appel au rôle d’acteur du citoyen. Une rationalité a changé : de protecteur, l’État se fait mobilisateur. Nous quittons donc l’État providence dont la caractéristique première est de prendre en charge collectivement le risque individuel via un système de redistribution. Les systèmes de l’État providence se focalisent sur la situation sociale d’un individu qui enclenche s’il est nécessaire les mécanismes de solidarité.
À cet État succède progressivement l’État social actif dont la caractéristique est de mobiliser l’individu sur le risque collectif. Cet État enclenche les mécanismes de solidarité sous condition de contrepartie de l’individu. Le comportement, l’action menée par l’individu, supplante progressivement comme référence d’octroi la situation sociale vécue.
On peut ainsi voir des CPAS refuser l’aide sociale à un chômeur exclu des allocations à cause de cette exclusion, signe d’un comportement inadéquat.
C’est dans le champ de l’emploi et de l’aide sociale que cette transformation des rationalités politiques est la plus avancée et conflictuelle.
Une question de démocratie
Mais tous les domaines du vivre ensemble sont concernés par cette mutation, l’enseignement, les soins de santé, la formation, etc. Une question peu abordée concerne les conditions de réussite de l’État social actif et les risques que cette nouvelle forme de régulation sociale fait courir à la société. En effet, la question de l’État social actif est celle de l’acteur, celle du « chômeur-acteur », de « l’étudiant-acteur », du « parent-acteur », bref du citoyen-acteur.
Ainsi si on part de l’hypothèse qu’un État cherche le meilleur moyen de donner à l’ensemble de sa population la dignité humaine qui lui échoit, en ce qui concerne l’État social actif, c’est la position d’acteur du citoyen qui devient un élément clef de la réussite du système. Il y a lieu donc d’en interroger les conditions.
De manière schématique, elles sont au nombre de quatre : premièrement la perspective : l’acteur a besoin d’un but et/ou d’issue ; un chômeur ne peut être acteur dans le chômage, mais dans la perspective de l’emploi ; deuxièmement, la reconnaissance : il s’agit de recevoir une identité sociale qui est constituée d’un statut reconnu ; ensuite, un équipement cognitif : être acteur dans la cité demande de maitriser un ensemble de codes et de connaissances. Il y a là un capital cognitif nécessaire qui permet au citoyen de développer les compétences sociorelationnelles requises et surtout de comprendre les jeux dans lesquels il est impliqué. C’est le point le plus préoccupant aujourd’hui, quotidiennement les travailleurs sociaux soulignent le nombre grandissant de citoyens qui ne comprennent plus la complexité de la cité. Et enfin, un équipement organisationnel : il s’agit de ce que l’État met comme moyens humains et institutionnels à disposition du citoyen pour être citoyen dans la cité. En effet, un acteur ne peut l’être qu’avec les moyens d’action à sa disposition. C’est là que la question du capital organisationnel d’un territoire se pose ; elle se pose donc en fonction d’une politique générale, elle ne se pose pas dans l’abstrait.
Pour les institutions publiques, ces conditions posent bien des questions. Une première est leur capacité structurelle à accueillir l’acteur alors que souvent, elles ont été conçues pour encadrer l’administré. Leurs missions, finalité, technique, méthode et organisation sont construites sur l’encadrement social et comportemental, et non sur le soutien de l’acteur.
Une deuxième est la capabilité des citoyens à être acteurs avec le risque de voir, comme cela semble être le cas, un décrochage de masse d’une population qui ne peut pas répondre aux attentes de l’État social actif. Ainsi la société continue son chemin de développement avec ceux qui peuvent la suivre.
Une question pour l’État social actif, qui par nature augmente les exigences comportementales envers la population, émerge : y a‑t-il un seuil minimum de compétences sociales exigibles pour avoir le droit d’être citoyen dans la cité ? Posée autrement : l’État social actif peut-il être démocratique ? La question revient à poser les conditions d’une démocratie réelle de l’État social actif.
Une question de cadre de vie
Cette longue introduction en apparence éloignée de la question des territoires permet de voir que le sens d’un capital organisationnel territorial est pensable comme un cadre de vie pour un certain type de vivre ensemble. On ne pensera pas le capital organisationnel de la même manière si nous abordons la question en regard du sujet du roi, de l’administré de la république ou du citoyen acteur.
La citoyenneté se vit au niveau local. Ce local peut être l’horizon du vivre, ou bien il peut être intégré dans des ensembles plus vastes qui influent les conditions du vivre local. C’est aujourd’hui tout l’enjeu de la globalisation qui, via l’intégration des marchés, exige dans le local d’agir en fonction du global, et c’est ce qui produit une complexité large en termes d’information et de dynamique des pouvoirs.
La question du capital organisationnel se situe donc dans la dynamique « glocale » d’un territoire. Dans les conditions d’aujourd’hui, les territoires ne peuvent être pensés qu’ouverts et interdépendants.
Le citoyen-acteur de l’État social actif doit pouvoir manipuler cette complexité dans sa vie quotidienne et le capital organisationnel est alors l’ensemble des structures humaines et physiques à sa disposition pour être acteur de sa vie dans un monde globalisé. Cela apporte une exigence nouvelle aux organisations publiques, c’est d’être elles-mêmes inscrites dans une logique glocale, c’est-à-dire proches du vivant et intégrées dans un ensemble qui dépasse les frontières de son territoire et de son État.
Ces contingences ont un impact lourd pour les organisations publiques et parapubliques qui constituent un maillon essentiel du capital organisationnel d’un territoire.
Une question de gouvernance
L’ensemble des éléments jusqu’ici abordés permettent de comprendre que la question qui émerge concerne en fait la gouvernance d’un territoire. Ce terme se réfère à l’exercice du pouvoir. Le premier capital organisationnel d’un territoire est bien l’architecture et la dynamique du pouvoir qui le gouverne. Le terme gouvernance, notion plurisémantique et omni-compréhensive, est l’objet de nombreux débats, ce qui signe la multiplicité des approches d’exercice du pouvoir que les régimes démocratiques produisent.
Le politologue Poderick Rhodes a localisé les différents usages du terme qui vont de l’État minimal aux réseaux autoorganisés en passant par la nouvelle gestion publique. Nous pourrions synthétiser ses propos en énonçant que la gouvernance est l’art d’harmoniser différents pouvoirs qui s’exercent sur un territoire en sorte qu’ils participent collégialement au développement du bien-être commun.
Un territoire qui parvient à assembler l’exercice de ses différents pouvoirs pour construire un projet collégial ne peut y parvenir qu’en développant un ensemble d’espace-temps organisationnel où l’interaction créatrice des pouvoirs est rendue possible. C’est un capital organisationnel. Mais, revenant à la question initiale du citoyen-acteur, nous devons considérer ce dernier comme un pouvoir à part entière. Donc, dans l’organisation de la gouvernance territoriale, le citoyen doit pouvoir être partie prenante et non sujet ou objet de la gouvernance.
La question du capital organisationnel d’un territoire pose la question des relais communicationnels et opérationnels à disposition du citoyen pour être acteur du pouvoir ainsi que la dynamique d’ensemble citoyen-pouvoir-acteur public. Comment harmoniser tout cela dans d’inévitables divergences d’intérêts individuels, institutionnels et dans un contexte de concurrence généralisée du système socioéconomique ?
C’est là que le concept de régie permet d’apporter une pierre organisationnelle à l’édifice. Mais pas n’importe quelle régie. Il s’agit de ce que je nomme une régie médiationnelle qui se différencie sur un point majeur avec les régies habituelles qui sont des régies normatives. Le point de différence clé est que la régie médiationnelle n’exerce pas de pouvoir, elle soutient les pouvoirs dans leur exercice pour qu’ils additionnent leurs forces en place de les neutraliser.
La régie médiationnelle est actuellement un concept organisationnel que l’on rencontre dans certaines ong internationales aux prises avec des pouvoirs de natures et de forces très différentes, mais qu’il s’agit de faire travailler ensemble pour répondre aux besoins vitaux de populations importantes.
Une question d’organisation
Un territoire qui est un espace de vie en commun, c’est-à-dire identifiable non pas en fonction d’une frontière arbitrairement posée, mais en fonction d’une dynamique du vivant (ce que certains nomment un bassin de vie) a donc besoin de pouvoir s’organiser pour pouvoir se gouverner et cela sans substituer sa gouvernance à celle d’un gouvernement régional ou national. Ce qui fait que les pouvoirs organisés d’un territoire complètent les pouvoirs plus larges ou entrent là dans les modèles organisationnels qui ne concernent donc pas uniquement un territoire déterminé, mais bien l’ensemble des structures d’un État ou d’une région. Pour faire bref, l’ensemble des systèmes de gouvernance doivent passer d’une logique linéaire exécutive à une logique réticulaire médiatrice pour répondre à l’enjeu démocratique de l’État social actif.
Cette mutation fondamentale est une tâche et un défi considérables pour les institutions de la fonction publique car elles ont été initialement pensées et construites dans la logique linéaire exécutive. C’est pour cette raison que les organisations publiques et parapubliques ont de grandes difficultés à développer des fonctions stratégiques et adaptatives car leur logique institutionnelle et juridique les situe dans un cadre d’exécutant de la stratégie politique et que le politique a tendance à les soumettre à l’enjeu politique plus que leur permettre de rencontrer l’enjeu sociétal. C’est pour cette raison que la mise en œuvre de l’État social actif, politique correcte en regard de l’intégration des marchés et de l’Union européenne, butte sur les contingences de vie locale où les conditions de l’acteur ne sont pas rencontrées.
La force publique n’a pu anticiper ces problématiques car elle n’est pas structurée pour cela. C’est une question d’organisation du management.
Dans une logique exécutive linéaire exécutive, la structure usuelle est la pyramide et le management est construit sur une logique hiérarchique peu propice au travail collégial.
Or une stratégie d’action dans un monde complexe au pouvoir multipolaire demande non plus un management de l’exécution avec un contrôle de conformité exécutive (sens réducteur de la bonne gouvernance), mais bien un management de la complexité dans une logique d’imputabilité, ce qui exige d’ouvrir des zones d’autonomie stratégique permettant de développer la fonction adaptative.
Les structures organisationnelles d’une fonction adaptative n’ont de sens que territorialisées car elles doivent s’incarner dans des réalités concrètes par nature imprévisibles.
On entre là dans une logique médiatrice réticulaire. La force publique est là constituée de cellules interreliées car interdépendantes.
On peut voir dans les schémas organisationnels que nous sommes face à des réalités profondément différentes en termes de processus d’action, de métier, de technique opératoire et d’architecture organisationnelle.
Le plan Marshall en Région wallonne est une première tentative de grande ampleur pour avancer vers ce type de structure publique et parapublique.
Mais force est de constater l’énorme inertie institutionnelle à laquelle il doit faire face. Elle est liée à la question de la maitrise des opérations par les organisations, au défaut de confiance interinstitutionnelle et last but least au manque d’instances régulatrices respectées n’exerçant par un pouvoir en plus, mais assemblant les pouvoirs en vue de la décision collégiale.
Les conditions d’efficacité de ces instances d’une régie médiationnelle collégiale apte à soutenir les acteurs et à intégrer les citoyens dans les processus décisionnels sont : être territorialisée pour être au plus près du réel vivant ; ne pas exercer un pouvoir en propre, mais permettre aux pouvoirs de s’harmoniser dans la décision1 ; ne pas être un comité d’avis en plus de ceux existant, mais bien une instance qui met de la décision au monde ; disposer d’une autonomie stratégique dans un cadre de cohérence global ; être animé par des professionnels maitrisant les méthodes et techniques adéquates (management de la complexité); pouvoir prendre des formes diversifiées en fonction des ressources locales.
Ce capital organisationnel, dont des embryons existent en différents domaines et lieux de la Région wallonne, constitue alors un capital de base d’un territoire qui lui confère une force adaptative et l’aide à soutenir le local, dans ses interactions avec les enjeux globaux, en lui permettant d’être acteur dans la globalisation et l’intégration des marchés.
Pour une fonction publique territoriale
La fonction publique s’est structurée de manière forte dans l’Europe de l’ouest autour d’une valeur fondamentale qu’est la démocratie. Celle-ci tire tout un ensemble d’autres valeurs : la solidarité, l’égalité, la justice, la dignité. La question des territoires ne change pas ce cadre de valeur, mais en repose les modalités de mise en œuvre. Le besoin de transformation émerge par l’intégration européenne des marchés (globalisation), la diversification et la complexification des parcours de vie ainsi que le métissage des populations.
La fonction publique pensée centralisatrice et normative doit pouvoir devenir adhocratique et organisatrice. Nous devons donc passer d’une organisation publique territorialisée, c’est-à-dire distribuée sur des territoires dans l’application de normes globales centralisées, à une organisation publique territoriale, c’est-à-dire intégrative des forces et pouvoirs en présence dans les territoires pour permettre la construction collégiale du bien-être commun.
Dans ce processus de transformation, le citoyen doit pouvoir trouver les relais et soutiens nécessaires pour être acteur dans la cité. Le capital organisationnel d’un territoire devient là l’élément clef d’une forme nouvelle de notre démocratie.