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Témoigner pour la défense
En vingt ans d’activité, le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) est devenu le laboratoire de tous les renoncements : en excluant des poursuites une partie des protagonistes des évènements de 1994, il a accepté de servir les intérêts du régime de Kigali, en particulier dans sa lecture univoque de l’histoire du génocide qui a frappé le Rwanda. Pour autant, le processus judiciaire a permis à des centaines de Rwandais, témoignant pour la défense, de présenter à la barre une contre-narration des faits, venant troubler la linéarité du récit que veut encore aujourd’hui imposer le pouvoir rwandais. À cet égard, et à son corps défendant, le TPIR a été une expérience formidable. Les rodomontades de certains dirigeants du continent africain contre la CPI et une justice internationale néocolonialiste montrent d’ailleurs qu’ils ont bien compris le danger de cette parole libérée. Il est urgent que la CPI en tire les conséquences et qu’elle devienne ce pour quoi elle a été créée : un tribunal et non une organisation internationale de plus.
Quelques années passées à défendre des accusés devant le tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) ne rendent pas nécessairement légitime pour envisager l’avenir des juridictions pénales internationales.
La justice pénale internationale demain ? On serait d’abord tenté de passer son tour ou de faire la réponse du prince de Ligne, qui, quand on lui demandait pourquoi il ne rentrait pas en France, sous l’Empire après la Révolution, répondait : « l’humeur, l’honneur, l’horreur1. »
La justice pénale, lorsqu’elle s’exprime au travers de juridictions internationales, est devenue, mais on devait s’y attendre, une petite galaxie de machins, de bureaucraties internationales qui survivent péniblement par la production irrégulière de condamnations.
Parmi toutes ces petites principautés du droit, le tribunal pénal international pour le Rwanda, dont la Cour pénale internationale suit obstinément les traces, a sans doute été le laboratoire de tous les renoncements.
Si, outre la nécessité de punir les crimes les plus graves commis au Rwanda en 1994, il s’agissait sur le plan historique que la justice internationale permette d’appréhender la globalité des causes du génocide rwandais, la juridiction d’Arusha n’a pas même essayé de tendre vers ce but. Mais, c’était sans doute une erreur de penser qu’un tribunal pourrait aider à une lecture complète d’un évènement comme le génocide rwandais. Les ambitions immenses des mégas actes d’accusation2 n’ont pas tenu leurs promesses lorsque leurs présupposés ont dû faire face au choc de la preuve.
S’il avait été dans l’idée de certains que la justice rendue pour le peuple rwandais, mais dans un pays voisin, aurait des vertus réconciliatrices, il faudrait aujourd’hui faire preuve d’une cécité volontaire de forcené pour ne pas s’interroger sur l’effet utile dans les collines rwandaises de vingt ans d’activité exclusivement consacrés à poursuivre d’anciens responsables hutu. C’est un fait objectif qu’après l’éviction en 2003 de Carla Del Ponte du poste de procureur du TPIR, son successeur, Yassan Bubacar Jallow, toujours reconduit depuis lors, a définitivement sacrifié toutes velléités de poursuivre en justice ne serait-ce qu’un auteur potentiel d’un crime possible commis en 1994 par des membres de l’Armée patriotique rwandaise (APR), toujours au pouvoir à Kigali depuis vingt ans.
En excluant du débat l’une des parties, on s’est définitivement privé de comprendre comment des crimes plus petits avaient pu interagir avec le crime le plus grand.
Il ne s’agissait ni de donner corps à la thèse du double génocide, ni de relativiser son ampleur contre les populations Tutsi, mais simplement, puisqu’il avait été confié à un procureur international de poursuivre, qu’une partie de la justice ne soit pas retenue. Au-delà de la nécessité de ne pas transformer l’opportunité des poursuites en opportunisme complaisant, il était fondamental que, par le jugement de tous, la voix de tous puisse se faire entendre. Justice must not only be done, but seen to be done.
Les dictateurs et la justice
L’un des paradoxes du TPIR à l’égard des populations rwandaises et de l’histoire des évènements de 1994 est qu’il ne s’est pas conduit autrement que le système judiciaire rwandais à l’égard des criminels de 1994. La justice n’est passée que dans un sens à Arusha. Au Rwanda, une multitude d’acteurs hutu du génocide ont été condamnés. Mais à part quelques procès de pacotille, aucun responsable significatif des massacres commis en 1994 par l’Armée patriotique rwandaise n’a été poursuivi.
La construction du nouveau Rwanda sur les débris du génocide a en revanche servi à l’éradication sans épitaphe judiciaire de milliers de civils rwandais dans les forêts congolaises, à l’élimination politique et judiciaire de ceux qu’on a appelés les Hutu modérés, pour ne pas évoquer les compagnons de route étranglés de temps en temps pour rappeler qui est le chef.
La dialectique du pouvoir rwandais à l’égard du TPIR, et plus généralement à l’égard des juridictions internationales, a cependant l’intérêt d’illustrer assez bien le rapport ambigu des dictatures avec les appareils de justice internationale lorsqu’ils peuvent être le vecteur de voix dissidentes.
Bien que la création d’un tribunal pénal international ait été à l’origine sollicitée par le gouvernement rwandais issu des évènements de 1994, le mandat de l’institution créée ne correspondant pas aux attentes du régime de Paul Kagamé, l’acceptation du départ s’est muée ensuite en une contestation de principe. Tant que le TPIR rendait uniquement des décisions de condamnation à l’égard des accusés, ses verdicts étaient salués par le gouvernement rwandais. La juridiction était politiquement utile pour Kigali.
Mais, lorsqu’après quelques années de fonctionnement du TPIR vint le temps des premiers acquittements, chaque décision rendue dans ce sens donna lieu à de vives réactions à Kigali, voire à des invectives ou encore à des manifestations de rue aussi improvisées et spontanées que les festivités d’anniversaire d’un dirigeant nord-coréen. Les juridictions nationales de pays d’Europe, du Canada ou des États-Unis ont ensuite bénéficié du même régime suivant l’orientation des décisions prononcées dans des affaires concernant des accusés de génocide.
À mesure que, notamment, la Cour pénale internationale a commencé à s’intéresser à certains des affidés de Kigali en République démocratique du Congo, ou encore qu’étaient poursuivis le président et le vice-président du Kenya, le discours du gouvernement rwandais s’est enrichi. À défaut de pouvoir encore utiliser le lexique périmé du rapport Est/Ouest, Paul Kagamé, visant l’action de la CPI, a vilipendé à la tribune des Nations unies une volonté d’humilier les Africains, resservant faute d’avoir autre chose à proposer au menu, la vieille recette désormais indigeste de l’accusation de néocolonialisme. À ce refrain, les présidents à vie, les généraux en civil, les mal élus du continent et jusqu’à l’Union africaine, qui voulait la cessation des procédures de la CPI contre les présidents kényan et soudanais, ont fait chorus. Cette charge du président du Rwanda, plus que tout autre rompu aux ressorts de la justice internationale qu’il utilise ou manipule depuis plus de vingt ans, acteur d’une diplomatie judiciaire d’une redoutable efficacité, souligne que la menace a été comprise.
En effet, la justice internationale devient inacceptable lorsqu’elle pourrait avoir pour conséquence de porter atteinte à la conservation du pouvoir par ceux qui détiennent dans leur pays le monopole de la violence armée, l’exclusivité du récit des faits et de l’exercice de la justice.
Pour autant, le fait qu’une justice extérieure devrait être moins sujette au contrôle direct et qu’elle présente un risque pour les dirigeants qui la fustigent n’est pas la seule cause de leur indisposition à son égard. Certains n’oublient pas qu’un procès est un espace d’affrontement où lorsque la preuve est orale, il est nécessaire que des témoins viennent déposer. Or, la parole libérée dans un prétoire peut échapper aux limites qu’on voudrait lui assigner.
Le récit officiel malmené
À cet égard, dans le cas particulier du Rwanda, le fait que la parole ne soit pas univoque a été l’un des problèmes majeurs du régime de Kigali dans son rapport avec le TPIR. À défaut de poursuites engagées contre certains éléments de la hiérarchie politico-militaire du régime aux manettes depuis 1994, les témoins déposant à la demande de la défense sont venus souvent opposer une contre-narration des évènements qui venait troubler la linéarité d’un récit que l’on veut encore univoque au Rwanda. Malgré les critiques que l’on pourrait adresser au TPIR, cette possibilité mérite à elle seule d’être saluée.
À trop affirmer que la justice internationale doit permettre la participation des victimes au procès, on finit par oublier que la présence de témoins appelés par la défense est non seulement essentielle à la tenue d’un procès, mais que surtout, sans l’expression de cette réalité dissidente face à la puissance de l’accusation internationale et à la force morale de la vindicte de ceux qui s’affirment judiciairement victimes, il ne peut y avoir de procès du tout.
Et dans le cadre du TPIR, le gouvernement rwandais a dû s’adapter à ce paramètre : l’existence des témoins de la défense.
Ces témoins venaient du Rwanda, d’Ouganda, du Kenya, de Belgique, de France… de partout. Ils avaient rencontré des avocats de la défense dans des gares, des halls et des chambres d’hôtels, des centres religieux, des prisons, dans une cabane abritant une pompe à eau, des camps de réfugiés… Quoi qu’aient pu en dire les chambres du TPIR, ces témoins, rwandais pour la plupart, prenaient des risques en acceptant de rencontrer la défense. Des risques pour eux-mêmes ou pour leurs proches restés au Rwanda. Le danger n’était pas nécessairement d’être éliminé physiquement, bien que ce soit arrivé : il pouvait simplement s’agir d’un dossier relatif aux évènements de 1994 clos par un non-lieu, mais subitement rouvert grâce à l’apparition d’un témoin providentiel, d’une condamnation qui s’aggravait en appel. Il y avait aussi l’éventualité d’être accusé de révisionnisme ou tout simplement d’être stigmatisé dans sa communauté villageoise par les puissantes associations de rescapés. Le contrôle absolu de la société rwandaise par un appareil sécuritaire dont les guetteurs se dissimulent dans toutes les anfractuosités du pays rend chaque déviation à la ligne du régime périlleuse.
Des témoins courageux
Pourquoi ces gens, malgré cela, acceptaient-ils de rencontrer la défense, de consacrer de longues heures à répondre à des questions, de faire parfois des journées de bus pour rejoindre un lieu sûr afin d’évoquer des souvenirs malheureux, leur propre responsabilité et, pour certains, les actes ignobles qu’ils avaient commis ? Solidarité ethnique, villageoise, politique avec l’accusé ? Liens occultes et vieilles alliances échappant aux avocats ? Il est certain que de tels ressorts ont pu jouer. Mais de tels motifs ne sont pas suffisants lorsque l’on considère la masse des personnes qui ont accepté de s’entretenir, en vingt ans, avec les avocats et les enquêteurs de la défense.
Bien souvent, d’ailleurs, ces témoins étaient loin de s’imaginer ce que pouvait être un procès accusatoire avec ses pesanteurs, son impitoyable exigence de précision et la violence du processus de contrinterrogatoire. Ces témoins venaient parfois des zones les plus reculées du pays. Ils étaient certes familiarisés avec une forme de processus judiciaire, les gacacas, mais aucunement avec la machinerie des procès à l’anglo-saxonne. Ils accédaient à un univers inenvisageable au Rwanda : le procureur qui allait les contrinterroger ne pourrait pas les poursuivre pour ce qu’ils allaient dire. Et ils en usaient de cette liberté de parole. Ils en profitaient même parfois jusqu’à l’absurde, refusant d’accepter des évidences, des choses indiscutablement établies, uniquement pour le plaisir de pouvoir dire non, pour le délice d’essayer la rébellion du verbe. Et bien des procureurs et des avocats de la défense se sont vu parfois déstabiliser, tromper par l’imprudent confort de l’expérience professionnelle, par la puissante logique d’une réponse, d’un trait d’esprit ou de la contestation d’un de ces présupposés historiques qu’ils assénaient et que pulvérisait immédiatement le souvenir d’un évènement encore vivant dans la mémoire du témoin. Cette liberté, les témoins de la défense semblaient s’en saisir parfois comme s’ils avaient conscience qu’il ne s’agissait que d’un privilège temporaire.
Cette volonté de témoigner, d’expliquer à la hauteur d’un individu, de faire un récit qui serait la plupart du temps contraire à celui tant de l’institution que représente le procureur international que les autorités au pouvoir au Rwanda, reste d’une portée profonde. Des individus à qui, dans des théories de laboratoire, l’on réserverait des modes de justice alternatifs ou traditionnels montraient qu’ils étaient aussi naturellement aptes que quiconque à participer à un procès.
Une expérience de justice
De ce point de vue, le TPIR, à son corps défendant, a été une expérimentation formidable d’accès au juge pour des centaines de Rwandais, venant témoigner à la demande de la défense et raconter ce qu’ils avaient vécu, quand ce simple fait était déjà en soi une contestation de la lecture judiciaire orthodoxe qu’impose à l’intérieur le gouvernement rwandais.
Si l’on essaie de s’abstraire des problèmes démultipliés d’une juridiction comme le TPIR, ce volontarisme est terriblement encourageant. Voilà des individus qui, malgré un contexte menaçant, vivant dans un régime policier, ont accepté de venir rétablir leur réalité d’un évènement, non pas seulement pour recevoir une indemnité qui était parfois substantielle par rapport à leurs revenus, mais simplement parce qu’il leur paraissait qu’un fait ne s’était pas déroulé comme le prétendait l’accusation et qu’il fallait venir le dire. Ils ne connaissaient souvent pas l’accusé. Ils ne l’avaient jamais croisé. Ils n’étaient ni de son village, ni de sa région, ni de son parti. Parfois même ils en avaient une perception négative. Mais ils venaient quand même pour affirmer qu’il n’avait aucun rôle dans les évènements qu’ils avaient vécus ou subis. Ce témoignage, il est peu probable qu’ils l’auraient apporté devant une juridiction rwandaise.
Cette réalité rend à elle seule dérisoires les rodomontades de certains dirigeants du continent qui s’insurgent contre une justice internationale qui humilierait les Africains. Les populations des régions ravagées par des chefs de guerre auxiliaires de pays voisins, martyrisées par des milices d’hommes politiques, brimées par les forces de police de l’État ont-elles réellement un sentiment d’humiliation par un Nord dominateur lorsqu’une lucarne leur est ouverte pour témoigner ? Les mêmes critiques souverainistes ou Nord-Sud sont employées par les dirigeants lorsqu’il s’agit d’appropriation illicite de la richesse nationale dans les affaires de biens mal acquis : elles ne sont pas plus recevables. Cette convergence des arguments souligne à quel point la souveraineté n’est qu’à l’usage des dictateurs ou des régimes autoritaires. Elle est hors sujet pour des populations dont les vies, les richesses et la parole sont confisquées.
La défiance à l’égard du TPIR exprimée par certains témoins rwandais qui comparaissaient à la demande de la défense était loin de résulter d’un antagonisme avec une « justice occidentale ». Pour ceux qui avaient les moyens de suivre l’activité du tribunal, notamment au travers des médias, des réseaux sociaux, c’est un soupçon de parti pris qui dominait à l’encontre du TPIR. Mais pour les témoins vivant dans des habitats reculés où l’électrification n’est encore qu’un projet sans financement, avec un accès restreint à des médias indépendants, on aimerait rencontrer ceux qui les ont entendus se plaindre d’être humiliés, en tant qu’Africains, par le fait d’avoir à déposer devant une juridiction internationale.
En réalité, l’existence de cette parole qui pouvait s’exercer en dehors du contrôle étatique a été fondamentalement gênante pour un régime où justement elle doit rester étroitement sous contrôle. Les démonstrations de rue organisées à Kigali à l’occasion de certains acquittements, notamment parce qu’en dépit de tout, des témoins appelés par la défense avaient pu s’exprimer et faire valoir un point de vue différent, étaient moins une pression contre le TPIR en tant que tel qu’un message adressé par la foule aux témoins potentiels, qui auraient à l’avenir des velléités de participer à un tel processus judiciaire.
Un débat contradictoire à huis clos
Cette opiniâtreté des témoins de la défense n’est pas un succès du TPIR en tant que tel. Son administration léthargique, sauf quelques individualités exemplaires, ses juges d’une qualité plus que variable se sont montrés d’une indifférence bureaucratique à leur égard, quand il ne s’agissait pas d’une hostilité de principe. La participation de ces centaines de témoins en défense au fil des années est à mettre uniquement à leur propre crédit. Leur présence, même au prix des plus grandes difficultés, montre que la justice n’est un produit de luxe que si on la tient éloignée des populations.
Malheureusement, les bénéfices que l’on était en droit d’attendre d’un débat contradictoire dans le cadre d’un procès public n’ont pu déployer leurs effets. La nécessité de protéger les témoins de la défense contre des représailles éventuelles a conduit à les faire témoigner sous X et souvent à huis clos, bunkérisant le débat judiciaire. L’absence de reprise des débats dans les médias rwandais a en réalité rendu indolore ce qui pouvait se dire à l’audience. Ce qui avait été perdu par l’obligation faite au Rwanda de permettre au TPIR de fonctionner — en ne faisant que décourager la venue de témoins de la défense — a été regagné par le régime grâce au contrôle de la diffusion de l’information à l’intérieur du pays et à l’autocensure pratiquée par la juridiction internationale.
L’enfermement progressif des procès à Arusha dans la casemate du huis clos et dans la terreur de froisser Kigali a empêché que l’image de la justice rendue se propage. De la nécessité de la protection de l’identité des témoins, on est passé à la dissimulation du contenu des témoignages. Certains procès ont disparu de l’écran, leurs audiences se déroulant dans le secret. Une culture de l’opacité judiciaire s’est installée, répondant à la volonté de garder le contrôle de la parole.
La navigation sur le site du TPIR est à cet égard sidérante lorsque l’on constate que malgré les centaines de millions de dollars investis en presque vingt ans dans cette juridiction, il n’est proposé aucune image d’aucun procès ! Où sont les témoignages enregistrés des cohortes de témoins qui année après année sont venus raconter le drame du Rwanda ? Où est le classement simple qui permettrait lien après lien, procès par procès, d’entendre, de voir les récits ? Nulle part.
À défaut d’avoir su exister visuellement, des fonctionnaires ou des contractuels internationaux sont désormais chargés d’assurer “l’héritage” d’une œuvre cachée du vivant de son auteur. Mais là encore, sous les appellations ronflantes, il s’agit d’un travail d’expurgation, qui pour des raisons qui resteraient à définir, consiste notamment à rendre inaudibles des parties d’enregistrements d’audiences pourtant tenues publiquement à l’époque.
Le cas du TPIR ne résume pas bien entendu l’ensemble de ce qu’ont été jusqu’ici les tribunaux pénaux internationaux. Ce tribunal n’a été qu’une des expériences rendues possibles par la communauté internationale. Mais sa longévité, une génération, et la persistance de ses erreurs devraient servir à tirer des leçons.
Il est trop tard pour réparer ce qui n’a pas été fait à Arusha. Mais il est certain que si la CPI persiste à reproduire les dérèglements du TPIR, elle continuera d’essuyer les mépris qu’elle encourt de toutes parts.
Pour un véritable tribunal
Lors du premier verdict rendu par une chambre de la cour pénale internationale dans l’affaire Thomas Lubanga, aucune retransmission satellite n’avait été prévue à Bunia, capitale de la région de RDC où les crimes étaient allégués avoir été commis par l’accusé, faute de budget… Mais était-ce le manque de ressources ou leur affectation qui était la vraie cause de cette situation faisant que des populations au premier chef concernées, à défaut d’avoir eu l’occasion d’assister à un procès se tenant à des milliers de kilomètres, n’auraient même pas la possibilité d’en voir par l’image, le dénouement ? Jamais auparavant dans l’histoire de la justice, il n’a pourtant existé autant de moyens de communication pour faire accéder, à distance, à l’enceinte judiciaire. Les procès devant la CPI, comme devant le TPIR, sont invisibles.
Et on finit par se demander si pour les organes de ces administrations de la justice internationale, l’enjeu n’est pas en réalité ailleurs que dans les procès eux-mêmes ; qu’il leur importe plus de communiquer sur le plan symbolique, avec des slogans aussi curieux pour des tribunaux que « dix ans de lutte contre l’impunité » pour la CPI (ce qui se conçoit pour un procureur, mais pour des juges?); que ce qui prime c’est de mettre en avant l’institution elle-même et non qu’elle réalise sa fonction de tribunal.
De sorte que la figure de la CPI est assez floue : elle tient un peu de l’ONG, du programme des Nations unies, du club de juges diplomates ou de hauts fonctionnaires accédant au titre de juge en étant élus sur « déclarations d’intentions» ; quand il ne s’agit pas du développement durable (en particulier, celui des employés qui y travaillent).
L’étude récente conduite par deux chercheurs3 souligne la difficulté qu’il y a pour une juridiction située à La Haye à faire redescendre vers les populations de la RDC la connaissance de ses activités. L’enquête révèle que 5% des répondants ont dit qu’ils avaient un bon ou très bon accès à la Cour. Lorsque l’on observe que quatre chefs de guerre présumés, de l’est de la RDC, sont poursuivis à La Haye et que la juridiction est maintenant active depuis plus de dix ans, ces pourcentages laissent songeurs.
En tout cas, ils montrent qu’il est urgent que la CPI devienne ce pour quoi elle a été créée : un tribunal et non une organisation internationale, dont les procès, avec leurs témoignages pour l’accusation et pour la défense, parviendront jusqu’aux populations qui ont vécu, et vivent encore, les faits qui y sont jugés.
- Phrase qui fait le titre de l’ouvrage de S. Leys, L’humeur, l’honneur, l’horreur : essais sur la culture et la politique chinoises, Robert Laffont, 1991.
- Gouvernement I [Karemera et al. (ICTR-98 – 44)], Government II [Bizimungu et al. (ICTR-99 – 50)], Militaires I [Bagosora Théoneste et al. (ICTR-96 – 7)], Militaires II [Ndindiliyimana Augustin et. al. (ICTR-00 – 56)].
- P. Vinck et P. N. Pham, À la recherche d’une paix durable : enquête de la population dans l’est de la république démocratique du Congo sur les perceptions et attitudes envers la paix, la sécurité, et la justice, Harvard Humanitarian Initiative, Programme des Nations unies pour le développement, 2014.