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Technologies de démocratie et mobilisation sociale

Numéro 11 Novembre 2011 par Brice Laurent

octobre 2011

Les nano­tech­no­lo­gies sont un cas idéal pour s’in­ter­ro­ger sur les moda­li­tés de la construc­tion de l’ordre démo­cra­tique. Quelles sont les formes de la mobi­li­sa­tion des « publics » des nano­tech­no­lo­gies ; Quelle est l’im­por­tance des « publics » pour les acteurs du domaine ? Quelles en sont les consé­quences pour les formes de la mobi­li­sa­tion sociale ?

Répondre à ces ques­tions per­met de ne pas repro­duire les dicho­to­mies habi­tuel­le­ment uti­li­sées pour rendre compte de l’enrôlement contro­ver­sé des publics des tech­no­lo­gies, en par­ti­cu­lier celles entre « par­ti­ci­pa­tion » et « mobi­li­sa­tion », ou bien entre « par­ti­ci­pa­tion invi­tée » (dans des dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs orga­ni­sés) et « par­ti­ci­pa­tion sus­ci­tée » (par le biais de la mobi­li­sa­tion sociale)1.

Cet article se penche sur les ins­tru­ments qui défi­nissent les pro­blèmes publics et les façons de les trai­ter, allouent des rôles pour acteurs publics ou pri­vés, et défi­nissent des modes d’action col­lec­tive légi­time. Ces « tech­no­lo­gies de démo­cra­tie » peuvent être ana­ly­sées avec les outils des sciences and tech­no­lo­gy stu­dies (STS)2. Ain­si, les ques­tions rela­tives à la mise en œuvre des tech­no­lo­gies, aux mondes sociaux qu’elles pro­duisent, à la construc­tion de l’expertise à leur pro­pos, aux rela­tions entre celle-ci et des formes d’expertise « pro­fane », peuvent ain­si être trans­fé­rées depuis les études des sciences jusqu’à celles du politique.

Les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie jouent un rôle cen­tral dans le pro­gramme de déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies, ce qui déter­mine les formes pos­sibles de la mobi­li­sa­tion sociale3. La pre­mière par­tie de cet article se penche sur deux moda­li­tés de mise en œuvre des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie. La seconde en tire des consé­quences pour les formes de mobi­li­sa­tion sociale sur les nanotechnologies.

À la recherche du public des nanotechnologies

La construc­tion des publics fait par­tie des pro­grammes de déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies. Dans le cadre de la démarche dite d’innovation « res­pon­sable », les pro­mo­teurs de ces pro­grammes annoncent leur volon­té d’assurer le « dia­logue » avec le « public » et de prendre en compte en amont des contro­verses éven­tuelles les « impacts » des nano­tech­no­lo­gies. Les ins­tru­ments pour mobi­li­ser les publics sont variés. Ils se heurtent à des dif­fi­cul­tés inhé­rentes à la nature même des nano­tech­no­lo­gies. On peut iden­ti­fier deux modes de mobi­li­sa­tion des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie : la répli­ca­tion d’instruments par­ti­ci­pa­tifs connus et la construc­tion d’instruments col­lec­tifs pour la ges­tion des pro­blèmes liés aux nanotechnologies.

Mettre en œuvre des instruments participatifs

Les nano­tech­no­lo­gies ont sus­ci­té de nom­breuses ten­ta­tives d’implication du « public » fon­dées sur l’utilisation d’instruments par­ti­ci­pa­tifs exis­tants. Le cas le plus expli­cite est sans doute celui de la « confé­rence de consen­sus », qui consiste à four­nir à un panel de citoyens igno­rants du sujet une for­ma­tion scien­ti­fique, puis à leur lais­ser le soin de pro­po­ser des recom­man­da­tions. Le dis­po­si­tif est cité dans le Nano­tech­no­lo­gy Act amé­ri­cain. Il est mobi­li­sé par des cher­cheurs amé­ri­cains et des acteurs publics euro­péens. Des exemples d’utilisation d’autres dis­po­si­tifs existent. En France, la Com­mis­sion natio­nale du débat public (CNDP) est en charge depuis 1995 de l’organisation de débats publics en amont de pro­jets d’aménagement et, depuis 2002, de l’organisation de débats consa­crés à des « options géné­rales » de poli­tique publique. La CNDP a été appe­lée par le gou­ver­ne­ment fran­çais à orga­ni­ser un débat natio­nal sur les nano­tech­no­lo­gies en 2009.

Dans tous ces exemples de mise en œuvre d’instruments par­ti­ci­pa­tifs, le dis­po­si­tif cen­sé construire le public, sus­cep­tible de par­ti­ci­per dans des termes accep­tables à la dis­cus­sion, est sépa­ré des par­ti­cu­la­ri­tés du sujet trai­té. Par exemple, les experts de la confé­rence de citoyens (cher­cheurs ou bien entre­prises pri­vées de son­dages et d’études d’opinion) séparent la connais­sance rela­tive au mode de pro­duc­tion du public (elle a trait aux détails tech­niques de l’instrument par­ti­ci­pa­tif) et la connais­sance des par­ti­cu­la­ri­tés du pro­blème traité.

Le cas des nano­tech­no­lo­gies se révèle com­plexe pour ces ins­tru­ments. Il implique une repré­sen­ta­tion des ques­tions, des enjeux et des pro­blèmes des nano­tech­no­lo­gies d’une part, des publics et de leurs attentes d’autre part. Les pro­blèmes de défi­ni­tion des sub­stances « nano », ain­si que la dif­fi­cul­té de repré­sen­ter leurs futurs déve­lop­pe­ments (qui font pour­tant par­tie inté­grante des pro­grammes de la poli­tique scien­ti­fique) font que la copie des pro­cé­dures par­ti­ci­pa­tives depuis des cas connus vers les nano­tech­no­lo­gies appa­rait dif­fi­cile. Com­ment en effet repré­sen­ter des objets dont l’identité même est incer­taine, et des évo­lu­tions futures entiè­re­ment dépen­dantes des choix à faire pour la poli­tique scien­ti­fique et les stra­té­gies indus­trielles ? Dans cette situa­tion, les publics que pro­posent de construire les dis­po­si­tifs exis­tants peuvent paraitre insa­tis­fai­sants pour cer­tains acteurs.

Les cas obser­vés montrent ain­si l’apparition de « contre-publics », qui refusent les pres­crip­tions du dis­po­si­tif et pro­posent des modes d’action dif­fé­rents. La mise en œuvre de la confé­rence de citoyens aux États-Unis et en France a don­né lieu à des construc­tions alter­na­tives à celle du « citoyen neutre » cen­sé pou­voir don­ner son avis dans la mesure où il est étran­ger au sujet dis­cu­té. Ces « contre-citoyens » pou­vaient ques­tion­ner le pro­gramme glo­bal des nano­tech­no­lo­gies ou bien s’engager expli­ci­te­ment pour l’évolution règle­men­taire (Laurent, 2010). Dans le cas du débat natio­nal sur les nano­tech­no­lo­gies, la pro­cé­dure connue a dû faire avec les dif­fi­cul­tés d’identification des acti­vi­tés indus­trielles « nano » et la pré­sence d’un « contre-public » d’activistes inter­rom­pant des réunions consi­dé­rées comme les élé­ments d’une stra­té­gie d’«acceptabilisation » de déci­sions déjà prises.

Les dif­fi­cul­tés de repré­sen­ta­tion des objets et des pro­grammes des nano­tech­no­lo­gies font que la sépa­ra­tion entre le dis­po­si­tif par­ti­ci­pa­tif et les spé­ci­fi­ci­tés des nano­tech­no­lo­gies est cou­teuse à main­te­nir et peut offrir l’espace néces­saire à l’apparition de « contre-publics ». Le pro­blème se pose dif­fé­rem­ment dans le cas de dis­po­si­tifs dont l’objectif est de gérer les nano­tech­no­lo­gies, et en par­ti­cu­lier celui des risques éven­tuels des nanomatériaux.

Impliquer des « publics » en gérant des problèmes

Les façons de mettre en œuvre l’innovation res­pon­sable en assu­rant le trai­te­ment des pro­blèmes posés par les nano­tech­no­lo­gies sont autant de modes d’organisation de la démo­cra­tie. Elles répar­tissent les rôles entre acteurs publics et pri­vés, experts et non-experts. Elles défi­nissent ce que sont les pro­blèmes publics et les façons légi­times de les trai­ter. À ce titre, les méthodes de trai­te­ment des risques col­lec­tifs sont des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie au même titre que les ins­tru­ments dits « participatifs ».

L’intérêt du cas des nano­tech­no­lo­gies est de four­nir des illus­tra­tions de l’utilisation de ces méthodes de trai­te­ment pour la défi­ni­tion même des pro­grammes et des enjeux. On est là dans une situa­tion dif­fé­rente de la pré­cé­dente : l’outil réa­li­sant la pra­tique démo­cra­tique n’est pas cen­sé pro­duire un « public » en mobi­li­sant des ins­tru­ments connus, mais bien les pro­grammes et les objets nano eux-mêmes.

Consi­dé­rons par exemple la défi­ni­tion des « nano­ma­té­riaux ». Dans la mesure où les cri­tères per­met­tant de dif­fé­ren­cier les sub­stances « nano » des sub­stances « non nano » n’existent pas dans les règle­men­ta­tions exis­tantes, cette défi­ni­tion est loin d’être simple. Si l’enjeu est de contrô­ler (par des éti­que­tages ou des éva­lua­tions de risque spé­ci­fiques) les sub­stances dan­ge­reuses, dans ce cas le carac­tère « nano » doit indi­quer les risques des objets. Cela impose de carac­té­ri­ser les sub­stances et de déter­mi­ner quels sont les élé­ments consti­tu­tifs de leurs dangers.

La grande varié­té des nano­ma­té­riaux, les dif­fi­cul­tés de carac­té­ri­sa­tion et les inves­tis­se­ments requis pour stan­dar­di­ser les ins­tru­ments de mesure rendent l’objectif ambi­tieux. Faire avec des sub­stances à la défi­ni­tion incer­taine, les iden­ti­fier comme « nou­velles » ou au contraire les rendre équi­va­lentes à des sub­stances exis­tantes, sont des opé­ra­tions qui peuvent don­ner lieu à la construc­tion de publics dif­fé­rents pour les nanotechnologies.

Aux États-Unis, des orga­ni­sa­tions comme l’International Cen­ter for Tech­no­lo­gy Assess­ment (ICTA) et le Natio­nal Resource Defence Coun­cil (NRDC) ont été actives pour défendre la nou­veau­té des sub­stances « nano ». L’ICTA a adres­sé ain­si en 2007 une péti­tion à l’Environmental Pro­tec­tion Agen­cy (EPA) afin de deman­der la recon­nais­sance du nano-argent comme un nou­veau pes­ti­cide. La pro­cé­dure a for­cé l’EPA à répondre offi­ciel­le­ment aux argu­ments avan­cés par l’ICTA et à orga­ni­ser la confron­ta­tion de l’association avec les acteurs indus­triels. Face à l’incertitude scien­ti­fique, le recours à l’expertise scien­ti­fique est appa­ru alors comme la réponse obli­ga­toire — ce qui a pour effet, dans l’état d’incertitude actuel, de retar­der la mise en œuvre de règle­men­ta­tions spé­ci­fiques « nano4 ».

En Europe, le pro­gramme d’innovation res­pon­sable montre une oppo­si­tion entre la Com­mis­sion et le Par­le­ment. La Com­mis­sion a mis en avant une ges­tion décen­tra­li­sée des impacts éven­tuels délé­guant aux scien­ti­fiques gui­dés par des prin­cipes géné­raux défi­nis dans des codes de conduite, la pra­tique de la « res­pon­sa­bi­li­té ». À cela s’ajoute une atten­tion au « dia­logue » avec le « grand public euro­péen » qu’il s’agirait de com­prendre « scien­ti­fi­que­ment » afin de pou­voir adap­ter les choix de poli­tique scien­ti­fique en fonc­tion de ses attentes et de ses craintes. Le Par­le­ment a répli­qué à cela en défen­dant la néces­si­té de consi­dé­rer les nano­ma­té­riaux comme de « nou­velles sub­stances » et donc d’introduire des contraintes règle­men­taires dans les textes euro­péens ciblant une nou­velle caté­go­rie de sub­stances : celle des nano­ma­té­riaux. Ce fai­sant, le Par­le­ment affirme que la légi­ti­mi­té qu’il tire de l’élection est supé­rieure à celle tirée du dia­logue avec un « public euro­péen » fait d’individus isolés.

Ces quelques exemples rapi­de­ment abor­dés nous apprennent que les « publics » font par­tie inté­grante des pro­grammes de déve­lop­pe­ment des nano­ma­té­riaux, non seule­ment parce que ces der­niers mettent en avant une volon­té de « dia­logue » ou de « trans­pa­rence », mais aus­si (et sur­tout) parce que les ins­tru­ments cen­sés trai­ter les pro­blèmes des nano­tech­no­lo­gies orga­nisent dans le même temps la vie démo­cra­tique, d’une façon qui peut être contro­ver­sée (on vient de le voir dans le cas euro­péen), mais qui, dans tous les cas, défi­nit des che­mins accep­tables pour la prise de déci­sion et des « publics » sus­cep­tibles d’y prendre part. Com­ment alors conce­voir les pos­si­bi­li­tés de la mobi­li­sa­tion sociale, dans cette situa­tion où l’enjeu de la mobi­li­sa­tion (les nano­tech­no­lo­gies) est direc­te­ment lié à des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie ? La par­tie sui­vante décrit trois réponses pos­sibles à cette question.

Trois modes de mobilisation sociale

Négocier

Le fait que les nano­tech­no­lo­gies soient mises en dis­cus­sion dans des ins­tances publiques ouvertes à la négo­cia­tion entre par­ties pre­nantes (sous la forme, par exemple, de conflits juri­diques) offre une pos­si­bi­li­té d’action pour la mobi­li­sa­tion sociale.

Ain­si, l’ICTA uti­lise-t-il les pos­si­bi­li­tés juri­diques offertes par le sys­tème amé­ri­cain de régu­la­tion des risques pour inter­ve­nir devant l’Environmental Pro­tec­tion Agen­cy et sol­li­ci­ter la prise en compte du nano-argent comme pes­ti­cide. De même, l’European Envi­ron­men­tal Bureau (EEB), une fédé­ra­tion d’associations euro­péennes de défense de l’environnement, par­ti­cipe acti­ve­ment aux négo­cia­tions en cours sur la défi­ni­tion des nano­ma­té­riaux. Dans une dis­cus­sion dont l’enjeu est de défi­nir un seuil de dis­tri­bu­tion de taille au-des­sous duquel les maté­riaux sont consi­dé­rés comme « nano », l’EEB tente de jus­ti­fier le choix d’un seuil réduit (afin d’élargir la gamme des pro­duits poten­tiel­le­ment sou­mis à des contrôles plus stricts), tan­dis que les acteurs indus­triels argu­mentent en faveur d’un seuil plus éle­vé (et donc moins inclusif).

Dans le cas de l’ICTA comme dans celui de l’EEB, la dis­cus­sion col­lec­tive est orga­ni­sée sui­vant les prin­cipes de la négo­cia­tion entre par­ties pre­nantes dont les inté­rêts sont à expli­ci­ter et à défendre face à des adver­saires aux inté­rêts oppo­sés. La mobi­li­sa­tion asso­cia­tive uti­lise alors les ins­tru­ments poli­tiques à sa por­tée (les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie uti­li­sées pour gérer les nano­tech­no­lo­gies et leurs pro­blèmes), qu’elle peut ensuite com­bi­ner avec d’autres modes d’action (par exemple la publi­ca­tion de « prin­cipes pour le contrôle des nano­tech­no­lo­gies » en par­te­na­riat avec d’autres asso­cia­tions et des syn­di­cats pour l’ICTA, l’action diri­gée sur les ins­tances inter­na­tio­nales de stan­dar­di­sa­tion pour l’EEB).

Ce mode d’action impose un inves­tis­se­ment fort de la part des orga­ni­sa­tions concer­nées. Elles doivent être capables d’entrer dans des dis­cus­sions tech­niques et de faire face à des acteurs (indus­triels par exemple) béné­fi­ciant de res­sources finan­cières plus impor­tantes que les leurs. Mais le point com­mun de cette forme de mobi­li­sa­tion, c’est l’usage des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie mobi­li­sées pour gérer les pro­blèmes des nano­tech­no­lo­gies. Pour l’ICTA comme pour l’EEB, il s’agit d’intervenir de façon stra­té­gique dans les dis­po­si­tifs dis­po­nibles, afin de faire entendre les inté­rêts que les asso­cia­tions défendent.

Il en résulte une cer­taine incer­ti­tude dans les cas d’utilisation de tech­no­lo­gies de démo­cra­tie, lorsque les objec­tifs affi­chés sont trop ambi­gus. Ain­si, le débat natio­nal fran­çais sur les nano­tech­no­lo­gies a don­né lieu à une par­ti­ci­pa­tion contras­tée de la part des asso­cia­tions de pro­tec­tion de l’environnement, cer­taines par­ti­ci­pant au pro­ces­sus jusqu’à son terme, d’autres se reti­rant en cours de route pour évi­ter le risque d’être uti­li­sées comme cau­tion pour un dis­po­si­tif qui leur appa­rais­sait inca­pable d’infléchir les choix de déve­lop­pe­ment des nanotechnologies.

S’engager contre les nanotechnologies

Les nano­tech­no­lo­gies ont don­né lieu à une cri­tique radi­cale, qui s’est mani­fes­tée de façon viru­lente à Gre­noble, puis lors du débat natio­nal sur les nano­tech­no­lo­gies. La mobi­li­sa­tion prend ici la forme de l’«enquête cri­tique », qui consiste pour les acti­vistes à rendre compte des choix de déve­lop­pe­ment scien­ti­fiques et tech­niques et à dénon­cer les risques qu’ils feraient cou­rir à la démocratie.

L’enquête cri­tique est asso­ciée à la démons­tra­tion des liens contes­tables qu’elle entend dénon­cer. La démons­tra­tion com­prend deux com­po­santes com­plé­men­taires. D’une part, il s’agit d’expliciter les liens entre inté­rêts éco­no­miques, indus­triels et élec­to­raux, et les déci­sions de poli­tique scien­ti­fique ou de stra­té­gie indus­trielle. Ain­si, des gra­phiques repré­sen­tant les liens mul­tiples et les cir­cu­la­tions de per­sonnes entre les col­lec­ti­vi­tés locales et les ins­ti­tuts de recherche gre­no­blois rendent visibles des connexions que la cri­tique prend pour cible. D’autre part, l’action des acti­vistes prend des formes spec­ta­cu­laires [c’est le deuxième sens du mot anglais demons­tra­tion (Bar­ry, 1999)]. Elle consiste à publier des paro­dies de jour­naux locaux d’information, à occu­per des chan­tiers de construc­tion, à inter­rompre des réunions publiques, afin de mettre en lumière la pos­si­bi­li­té d’une action citoyenne dif­fé­rente de celle que pro­pose l’innovation res­pon­sable. Il s’agit bien de convaincre de la valeur de l’enquête cri­tique comme mode d’action civique. Dans ce cadre, le citoyen se doit de se mettre à dis­tance du social afin d’en effec­tuer la cri­tique. La démarche de l’enquête cri­tique est proche de celle de la socio­lo­gie cri­tique, à ceci près que la seconde répond au pro­blème de la dis­tance du socio­logue à son objet par la réflexi­vi­té, tan­dis que la pre­mière le fait en uti­li­sant l’anonymat.

L’anonymat est cen­tral pour la conduite de l’enquête cri­tique. Il per­met de réa­li­ser un objec­tif (ou plu­tôt un contre-objec­tif): la cri­tique des nano­tech­no­lo­gies ne cherche pas à bâtir un mou­ve­ment social, dont les inté­rêts pour­raient être iden­ti­fiés et défen­dus dans l’espace public. Ce der­nier point est impor­tant dans une situa­tion où l’appel au « dia­logue avec les par­ties pre­nantes » est per­ma­nent. Il per­met aux acti­vistes de ne pas entrer dans le fonc­tion­ne­ment des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie, mais, au contraire, de les inclure au sein des enti­tés à critiquer.

Comme toute tech­no­lo­gie, les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie sont en effet fon­dées sur des alliances entre inté­rêts divers (le déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies et l’ouverture des déci­sions publiques à un plus grand nombre de per­sonnes par exemple). Ain­si, la cri­tique for­mu­lée par les anti­na­no­tech­no­lo­gies s’attache à mettre au jour des liens de finan­ce­ment entre orga­ni­sa­teurs de débat ou ges­tion­naires des risques et pro­mo­teurs des pro­grammes de déve­lop­pe­ment, afin de mon­trer que les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie ne peuvent que soli­di­fier un peu plus un pro­gramme de déve­lop­pe­ment à refu­ser dans son ensemble.

Une consé­quence de cette approche est que la dis­tance aux tech­no­lo­gies de démo­cra­tie doit être main­te­nue afin d’assurer la pos­si­bi­li­té de l’enquête cri­tique. Or cet objec­tif n’est pas tou­jours facile à atteindre. Consi­dé­rons par exemple le débat natio­nal fran­çais sur les nano­tech­no­lo­gies. Ce dis­po­si­tif cherche à inclure le maxi­mum d’acteurs. Les exemples pré­cé­dents de débats orga­ni­sés par la CNDP ont en effet mon­tré que les orga­ni­sa­teurs cherchent à inclure des acteurs en prin­cipe réti­cents à par­ti­ci­per. Lors du débat consa­cré aux nano­tech­no­lo­gies, le pro­blème de la dis­tance au dis­po­si­tif s’est posé pour la cri­tique. D’une part, les réunions publiques per­met­taient de réa­li­ser des démons­tra­tions spec­ta­cu­laires en inter­rom­pant leur dérou­le­ment. D’autre part, le risque était per­ma­nent de voir les actions réa­li­sées lors des réunions être inter­pré­tées comme des prises de paroles à prendre en compte dans le dis­po­si­tif de débat.

La cri­tique des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie et la construc­tion de la dis­tance peuvent donc, dans cer­tains cas, faire face à des épreuves dont la réso­lu­tion implique un renou­vè­le­ment des pra­tiques de démons­tra­tion. Dans le cas du débat CNDP, le main­tien de la dis­tance cri­tique pou­vait être assu­ré grâce à des inter­rup­tions sonores qui ne pou­vaient pas être com­prises comme des « prises de posi­tion » aux côtés de celles des par­ti­ci­pants au débat.

On le voit, le main­tien de la dis­tance pour la cri­tique a des effets pour la pra­tique de la démons­tra­tion. Il implique que les acti­vistes ne soient pas enga­gés dans les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie au point d’y être inclus. Cela empêche l’exploration de la construc­tion des défi­ni­tions pour les nano­ma­té­riaux, ou des pro­grammes des nano­tech­no­lo­gies eux-mêmes, puisqu’une telle explo­ra­tion condui­rait à inté­grer des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie dont la cri­tique cherche à se mettre à distance.

S’engager avec les nanotechnologies

Entre l’engagement dans les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie et le main­tien d’une dis­tance cri­tique, il est pos­sible d’envisager une der­nière forme de mobi­li­sa­tion sociale. Dans ce troi­sième cas, la mobi­li­sa­tion sociale prend direc­te­ment pour objet les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie elles-mêmes. C’est le cas, par exemple, de l’association fran­çaise Viva­go­ra, fon­dée en 2003 par des jour­na­listes scientifiques.

Lors de sa créa­tion, Viva­go­ra s’assigne pour objec­tif l’organisation de réunions publiques lors des­quelles seraient pré­sen­tées les oppo­si­tions et contro­verses rela­tives au déve­lop­pe­ment scien­ti­fique. L’idée est alors de mettre au jour les dif­fé­rences d’approches, d’intérêts et de pra­tiques. Il s’agit là d’une exten­sion du jour­na­lisme scien­ti­fique aux cas mar­qués par l’incertitude. De même que le jour­na­lisme scien­ti­fique cher­chait à expli­quer la science au public, l’objectif serait à pré­sent de repré­sen­ter les contro­verses sur la science et la poli­tique scien­ti­fique. Dans cette optique, le rôle de l’association était pen­sé comme celui du « faci­li­ta­teur », de l’organisateur de débats, dont la valeur tient aux pos­si­bi­li­tés qu’il offre pour l’explicitation des oppositions.

Viva­go­ra orga­nise ain­si deux séries de réunions publiques à Paris (en 2005) et à Gre­noble (en 2007). À Gre­noble, l’association se heurte à de nom­breuses cri­tiques. Tan­dis que les acteurs scien­ti­fiques croient voir un « par­ti pris anti-nano », les cri­tiques locales dénoncent une « paro­die de démo­cra­tie », qui ne cher­che­rait qu’à faire accep­ter des déci­sions déjà prises. Face à ces cri­tiques, l’association aurait pu prendre le par­ti de deve­nir un expert des pro­cé­dures par­ti­ci­pa­tives, en sépa­rant la connais­sance des pro­cé­dures par­ti­ci­pa­tives des spé­ci­fi­ci­tés des ques­tions sur les­quelles elles sont appli­quées. Viva­go­ra serait alors deve­nu un « spé­cia­liste en tech­no­lo­gies de démo­cra­tie » simi­laire à ceux que la pre­mière par­tie de cet article décri­vait plus haut.

Ce n’est pour­tant pas le che­min qu’a adop­té l’association. Au contraire, le mode de mobi­li­sa­tion sociale de Viva­go­ra a consis­té à expé­ri­men­ter des dis­po­si­tifs adap­tés aux spé­ci­fi­ci­tés des nano­tech­no­lo­gies. Il s’est agi, pour l’association, de construire à la fois les pro­blèmes des nano­tech­no­lo­gies et leurs publics. Cette ambi­tion s’est mani­fes­tée dans la par­ti­ci­pa­tion à des ini­tia­tives variées.

Un exemple est celui du Nano­fo­rum, orga­ni­sé de 2007 à 2009 au Conser­va­toire natio­nal des arts et métiers (une école d’ingénieurs pari­sienne), et sou­te­nu finan­ciè­re­ment par le minis­tère fran­çais de la San­té. Viva­go­ra s’est consi­dé­ra­ble­ment inves­tie dans la mise en place et la conduite du Nano­fo­rum. Le dis­po­si­tif est appa­ru comme un outil pour défi­nir et expli­ci­ter les pro­blèmes publics des nano­tech­no­lo­gies et, dans le même temps, faire appa­raitre de nou­veaux publics. Ain­si, le Nano­fo­rum a mis en évi­dence les dif­fi­cul­tés de carac­té­ri­sa­tion et d’identification liées au nano-argent et la néces­si­té de mettre en dis­cus­sion les outils tech­ni­co-poli­tiques que sont l’étiquetage et l’évaluation risques-béné­fices. Dans le même temps, le Nano­fo­rum a été l’opportunité de don­ner une tri­bune à des asso­cia­tions de défense de l’environnement, en même temps qu’il a ser­vi de pla­te­forme pour la consti­tu­tion de nou­veaux groupes. Ain­si, Viva­go­ra a encou­ra­gé la consti­tu­tion d’un petit groupe mobi­li­sé sur les enjeux des nano­tech­no­lo­gies à Gre­noble et lui a per­mis d’utiliser le Nano­fo­rum comme lieu de ques­tion­ne­ment des acteurs scientifiques.

Contrai­re­ment à la cri­tique des anti­na­no­tech­no­lo­gies, le mode d’action de Viva­go­ra est fon­dé sur l’idée que l’extériorité aux pro­grammes de déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies est impos­sible à atteindre. En consé­quence, le rap­port entre Viva­go­ra et les tech­no­lo­gies de démo­cra­tie n’est pas uni­forme. Il prend des moda­li­tés variées selon que l’association inter­vient dans l’organisation de dis­po­si­tifs de dia­logue ou prend part, aux côtés d’associations de consom­ma­teurs et de pro­tec­tion de l’environnement, à des formes d’action sociale visant le conte­nu même des nano­tech­no­lo­gies. Ain­si, Viva­go­ra est signa­taire des Prin­cipes pour le contrôle des nano­tech­no­lo­gies édic­tés par l’ICTA, et est membre de l’EEB où elle défend une défi­ni­tion inclu­sive des nano­ma­té­riaux et la prise en compte du cycle de vie des sub­stances dans la règlementation.

Dans ce cas, la forme de mobi­li­sa­tion est « expé­ri­men­tale », dans la mesure où elle ne déter­mine pas à l’avance la rela­tion aux tech­no­lo­gies de démo­cra­tie, mais tente des formes de rela­tion diverses. S’agit-il de se mobi­li­ser sur les nano­tech­no­lo­gies ou bien sur des pro­cé­dures sus­cep­tibles d’organiser la démo­cra­tie à leur pro­pos ? La réponse de Viva­go­ra consiste à dire que cette dicho­to­mie ne tient pas : l’association pro­pose une forme de mobi­li­sa­tion qui consi­dère que l’enjeu des nano­tech­no­lo­gies est en même temps un enjeu rela­tif aux tech­no­lo­gies de démo­cra­tie. Cela a pour consé­quence une incer­ti­tude per­ma­nente sur l’«identité » de l’association et de nom­breuses dif­fi­cul­tés de recon­nais­sance, face à des mou­ve­ments asso­cia­tifs qui peuvent la consi­dé­rer comme « trop impli­quée » dans le déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies ou, du côté oppo­sé, des pou­voirs publics ou des acteurs indus­triels la consi­dé­rant « trop critique ».

Conclusion

La fabri­ca­tion et la repré­sen­ta­tion des objets et des pro­grammes des nano­tech­no­lo­gies vont de pair avec la mobi­li­sa­tion de « publics ». Ces publics sont enrô­lés grâce à des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie, dont cer­taines sont cen­sées être dis­tinctes des nano­tech­no­lo­gies et trans­fé­rées d’un pro­blème à un autre, tan­dis que d’autres sont au contraire rela­tives au trai­te­ment des ques­tions spé­ci­fiques posées par les nano­tech­no­lo­gies. Il appa­rait ain­si que la sépa­ra­tion entre tech­no­lo­gies de démo­cra­tie et nano­tech­no­lo­gies est le résul­tat de pro­ces­sus à décrire et que, dans tous les cas, les « publics » font par­tie inté­grante des pro­blèmes sou­le­vés par les nanotechnologies.

Il en résulte plu­sieurs consé­quences pour la mobi­li­sa­tion sociale. Pre­mier point, la mobi­li­sa­tion sociale n’est pas une réponse linéaire à un pro­blème qui appa­rai­trait comme impos­sible à trai­ter par les ins­ti­tu­tions exis­tantes5. Dans le cas des nano­tech­no­lo­gies, elle doit faire avec l’enrôlement des publics et l’objectif expli­cite de trai­te­ment des pro­blèmes. Elle peut donc par­ti­ci­per à la soli­di­fi­ca­tion d’une cer­taine forme démo­cra­tique (la négo­cia­tion juri­dique entre par­ties pre­nantes par exemple) ou bien ten­ter d’introduire de nou­velles expé­ri­men­ta­tions démo­cra­tiques (comme le Nanoforum).

Second point, les oppo­si­tions entre « par­ti­ci­pa­tion » et « mobi­li­sa­tion », entre « par­ti­ci­pa­tion invi­tée » (qui serait « construite ») et « par­ti­ci­pa­tion spon­ta­née » (qui serait « authen­tique ») n’est pas satis­fai­sante. En effet, la mobi­li­sa­tion sociale doit, dans tous les cas, faire avec des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie uti­li­sées pour construire et repré­sen­ter les nano­tech­no­lo­gies. Il en résulte des situa­tions diverses. Dans cer­tains cas, des asso­cia­tions peuvent choi­sir d’entrer de façon stra­té­gique dans cer­tains dis­po­si­tifs et non dans d’autres. Dans d’autres cas, des groupes cri­tiques cherchent à se mettre à dis­tance des nano­tech­no­lo­gies comme des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie afin d’en faire la cri­tique. Enfin, un der­nier mode d’action consiste à expé­ri­men­ter une mobi­li­sa­tion qui inter­vient à la fois sur l’organisation de tech­no­lo­gies de démo­cra­tie et sur la consti­tu­tion des pro­blèmes des nano­tech­no­lo­gies et de leurs publics.

Enfin, la proxi­mi­té entre les ques­tions posées aux acteurs de la socié­té civile et aux cher­cheurs en sciences sociales est remar­quable. Ces der­niers sont eux aus­si appe­lés à contri­buer aux pro­grammes de déve­lop­pe­ment des nano­tech­no­lo­gies. Ils sont, eux aus­si, enga­gés dans des tech­no­lo­gies de démo­cra­tie qu’ils étu­dient les « per­cep­tions » des publics, orga­nisent des débats ou donnent leur avis en tant que par­ties pre­nantes. Les cher­cheurs peuvent choi­sir de main­te­nir une dis­tance à leur objet (mais le main­tien de cette dis­tance, comme dans le cas de l’enquête cri­tique, est alors une dif­fi­cul­té pra­tique). Ils peuvent aus­si s’engager dans des dis­po­si­tifs de concer­ta­tion ou bien adop­ter une démarche prag­ma­tiste dans laquelle la dis­tance à leur objet est à expé­ri­men­ter. L’étude de la mobi­li­sa­tion sociale sur les nano­tech­no­lo­gies appa­rait ain­si comme une invi­ta­tion à rendre compte des dif­fé­rents modes d’action des sciences sociales dans les tech­no­lo­gies de démocratie.

  1. Voir pour une dis­cus­sion (Joly et Mar­ris, 2003).
  2. (Laurent, 2011). Voir pour des approches simi­laires consa­crées à l’étude des dis­po­si­tifs par­ti­ci­pa­tifs Irwin, 2007 ; Lezaun et Sone­ryd, 2007.
  3. Le maté­riau uti­li­sé ici est issu d’un tra­vail sur la consti­tu­tion de l’ordre démo­cra­tique par la pro­blé­ma­ti­sa­tion des nano­tech­no­lo­gies (Laurent, 2010 ; 2011b).
  4. Cette dyna­mique fait écho à des modes d’organisation de la poli­tique amé­ri­caine du risque bien décrits par Shei­la Jasa­noff (Jasa­noff, 1992).
  5. Cf. le com­men­taire des études des prag­ma­tistes amé­ri­cains sur le public par Noortje Marres (Marres, 2007).

Brice Laurent


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