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Télévision, duplex avec vue sur le vide

Numéro 2 Février 2011 par Simon Tourol

janvier 2015

C’est un jour­nal télé­vi­sé ordi­naire, avec son lot de nou­velles ordi­naires. La crise poli­tique per­dure, les négo­cia­tions s’enlisent, les pré­si­dents de par­ti défilent à Lae­ken, cha­cun « est prêt à prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés » et sug­gère que les autres en fassent autant, on attend les réponses des négo­cia­teurs à la der­nière ten­ta­tive de com­pro­mis. À l’écran, face camé­ra, Haki­ma Darh­mouch, François […]

C’est un jour­nal télé­vi­sé ordi­naire, avec son lot de nou­velles ordi­naires. La crise poli­tique per­dure, les négo­cia­tions s’enlisent, les pré­si­dents de par­ti défilent à Lae­ken, cha­cun « est prêt à prendre ses res­pon­sa­bi­li­tés » et sug­gère que les autres en fassent autant, on attend les réponses des négo­cia­teurs à la der­nière ten­ta­tive de com­pro­mis. À l’écran, face camé­ra, Haki­ma Darh­mouch, Fran­çois de Bri­gode, Caro­line Fon­te­noy ou Natha­lie Maleux ont résu­mé toutes les infor­ma­tions dis­po­nibles de la jour­née poli­tique. La syn­thèse est claire et les enjeux bien cadrés.

On passe au sujet sui­vant ? Non. Car le cor­res­pon­dant en direct des grilles de Lae­ken / de la rue de la Loi / du bou­le­vard de l’Empereur / du hall du Par­le­ment va nous jouer l’acte 2. Il n’a rien à nous dire de plus, le pauvre bougre. Mais il doit se sou­mettre à cette nou­velle mode du « duplex » — un billet en direct depuis un lieu exté­rieur — deve­nu l’assommant exer­cice impo­sé de nos JT quo­ti­diens. Il parle donc. Répète ce que le spec­ta­teur vient d’entendre. Allonge la sauce avec un rap­pel chro­no­lo­gique. Tire à la ligne une hasar­deuse hypo­thèse pour la suite. Ponc­tue son pro­pos d’un « là der­rière moi » et d’un « en ce moment » pour sug­gé­rer la valeur ajou­tée du lieu et de l’instant que son inter­ven­tion nous offrirait.

Mais l’action, le plus sou­vent, est dépas­sée depuis long­temps et les lieux sont vides. Les négo­cia­teurs sont ren­trés chez eux, les lumières du Par­le­ment sont éteintes, les grilles de Lae­ken sont ver­rouillées. Ne reste plus à l’écran que le spec­tacle d’un arti­fice, celui d’un direct qui n’est là que pour lui-même et qu’aucun conte­nu, qu’aucune néces­si­té jour­na­lis­tique ne viennent jus­ti­fier. Il est héroïque, ce jour­na­liste s’acquittant de l’absurde devoir dans la pénombre, le cra­chin et la soli­tude d’une rue de la Loi déserte, obli­gé qu’il est — c’est un pro­fes­sion­nel ! — de paraitre tan­tôt enjoué, tan­tôt péné­tré de la gra­vi­té de la crise. Il est méri­tant, ce télé­spec­ta­teur qui a joué le jeu lui aus­si et qui, pour­tant conscient du sub­ter­fuge, a regar­dé ce qu’il n’y avait rien à voir et écou­té ce qu’il n’y avait pas vrai­ment à entendre. Et pour que la paro­die soit com­plète, le pré­sen­ta­teur en stu­dio (mais c’est plus sou­vent la pré­sen­ta­trice) repren­dra l’antenne en remer­ciant l’envoyé au dehors « pour toutes ces pré­ci­sions ». Elle n’y croit pas plus que nous bien sûr. Elle aus­si a un rôle à tenir dans cette pièce du semblant.

Il arrive pour­tant que le cor­res­pon­dant avance une ana­lyse en guise de bonus, jusque là inédite. Mais on se demande alors ce que le pro­pos avait à gagner à nous être livré depuis un trot­toir plu­tôt qu’au chaud d’un stu­dio bien éclairé.

Le pro­cé­dé, en soi, n’est pas neuf. Il avait fait irrup­tion durant l’affaire Dutroux, lorsque des envoyés spé­ciaux se cam­paient devant des bull­do­zers, le plus sou­vent à l’arrêt, pour évo­quer de vaines fouilles de jar­dins et main­te­nir le sus­pens du macabre feuille­ton. RTL-TVI avait ouvert la voie du genre et la RTBF, comme sou­vent, avait sui­vi. Il est vrai qu’elle y avait été pous­sée par un cer­tain public qui l’agonissait de mots d‘oiseau parce que ses jour­na­listes n’étaient pas sur le ter­rain, signe évident que le ser­vice public se fichait des petites vic­times de Dutroux en par­ti­cu­lier et du monde en général.

Les duplex se sont peu à peu bana­li­sés dans les JT, pre­nant du sens lorsque leurs décors sont por­teurs d’informations. L’autoroute sur­char­gée des vacances, la neige bar­rant l’accès au hameau, ou les inon­da­tions dans les­quelles patauge un jour­na­liste bot­té par­ti­cipent plei­ne­ment au récit. Ils ont valeur tes­ti­mo­niale et sont à la télé­vi­sion ce que le son d’ambiance est à la radio. Mais avec ses décors réduits aux sym­boles du pou­voir, le duplex poli­tique, lui, n’a même plus cette fonc­tion. Il se contente de mimer la par­ti­ci­pa­tion de la chaine à l’évènement et d’inviter l’audimat à faire comme si.

Com­ment expli­quer que le pro­cé­dé, inusi­té sur les grandes chaines fran­çaises, soit aus­si régu­liè­re­ment de mise chez nous alors qu’il mange du temps d’antenne, qu’il mobi­lise des moyens humains comme maté­riels, et qu’il agace une bonne par­tie de l’audience ? Pri­vée ou publique, la télé­vi­sion semble bien pri­son­nière des mythes qu’elle a construits. Au nom de la sainte com­mu­ni­ca­tion, l’essentiel n’est pas tant dans le mes­sage que dans la mani­fes­ta­tion d’une pré­sence. La télé est quelque part (où quelque chose, éven­tuel­le­ment, se passe, s’est pas­sé, se pas­se­ra…) et, avec elle, vous êtes là aus­si, cher public. Nous sommes en contact, n’est-ce pas le plus impor­tant ? Au nom de l’instantanéité, autre mythe rava­geur, ce contact sera vécu en temps réel, par­ta­gé avec le télé­spec­ta­teur. Comme sur le web, comme sur le GSM. Déri­soire sou­mis­sion du média à la dic­ta­ture de l’instant, le duplex avec vue sur le vide n’est habi­té que d’intentions étran­gères à l’information.

Simon Tourol


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