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Témoigner pour la défense

Numéro 1 - 2015 - droit génocide justice TPIR par Vincent Courcelle-Labrousse

janvier 2015

En vingt ans d’activité, le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da (TPIR) est deve­nu le labo­ra­toire de tous les renon­ce­ments : en excluant des pour­suites une par­tie des pro­ta­go­nistes des évè­ne­ments de 1994, il a accep­té de ser­vir les inté­rêts du régime de Kiga­li, en par­ti­cu­lier dans sa lec­ture uni­voque de l’histoire du géno­cide qui a frap­pé le Rwan­da. Pour autant, le pro­ces­sus judi­ciaire a per­mis à des cen­taines de Rwan­dais, témoi­gnant pour la défense, de pré­sen­ter à la barre une contre-nar­ra­tion des faits, venant trou­bler la linéa­ri­té du récit que veut encore aujourd’hui impo­ser le pou­voir rwan­dais. À cet égard, et à son corps défen­dant, le TPIR a été une expé­rience for­mi­dable. Les rodo­mon­tades de cer­tains diri­geants du conti­nent afri­cain contre la CPI et une jus­tice inter­na­tio­nale néo­co­lo­nia­liste montrent d’ailleurs qu’ils ont bien com­pris le dan­ger de cette parole libé­rée. Il est urgent que la CPI en tire les consé­quences et qu’elle devienne ce pour quoi elle a été créée : un tri­bu­nal et non une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale de plus.

Dossier

Quelques années pas­sées à défendre des accu­sés devant le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da (TPIR) ne rendent pas néces­sai­re­ment légi­time pour envi­sager l’avenir des juri­dic­tions pénales internationales.

La jus­tice pénale inter­na­tio­nale demain ? On serait d’abord ten­té de pas­ser son tour ou de faire la réponse du prince de Ligne, qui, quand on lui deman­dait pour­quoi il ne ren­trait pas en France, sous l’Empire après la Révo­lu­tion, répon­dait : « l’humeur, l’honneur, l’horreur1. »

La jus­tice pénale, lorsqu’elle s’exprime au tra­vers de juri­dic­tions inter­na­tio­nales, est deve­nue, mais on devait s’y attendre, une petite galaxie de machins, de bureau­cra­ties inter­na­tio­nales qui sur­vivent péni­ble­ment par la pro­duc­tion irré­gu­lière de condamnations.

Par­mi toutes ces petites prin­ci­pau­tés du droit, le tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal pour le Rwan­da, dont la Cour pénale inter­na­tio­nale suit obs­ti­né­ment les traces, a sans doute été le labo­ra­toire de tous les renoncements.

Si, outre la néces­si­té de punir les crimes les plus graves com­mis au Rwan­da en 1994, il s’agissait sur le plan his­to­rique que la jus­tice inter­na­tio­nale per­mette d’appréhender la glo­ba­li­té des causes du géno­cide rwan­dais, la juri­dic­tion d’Arusha n’a pas même essayé de tendre vers ce but. Mais, c’était sans doute une erreur de pen­ser qu’un tri­bu­nal pour­rait aider à une lec­ture com­plète d’un évè­ne­ment comme le géno­cide rwan­dais. Les ambi­tions immenses des mégas actes d’accusation2 n’ont pas tenu leurs pro­messes lorsque leurs pré­sup­po­sés ont dû faire face au choc de la preuve.

S’il avait été dans l’idée de cer­tains que la jus­tice ren­due pour le peuple rwan­dais, mais dans un pays voi­sin, aurait des ver­tus récon­ci­lia­trices, il fau­drait aujourd’hui faire preuve d’une céci­té volon­taire de for­ce­né pour ne pas s’interroger sur l’effet utile dans les col­lines rwan­daises de vingt ans d’activité exclu­si­ve­ment consa­crés à pour­suivre d’anciens res­pon­sables hutu. C’est un fait objec­tif qu’après l’éviction en 2003 de Car­la Del Ponte du poste de pro­cu­reur du TPIR, son suc­ces­seur, Yas­san Buba­car Jal­low, tou­jours recon­duit depuis lors, a défi­ni­ti­ve­ment sacri­fié toutes vel­léi­tés de pour­suivre en jus­tice ne serait-ce qu’un auteur poten­tiel d’un crime pos­sible com­mis en 1994 par des membres de l’Armée patrio­tique rwan­daise (APR), tou­jours au pou­voir à Kiga­li depuis vingt ans.

En excluant du débat l’une des par­ties, on s’est défi­ni­ti­ve­ment pri­vé de com­prendre com­ment des crimes plus petits avaient pu inter­agir avec le crime le plus grand.

Il ne s’agissait ni de don­ner corps à la thèse du double géno­cide, ni de rela­ti­vi­ser son ampleur contre les popu­la­tions Tut­si, mais sim­ple­ment, puisqu’il avait été confié à un pro­cu­reur inter­na­tio­nal de pour­suivre, qu’une par­tie de la jus­tice ne soit pas rete­nue. Au-delà de la néces­si­té de ne pas trans­for­mer l’opportunité des pour­suites en oppor­tu­nisme com­plai­sant, il était fon­da­men­tal que, par le juge­ment de tous, la voix de tous puisse se faire entendre. Jus­tice must not only be done, but seen to be done.

Les dictateurs et la justice

L’un des para­doxes du TPIR à l’égard des popu­la­tions rwan­daises et de l’histoire des évè­ne­ments de 1994 est qu’il ne s’est pas conduit autre­ment que le sys­tème judi­ciaire rwan­dais à l’égard des cri­mi­nels de 1994. La jus­tice n’est pas­sée que dans un sens à Aru­sha. Au Rwan­da, une mul­ti­tude d’acteurs hutu du géno­cide ont été condam­nés. Mais à part quelques pro­cès de paco­tille, aucun res­pon­sable signi­fi­ca­tif des mas­sacres com­mis en 1994 par l’Armée patrio­tique rwan­daise n’a été poursuivi.

La construc­tion du nou­veau Rwan­da sur les débris du géno­cide a en revanche ser­vi à l’éradication sans épi­taphe judi­ciaire de mil­liers de civils rwan­dais dans les forêts congo­laises, à l’élimination poli­tique et judi­ciaire de ceux qu’on a appe­lés les Hutu modé­rés, pour ne pas évo­quer les com­pa­gnons de route étran­glés de temps en temps pour rap­pe­ler qui est le chef.

La dia­lec­tique du pou­voir rwan­dais à l’égard du TPIR, et plus géné­ra­le­ment à l’égard des juri­dic­tions inter­na­tio­nales, a cepen­dant l’intérêt d’illustrer assez bien le rap­port ambi­gu des dic­ta­tures avec les appa­reils de jus­tice inter­na­tio­nale lorsqu’ils peuvent être le vec­teur de voix dissidentes.

Bien que la créa­tion d’un tri­bu­nal pénal inter­na­tio­nal ait été à l’origine sol­li­ci­tée par le gou­ver­ne­ment rwan­dais issu des évè­ne­ments de 1994, le man­dat de l’institution créée ne cor­res­pon­dant pas aux attentes du régime de Paul Kaga­mé, l’acceptation du départ s’est muée ensuite en une contes­ta­tion de prin­cipe. Tant que le TPIR ren­dait uni­que­ment des déci­sions de condam­na­tion à l’égard des accu­sés, ses ver­dicts étaient salués par le gou­ver­ne­ment rwan­dais. La juri­dic­tion était poli­ti­que­ment utile pour Kigali.

Mais, lorsqu’après quelques années de fonc­tion­ne­ment du TPIR vint le temps des pre­miers acquit­te­ments, chaque déci­sion ren­due dans ce sens don­na lieu à de vives réac­tions à Kiga­li, voire à des invec­tives ou encore à des mani­fes­ta­tions de rue aus­si impro­vi­sées et spon­ta­nées que les fes­ti­vi­tés d’anniversaire d’un diri­geant nord-coréen. Les juri­dic­tions natio­nales de pays d’Europe, du Cana­da ou des États-Unis ont ensuite béné­fi­cié du même régime sui­vant l’orientation des déci­sions pro­non­cées dans des affaires concer­nant des accu­sés de génocide.

À mesure que, notam­ment, la Cour pénale inter­na­tio­nale a com­men­cé à s’intéresser à cer­tains des affi­dés de Kiga­li en Répu­blique démo­cra­tique du Congo, ou encore qu’étaient pour­sui­vis le pré­sident et le vice-pré­sident du Kenya, le dis­cours du gou­ver­ne­ment rwan­dais s’est enri­chi. À défaut de pou­voir encore uti­li­ser le lexique péri­mé du rap­port Est/Ouest, Paul Kaga­mé, visant l’action de la CPI, a vili­pen­dé à la tri­bune des Nations unies une volon­té d’humilier les Afri­cains, res­ser­vant faute d’avoir autre chose à pro­po­ser au menu, la vieille recette désor­mais indi­geste de l’accusation de néo­co­lo­nia­lisme. À ce refrain, les pré­si­dents à vie, les géné­raux en civil, les mal élus du conti­nent et jusqu’à l’Union afri­caine, qui vou­lait la ces­sa­tion des pro­cé­dures de la CPI contre les pré­si­dents kényan et sou­da­nais, ont fait cho­rus. Cette charge du pré­sident du Rwan­da, plus que tout autre rom­pu aux res­sorts de la jus­tice inter­na­tio­nale qu’il uti­lise ou mani­pule depuis plus de vingt ans, acteur d’une diplo­ma­tie judi­ciaire d’une redou­table effi­ca­ci­té, sou­ligne que la menace a été comprise.

En effet, la jus­tice inter­na­tio­nale devient inac­cep­table lorsqu’elle pour­rait avoir pour consé­quence de por­ter atteinte à la conser­va­tion du pou­voir par ceux qui détiennent dans leur pays le mono­pole de la vio­lence armée, l’exclusivité du récit des faits et de l’exercice de la justice.

Pour autant, le fait qu’une jus­tice exté­rieure devrait être moins sujette au contrôle direct et qu’elle pré­sente un risque pour les diri­geants qui la fus­tigent n’est pas la seule cause de leur indis­po­si­tion à son égard. Cer­tains n’oublient pas qu’un pro­cès est un espace d’affrontement où lorsque la preuve est orale, il est néces­saire que des témoins viennent dépo­ser. Or, la parole libé­rée dans un pré­toire peut échap­per aux limites qu’on vou­drait lui assigner.

Le récit officiel malmené

À cet égard, dans le cas par­ti­cu­lier du Rwan­da, le fait que la parole ne soit pas uni­voque a été l’un des pro­blèmes majeurs du régime de Kiga­li dans son rap­port avec le TPIR. À défaut de pour­suites enga­gées contre cer­tains élé­ments de la hié­rar­chie poli­ti­co-mili­taire du régime aux manettes depuis 1994, les témoins dépo­sant à la demande de la défense sont venus sou­vent oppo­ser une contre-nar­ra­tion des évè­ne­ments qui venait trou­bler la linéa­ri­té d’un récit que l’on veut encore uni­voque au Rwan­da. Mal­gré les cri­tiques que l’on pour­rait adres­ser au TPIR, cette pos­si­bi­li­té mérite à elle seule d’être saluée.

À trop affir­mer que la jus­tice inter­na­tio­nale doit per­mettre la par­ti­ci­pa­tion des vic­times au pro­cès, on finit par oublier que la pré­sence de témoins appe­lés par la défense est non seule­ment essen­tielle à la tenue d’un pro­cès, mais que sur­tout, sans l’expression de cette réa­li­té dis­si­dente face à la puis­sance de l’accusation inter­na­tio­nale et à la force morale de la vin­dicte de ceux qui s’affirment judi­ciai­re­ment vic­times, il ne peut y avoir de pro­cès du tout.

Et dans le cadre du TPIR, le gou­ver­ne­ment rwan­dais a dû s’adapter à ce para­mètre : l’existence des témoins de la défense.

Ces témoins venaient du Rwan­da, d’Ouganda, du Kenya, de Bel­gique, de France… de par­tout. Ils avaient ren­con­tré des avo­cats de la défense dans des gares, des halls et des chambres d’hôtels, des centres reli­gieux, des pri­sons, dans une cabane abri­tant une pompe à eau, des camps de réfu­giés… Quoi qu’aient pu en dire les chambres du TPIR, ces témoins, rwan­dais pour la plu­part, pre­naient des risques en accep­tant de ren­con­trer la défense. Des risques pour eux-mêmes ou pour leurs proches res­tés au Rwan­da. Le dan­ger n’était pas néces­sai­re­ment d’être éli­mi­né phy­si­que­ment, bien que ce soit arri­vé : il pou­vait sim­ple­ment s’agir d’un dos­sier rela­tif aux évè­ne­ments de 1994 clos par un non-lieu, mais subi­te­ment rou­vert grâce à l’apparition d’un témoin pro­vi­den­tiel, d’une condam­na­tion qui s’aggravait en appel. Il y avait aus­si l’éventualité d’être accu­sé de révi­sion­nisme ou tout sim­ple­ment d’être stig­ma­ti­sé dans sa com­mu­nau­té vil­la­geoise par les puis­santes asso­cia­tions de res­ca­pés. Le contrôle abso­lu de la socié­té rwan­daise par un appa­reil sécu­ri­taire dont les guet­teurs se dis­si­mulent dans toutes les anfrac­tuo­si­tés du pays rend chaque dévia­tion à la ligne du régime périlleuse.

Des témoins courageux

Pour­quoi ces gens, mal­gré cela, accep­taient-ils de ren­con­trer la défense, de consa­crer de longues heures à répondre à des ques­tions, de faire par­fois des jour­nées de bus pour rejoindre un lieu sûr afin d’évoquer des sou­ve­nirs mal­heu­reux, leur propre res­pon­sa­bi­li­té et, pour cer­tains, les actes ignobles qu’ils avaient com­mis ? Soli­da­ri­té eth­nique, vil­la­geoise, poli­tique avec l’accusé ? Liens occultes et vieilles alliances échap­pant aux avo­cats ? Il est cer­tain que de tels res­sorts ont pu jouer. Mais de tels motifs ne sont pas suf­fi­sants lorsque l’on consi­dère la masse des per­sonnes qui ont accep­té de s’entretenir, en vingt ans, avec les avo­cats et les enquê­teurs de la défense.

Bien sou­vent, d’ailleurs, ces témoins étaient loin de s’imaginer ce que pou­vait être un pro­cès accu­sa­toire avec ses pesan­teurs, son impi­toyable exi­gence de pré­ci­sion et la vio­lence du pro­ces­sus de contrin­ter­ro­ga­toire. Ces témoins venaient par­fois des zones les plus recu­lées du pays. Ils étaient certes fami­lia­ri­sés avec une forme de pro­ces­sus judi­ciaire, les gaca­cas, mais aucu­ne­ment avec la machi­ne­rie des pro­cès à l’anglo-saxonne. Ils accé­daient à un uni­vers inen­vi­sa­geable au Rwan­da : le pro­cu­reur qui allait les contrin­ter­ro­ger ne pour­rait pas les pour­suivre pour ce qu’ils allaient dire. Et ils en usaient de cette liber­té de parole. Ils en pro­fi­taient même par­fois jusqu’à l’absurde, refu­sant d’accepter des évi­dences, des choses indis­cu­ta­ble­ment éta­blies, uni­que­ment pour le plai­sir de pou­voir dire non, pour le délice d’essayer la rébel­lion du verbe. Et bien des pro­cu­reurs et des avo­cats de la défense se sont vu par­fois désta­bi­li­ser, trom­per par l’imprudent confort de l’expérience pro­fes­sion­nelle, par la puis­sante logique d’une réponse, d’un trait d’esprit ou de la contes­ta­tion d’un de ces pré­sup­po­sés his­to­riques qu’ils assé­naient et que pul­vé­ri­sait immé­dia­te­ment le sou­ve­nir d’un évè­ne­ment encore vivant dans la mémoire du témoin. Cette liber­té, les témoins de la défense sem­blaient s’en sai­sir par­fois comme s’ils avaient conscience qu’il ne s’agissait que d’un pri­vi­lège temporaire.

Cette volon­té de témoi­gner, d’expliquer à la hau­teur d’un indi­vi­du, de faire un récit qui serait la plu­part du temps contraire à celui tant de l’institution que repré­sente le pro­cu­reur inter­na­tio­nal que les auto­ri­tés au pou­voir au Rwan­da, reste d’une por­tée pro­fonde. Des indi­vi­dus à qui, dans des théo­ries de labo­ra­toire, l’on réser­ve­rait des modes de jus­tice alter­na­tifs ou tra­di­tion­nels mon­traient qu’ils étaient aus­si natu­rel­le­ment aptes que qui­conque à par­ti­ci­per à un procès.

Une expérience de justice

De ce point de vue, le TPIR, à son corps défen­dant, a été une expé­ri­men­ta­tion for­mi­dable d’accès au juge pour des cen­taines de Rwan­dais, venant témoi­gner à la demande de la défense et racon­ter ce qu’ils avaient vécu, quand ce simple fait était déjà en soi une contes­ta­tion de la lec­ture judi­ciaire ortho­doxe qu’impose à l’intérieur le gou­ver­ne­ment rwandais.

Si l’on essaie de s’abstraire des pro­blèmes démul­ti­pliés d’une juri­dic­tion comme le TPIR, ce volon­ta­risme est ter­ri­ble­ment encou­ra­geant. Voi­là des indi­vi­dus qui, mal­gré un contexte mena­çant, vivant dans un régime poli­cier, ont accep­té de venir réta­blir leur réa­li­té d’un évè­ne­ment, non pas seule­ment pour rece­voir une indem­ni­té qui était par­fois sub­stan­tielle par rap­port à leurs reve­nus, mais sim­ple­ment parce qu’il leur parais­sait qu’un fait ne s’était pas dérou­lé comme le pré­ten­dait l’accusation et qu’il fal­lait venir le dire. Ils ne connais­saient sou­vent pas l’accusé. Ils ne l’avaient jamais croi­sé. Ils n’étaient ni de son vil­lage, ni de sa région, ni de son par­ti. Par­fois même ils en avaient une per­cep­tion néga­tive. Mais ils venaient quand même pour affir­mer qu’il n’avait aucun rôle dans les évè­ne­ments qu’ils avaient vécus ou subis. Ce témoi­gnage, il est peu pro­bable qu’ils l’auraient appor­té devant une juri­dic­tion rwandaise.

Cette réa­li­té rend à elle seule déri­soires les rodo­mon­tades de cer­tains diri­geants du conti­nent qui s’insurgent contre une jus­tice inter­na­tio­nale qui humi­lie­rait les Afri­cains. Les popu­la­tions des régions rava­gées par des chefs de guerre auxi­liaires de pays voi­sins, mar­ty­ri­sées par des milices d’hommes poli­tiques, bri­mées par les forces de police de l’État ont-elles réel­le­ment un sen­ti­ment d’humiliation par un Nord domi­na­teur lorsqu’une lucarne leur est ouverte pour témoi­gner ? Les mêmes cri­tiques sou­ve­rai­nistes ou Nord-Sud sont employées par les diri­geants lorsqu’il s’agit d’appropriation illi­cite de la richesse natio­nale dans les affaires de biens mal acquis : elles ne sont pas plus rece­vables. Cette conver­gence des argu­ments sou­ligne à quel point la sou­ve­rai­ne­té n’est qu’à l’usage des dic­ta­teurs ou des régimes auto­ri­taires. Elle est hors sujet pour des popu­la­tions dont les vies, les richesses et la parole sont confisquées.

La défiance à l’égard du TPIR expri­mée par cer­tains témoins rwan­dais qui com­pa­rais­saient à la demande de la défense était loin de résul­ter d’un anta­go­nisme avec une « jus­tice occi­den­tale ». Pour ceux qui avaient les moyens de suivre l’activité du tri­bu­nal, notam­ment au tra­vers des médias, des réseaux sociaux, c’est un soup­çon de par­ti pris qui domi­nait à l’encontre du TPIR. Mais pour les témoins vivant dans des habi­tats recu­lés où l’électrification n’est encore qu’un pro­jet sans finan­ce­ment, avec un accès res­treint à des médias indé­pen­dants, on aime­rait ren­con­trer ceux qui les ont enten­dus se plaindre d’être humi­liés, en tant qu’Africains, par le fait d’avoir à dépo­ser devant une juri­dic­tion internationale.

En réa­li­té, l’existence de cette parole qui pou­vait s’exercer en dehors du contrôle éta­tique a été fon­da­men­ta­le­ment gênante pour un régime où jus­te­ment elle doit res­ter étroi­te­ment sous contrôle. Les démons­tra­tions de rue orga­ni­sées à Kiga­li à l’occasion de cer­tains acquit­te­ments, notam­ment parce qu’en dépit de tout, des témoins appe­lés par la défense avaient pu s’exprimer et faire valoir un point de vue dif­fé­rent, étaient moins une pres­sion contre le TPIR en tant que tel qu’un mes­sage adres­sé par la foule aux témoins poten­tiels, qui auraient à l’avenir des vel­léi­tés de par­ti­ci­per à un tel pro­ces­sus judiciaire.

Un débat contradictoire à huis clos

Cette opi­niâ­tre­té des témoins de la défense n’est pas un suc­cès du TPIR en tant que tel. Son admi­nis­tra­tion léthar­gique, sauf quelques indi­vi­dua­li­tés exem­plaires, ses juges d’une qua­li­té plus que variable se sont mon­trés d’une indif­fé­rence bureau­cra­tique à leur égard, quand il ne s’agissait pas d’une hos­ti­li­té de prin­cipe. La par­ti­ci­pa­tion de ces cen­taines de témoins en défense au fil des années est à mettre uni­que­ment à leur propre cré­dit. Leur pré­sence, même au prix des plus grandes dif­fi­cul­tés, montre que la jus­tice n’est un pro­duit de luxe que si on la tient éloi­gnée des populations.

Mal­heu­reu­se­ment, les béné­fices que l’on était en droit d’attendre d’un débat contra­dic­toire dans le cadre d’un pro­cès public n’ont pu déployer leurs effets. La néces­si­té de pro­té­ger les témoins de la défense contre des repré­sailles éven­tuelles a conduit à les faire témoi­gner sous X et sou­vent à huis clos, bun­ké­ri­sant le débat judi­ciaire. L’absence de reprise des débats dans les médias rwan­dais a en réa­li­té ren­du indo­lore ce qui pou­vait se dire à l’audience. Ce qui avait été per­du par l’obligation faite au Rwan­da de per­mettre au TPIR de fonc­tion­ner — en ne fai­sant que décou­ra­ger la venue de témoins de la défense — a été rega­gné par le régime grâce au contrôle de la dif­fu­sion de l’information à l’intérieur du pays et à l’autocensure pra­ti­quée par la juri­dic­tion internationale.

L’enfermement pro­gres­sif des pro­cès à Aru­sha dans la case­mate du huis clos et dans la ter­reur de frois­ser Kiga­li a empê­ché que l’image de la jus­tice ren­due se pro­page. De la néces­si­té de la pro­tec­tion de l’identité des témoins, on est pas­sé à la dis­si­mu­la­tion du conte­nu des témoi­gnages. Cer­tains pro­cès ont dis­pa­ru de l’écran, leurs audiences se dérou­lant dans le secret. Une culture de l’opacité judi­ciaire s’est ins­tal­lée, répon­dant à la volon­té de gar­der le contrôle de la parole.

La navi­ga­tion sur le site du TPIR est à cet égard sidé­rante lorsque l’on constate que mal­gré les cen­taines de mil­lions de dol­lars inves­tis en presque vingt ans dans cette juri­dic­tion, il n’est pro­po­sé aucune image d’aucun pro­cès ! Où sont les témoi­gnages enre­gis­trés des cohortes de témoins qui année après année sont venus racon­ter le drame du Rwan­da ? Où est le clas­se­ment simple qui per­met­trait lien après lien, pro­cès par pro­cès, d’entendre, de voir les récits ? Nulle part.

À défaut d’avoir su exis­ter visuel­le­ment, des fonc­tion­naires ou des contrac­tuels inter­na­tio­naux sont désor­mais char­gés d’assurer “l’héritage” d’une œuvre cachée du vivant de son auteur. Mais là encore, sous les appel­la­tions ron­flantes, il s’agit d’un tra­vail d’expurgation, qui pour des rai­sons qui res­te­raient à défi­nir, consiste notam­ment à rendre inau­dibles des par­ties d’enregistrements d’audiences pour­tant tenues publi­que­ment à l’époque.

Le cas du TPIR ne résume pas bien enten­du l’ensemble de ce qu’ont été jusqu’ici les tri­bu­naux pénaux inter­na­tio­naux. Ce tri­bu­nal n’a été qu’une des expé­riences ren­dues pos­sibles par la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale. Mais sa lon­gé­vi­té, une géné­ra­tion, et la per­sis­tance de ses erreurs devraient ser­vir à tirer des leçons.

Il est trop tard pour répa­rer ce qui n’a pas été fait à Aru­sha. Mais il est cer­tain que si la CPI per­siste à repro­duire les dérè­gle­ments du TPIR, elle conti­nue­ra d’essuyer les mépris qu’elle encourt de toutes parts.

Pour un véritable tribunal

Lors du pre­mier ver­dict ren­du par une chambre de la cour pénale inter­na­tio­nale dans l’affaire Tho­mas Luban­ga, aucune retrans­mis­sion satel­lite n’avait été pré­vue à Bunia, capi­tale de la région de RDC où les crimes étaient allé­gués avoir été com­mis par l’accusé, faute de bud­get… Mais était-ce le manque de res­sources ou leur affec­ta­tion qui était la vraie cause de cette situa­tion fai­sant que des popu­la­tions au pre­mier chef concer­nées, à défaut d’avoir eu l’occasion d’assister à un pro­cès se tenant à des mil­liers de kilo­mètres, n’auraient même pas la pos­si­bi­li­té d’en voir par l’image, le dénoue­ment ? Jamais aupa­ra­vant dans l’histoire de la jus­tice, il n’a pour­tant exis­té autant de moyens de com­mu­ni­ca­tion pour faire accé­der, à dis­tance, à l’enceinte judi­ciaire. Les pro­cès devant la CPI, comme devant le TPIR, sont invisibles.

Et on finit par se deman­der si pour les organes de ces admi­nis­tra­tions de la jus­tice inter­na­tio­nale, l’enjeu n’est pas en réa­li­té ailleurs que dans les pro­cès eux-mêmes ; qu’il leur importe plus de com­mu­ni­quer sur le plan sym­bo­lique, avec des slo­gans aus­si curieux pour des tri­bu­naux que « dix ans de lutte contre l’impunité » pour la CPI (ce qui se conçoit pour un pro­cu­reur, mais pour des juges?); que ce qui prime c’est de mettre en avant l’institution elle-même et non qu’elle réa­lise sa fonc­tion de tribunal.

De sorte que la figure de la CPI est assez floue : elle tient un peu de l’ONG, du pro­gramme des Nations unies, du club de juges diplo­mates ou de hauts fonc­tion­naires accé­dant au titre de juge en étant élus sur « décla­ra­tions d’intentions» ; quand il ne s’agit pas du déve­lop­pe­ment durable (en par­ti­cu­lier, celui des employés qui y travaillent).

L’étude récente conduite par deux cher­cheurs3 sou­ligne la dif­fi­cul­té qu’il y a pour une juri­dic­tion située à La Haye à faire redes­cendre vers les popu­la­tions de la RDC la connais­sance de ses acti­vi­tés. L’enquête révèle que 5% des répon­dants ont dit qu’ils avaient un bon ou très bon accès à la Cour. Lorsque l’on observe que quatre chefs de guerre pré­su­més, de l’est de la RDC, sont pour­sui­vis à La Haye et que la juri­dic­tion est main­te­nant active depuis plus de dix ans, ces pour­cen­tages laissent songeurs.

En tout cas, ils montrent qu’il est urgent que la CPI devienne ce pour quoi elle a été créée : un tri­bu­nal et non une orga­ni­sa­tion inter­na­tio­nale, dont les pro­cès, avec leurs témoi­gnages pour l’accusation et pour la défense, par­vien­dront jusqu’aux popu­la­tions qui ont vécu, et vivent encore, les faits qui y sont jugés.

  1. Phrase qui fait le titre de l’ouvrage de S. Leys, L’humeur, l’honneur, l’horreur : essais sur la culture et la poli­tique chi­noises, Robert Laf­font, 1991.
  2. Gou­ver­ne­ment I [Kare­me­ra et al. (ICTR-98 – 44)], Govern­ment II [Bizi­mun­gu et al. (ICTR-99 – 50)], Mili­taires I [Bago­so­ra Théo­neste et al. (ICTR-96 – 7)], Mili­taires II [Ndin­di­liyi­ma­na Augus­tin et. al. (ICTR-00 – 56)].
  3. P. Vinck et P. N. Pham, À la recherche d’une paix durable : enquête de la popu­la­tion dans l’est de la répu­blique démo­cra­tique du Congo sur les per­cep­tions et atti­tudes envers la paix, la sécu­ri­té, et la jus­tice, Har­vard Huma­ni­ta­rian Ini­tia­tive, Pro­gramme des Nations unies pour le déve­lop­pe­ment, 2014.

Vincent Courcelle-Labrousse


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