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Technologies militaires de chasse à l’homme

Numéro 11 Novembre 2013 par Roland Baumann

novembre 2013

Dans la Théo­rie du drone, le phi­lo­sophe Gré­goire Cha­mayou explore les ques­tions éthiques, psy­cho­lo­giques et juri­diques que pose l’actuelle explo­sion de la guerre à dis­tance qui voit le déploie­ment mas­sif de drones armés dans la « guerre au ter­ro­risme » menée par les États-Unis. Au départ, engin de ren­sei­gne­ment, sur­veillance et recon­nais­sance, déve­lop­pé dès la guerre du Vietnam, […]

Dans la Théo­rie du drone1, le phi­lo­sophe Gré­goire Cha­mayou explore les ques­tions éthiques, psy­cho­lo­giques et juri­diques que pose l’actuelle explo­sion de la guerre à dis­tance qui voit le déploie­ment mas­sif de drones armés dans la « guerre au ter­ro­risme » menée par les États-Unis.

Au départ, engin de ren­sei­gne­ment, sur­veillance et recon­nais­sance, déve­lop­pé dès la guerre du Viet­nam, le drone est un véhi­cule aérien sans équi­page (UAV : Unman­ned Aerial Vehicle). Durant la der­nière décen­nie, on constate une dro­ni­sa­tion crois­sante des forces armées amé­ri­caines déployées dans le cadre glo­bal de la « guerre au ter­ro­risme ». Dès 2009, l’Air Force entraine plus d’opérateurs de drones (« joys­tick pilots ») que de pilotes de chas­seurs et bom­bar­diers. Les patrouilles de drones armés aug­mentent de 1 200 % de 2005 à 2011. Lar­ge­ment média­ti­sés, les drones « chas­seurs-tueurs », Pre­da­tor et Rea­per, sont des « engins de sur­veillance aérienne deve­nus machines à tuer ». Per­met­tant de « pro­je­ter du pou­voir sans pro­je­ter de vul­né­ra­bi­li­té » et rédui­sant l’ennemi au sta­tut de simple cible, le drone armé pro­longe et radi­ca­lise les pro­cé­dés de guerre à dis­tance. Il sup­prime le com­bat et recon­fi­gure les prin­cipes tra­di­tion­nels de l’éthos mili­taire, fon­dé jadis sur la bra­voure et l’esprit de sacri­fice. La guerre asy­mé­trique se radi­ca­lise pour deve­nir uni­la­té­rale et « ce qui pou­vait encore se pré­sen­ter comme un com­bat se conver­tit en simple cam­pagne d’abattage » !

Le pro­pos de la Théo­rie du drone est ouver­te­ment polé­mique. L’auteur veut four­nir des outils aux oppo­sants à la poli­tique dont le drone est l’instrument. Selon Cha­mayou, la « guerre au ter­ro­risme » décla­rée par les États-Unis à la suite des atten­tats du 11 sep­tembre favo­rise le déve­lop­pe­ment d’une forme non conven­tion­nelle de vio­lence éta­tique qui, com­bi­nant des carac­té­ris­tiques de la guerre asy­mé­trique et de l’opération de police, trouve à pré­sent son uni­té concep­tuelle et pra­tique dans la notion de véri­table « chasse à l’homme mili­ta­ri­sée ». Une « poli­tique d’élimination pro­phy­lac­tique », ins­pi­rée des tech­niques israé­liennes d’assassinats ciblés et dont les drones chas­seurs-tueurs sont les ins­tru­ments pri­vi­lé­giés. Une tech­no­lo­gie mili­taire futu­riste en rup­ture totale avec le modèle de guerre conven­tion­nelle repo­sant sur les concepts de front bataille linéaire, oppo­si­tion en face à face des com­bat­tants, etc. Une « guerre » fon­dée sur la logique de sécu­ri­sa­tion jus­ti­fiant l’élimination pré­ven­tive d’individus dan­ge­reux et qui prend la forme d’exécutions extra­ju­di­ciaires. Il faut « sur­veiller et anéan­tir » : « Le drone rêve de réa­li­ser par la tech­no­lo­gie un petit équi­valent de cette fic­tion de l’oeil de Dieu » ! Drone omni-voyant, dont les mis­siles Hell­fire s’abattent comme la foudre sur tous les « indi­vi­dus dan­ge­reux » à éliminer.

Cha­mayou évoque la sur­veillance per­ma­nente exer­cée par les drones afin de dépis­ter les indi­vi­dus dan­ge­reux. Il décrit la « détec­tion auto­ma­ti­sée » des éven­tuels « com­por­te­ments anor­maux » déce­lés dans un « ter­rain humain » par ces « pan­op­tiques volants et armés » qui sur­veillent et anéan­tissent. Qu’il s’agisse de « frappes de per­son­na­li­tés », déjà iden­ti­fiées puis éli­mi­nées au terme d’une traque impi­toyable, ou alors, bien plus sou­vent, de « frappes de signa­ture », exé­cu­tées contre des incon­nus dont le com­por­te­ment « anor­mal » laisse sup­po­ser leur appar­te­nance à une orga­ni­sa­tion terroriste…

Le dis­cours de légi­ti­ma­tion des nou­velles tech­no­lo­gies mili­taires pré­sente le drone comme une arme huma­ni­taire par excel­lence. Alors que la vio­lence armée se glo­ba­lise et perd ses bornes tra­di­tion­nelles, au nom des impé­ra­tifs de la chasse aux ter­ro­ristes, fai­sant du monde entier un « ter­rain de chasse », même en dehors des zones de conflits armés. Cette logique poli­cière indi­vi­dua­lise le pro­blème de l’antiterrorisme et exclut tout trai­te­ment poli­tique des conflits. On ne com­bat plus l’ennemi, « on l’élimine comme on tire les lapins » et, selon Cha­mayou, ce désir de « ter­mi­ner » l’ennemi, en toute sécu­ri­té, à dis­tance, remonte à l’expérience occi­den­tale dans les conflits colo­niaux à la fin du XIXe siècle.

Crise de l’éthos mili­taire tra­di­tion­nel fon­dé sur l’exaltation du sacri­fice héroïque : avec les drones l’héroïsme et le cou­rage sont impos­sibles ! Cha­mayou dénonce le « buzz média­tique » de soi-disant trau­ma­tismes des pilotes de drones. En fait, la psy­cho­lo­gie mili­taire ne trouve pas la moindre trace de syn­drome de stress post­trau­ma­tique chez les opé­ra­teurs de drones livrant vir­tuel­le­ment la guerre glo­bale au ter­ro­risme. Mais, sou­ligne l’auteur, la mise en avant de trau­ma­tismes sup­po­sés des opé­ra­teurs de drones per­met de les assi­mi­ler à des sol­dats clas­siques via une com­mune vul­né­ra­bi­li­té psy­chique et de nier donc l’existence de toute « men­ta­li­té Plays­ta­tion » par­mi les opé­ra­teurs de drones ! Cha­mayou ne nie pas pour autant l’inconfort psy­cho­lo­gique du va-et-vient per­ma­nent entre la zone de paix et celle de guerre, deux mondes que tout oppose, qui carac­té­rise la vie quo­ti­dienne du pilote d’UAV : « Tueur le matin, père de famille le soir. »

Dans son ana­lyse des prin­cipes direc­teurs de la « nécroé­thique » du drone, Cha­mayou montre com­ment la volon­té de limi­ter les risques pour les pilotes enga­gés dans les frappes aériennes, tout comme le sou­ci d’éviter les pertes civiles afin d’éviter toute presse néga­tive, expliquent le déploie­ment crois­sant de drones soi-disant capables de cibler avec pré­ci­sion les objec­tifs mili­taires, mini­mi­sant les dom­mages col­la­té­raux. Comme le sou­ligne l’auteur, la pré­ci­sion d’une frappe aérienne ne dit cepen­dant rien de la per­ti­nence du ciblage et comme le montrent les nom­breuses « bavures », il est sou­vent très mal­ai­sé de dis­tin­guer les « civils inno­cents » des « ter­ro­ristes armés » dans cette guerre à dis­tance livrée par les pilotes de drones « chasseur-tueurs ».

Suit une longue dis­cus­sion des prin­cipes de la phi­lo­so­phie du droit de tuer, la guerre étant une de ces rares acti­vi­tés per­met­tant de « tuer sans crime ». Mais, l’égalité des com­bat­tants sup­pose le droit mutuel de s’entretuer… Ici ce droit est pri­vé de sa sub­stance : une vio­lence à sens unique « met la guerre hors la loi ». Les par­ti­sans du drone privent l’ennemi de la pos­si­bi­li­té maté­rielle de com­battre. Du modèle de guerre asy­mé­trique, on passe à un rap­port uni­la­té­ral de mise à mort et donc à la dis­pa­ri­tion du fon­de­ment clas­sique du « droit à tuer sans crime ». D’autant plus que si la guerre dis­pa­rait, le modèle poli­cier « clas­sique » ne cor­res­pond pas non plus à la pra­tique de l’opérateur de drone puisqu’il sup­pose qu’on n’utilise pas plus de force que néces­saire pour l’arrestation du « cri­mi­nel », non qu’on le mette à mort « à titre préventif »…

Non seule­ment la dro­ni­sa­tion trans­forme les formes de la vio­lence armée et les rap­ports à l’ennemi sous ses dif­fé­rentes facettes, mais elle tend aus­si à modi­fier les rap­ports de l’État à ses propres sujets. Cha­mayou esquisse ici l’avenir urbain qui nous est pro­mis si nous ne réagis­sons pas : le ciel de la ville sur­vo­lé d’engins de vidéo sur­veillance mobiles et armés en guise de police aérienne de proxi­mi­té ! De plus, la robo­ti­sa­tion ren­force la ten­dance à la cen­tra­li­sa­tion des déci­sions, les opé­ra­teurs sul­ba­ternes per­dant en auto­no­mie au pro­fit des éche­lons spé­rieurs de la hié­rar­chie, ce qui per­met aux pou­voirs éta­tiques de résoudre le vieux pro­blème d’indiscipline à l’armée en ren­dant l’insoumission impos­sible. Et l’auteur de conclure son long essai en évo­quant le scé­na­rio apo­ca­lyp­tique de Ter­mi­na­tor, film culte du cinéaste James Came­ron, dans lequel les robots tueurs en guerre finissent par exter­mi­ner l’humanité… Bref, un livre qui incite à la vigi­lance et à la cri­tique face au déve­lop­pe­ment de nou­velles tech­no­lo­gies mili­taires, cen­sées « huma­ni­ser » la « guerre au terrorisme ».

  1. La fabrique édi­tions, 2013.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).