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Technologies de démocratie et mobilisation sociale
Les nanotechnologies sont un cas idéal pour s’interroger sur les modalités de la construction de l’ordre démocratique. Quelles sont les formes de la mobilisation des « publics » des nanotechnologies ; Quelle est l’importance des « publics » pour les acteurs du domaine ? Quelles en sont les conséquences pour les formes de la mobilisation sociale ?
Répondre à ces questions permet de ne pas reproduire les dichotomies habituellement utilisées pour rendre compte de l’enrôlement controversé des publics des technologies, en particulier celles entre « participation » et « mobilisation », ou bien entre « participation invitée » (dans des dispositifs participatifs organisés) et « participation suscitée » (par le biais de la mobilisation sociale)1.
Cet article se penche sur les instruments qui définissent les problèmes publics et les façons de les traiter, allouent des rôles pour acteurs publics ou privés, et définissent des modes d’action collective légitime. Ces « technologies de démocratie » peuvent être analysées avec les outils des sciences and technology studies (STS)2. Ainsi, les questions relatives à la mise en œuvre des technologies, aux mondes sociaux qu’elles produisent, à la construction de l’expertise à leur propos, aux relations entre celle-ci et des formes d’expertise « profane », peuvent ainsi être transférées depuis les études des sciences jusqu’à celles du politique.
Les technologies de démocratie jouent un rôle central dans le programme de développement des nanotechnologies, ce qui détermine les formes possibles de la mobilisation sociale3. La première partie de cet article se penche sur deux modalités de mise en œuvre des technologies de démocratie. La seconde en tire des conséquences pour les formes de mobilisation sociale sur les nanotechnologies.
À la recherche du public des nanotechnologies
La construction des publics fait partie des programmes de développement des nanotechnologies. Dans le cadre de la démarche dite d’innovation « responsable », les promoteurs de ces programmes annoncent leur volonté d’assurer le « dialogue » avec le « public » et de prendre en compte en amont des controverses éventuelles les « impacts » des nanotechnologies. Les instruments pour mobiliser les publics sont variés. Ils se heurtent à des difficultés inhérentes à la nature même des nanotechnologies. On peut identifier deux modes de mobilisation des technologies de démocratie : la réplication d’instruments participatifs connus et la construction d’instruments collectifs pour la gestion des problèmes liés aux nanotechnologies.
Mettre en œuvre des instruments participatifs
Les nanotechnologies ont suscité de nombreuses tentatives d’implication du « public » fondées sur l’utilisation d’instruments participatifs existants. Le cas le plus explicite est sans doute celui de la « conférence de consensus », qui consiste à fournir à un panel de citoyens ignorants du sujet une formation scientifique, puis à leur laisser le soin de proposer des recommandations. Le dispositif est cité dans le Nanotechnology Act américain. Il est mobilisé par des chercheurs américains et des acteurs publics européens. Des exemples d’utilisation d’autres dispositifs existent. En France, la Commission nationale du débat public (CNDP) est en charge depuis 1995 de l’organisation de débats publics en amont de projets d’aménagement et, depuis 2002, de l’organisation de débats consacrés à des « options générales » de politique publique. La CNDP a été appelée par le gouvernement français à organiser un débat national sur les nanotechnologies en 2009.
Dans tous ces exemples de mise en œuvre d’instruments participatifs, le dispositif censé construire le public, susceptible de participer dans des termes acceptables à la discussion, est séparé des particularités du sujet traité. Par exemple, les experts de la conférence de citoyens (chercheurs ou bien entreprises privées de sondages et d’études d’opinion) séparent la connaissance relative au mode de production du public (elle a trait aux détails techniques de l’instrument participatif) et la connaissance des particularités du problème traité.
Le cas des nanotechnologies se révèle complexe pour ces instruments. Il implique une représentation des questions, des enjeux et des problèmes des nanotechnologies d’une part, des publics et de leurs attentes d’autre part. Les problèmes de définition des substances « nano », ainsi que la difficulté de représenter leurs futurs développements (qui font pourtant partie intégrante des programmes de la politique scientifique) font que la copie des procédures participatives depuis des cas connus vers les nanotechnologies apparait difficile. Comment en effet représenter des objets dont l’identité même est incertaine, et des évolutions futures entièrement dépendantes des choix à faire pour la politique scientifique et les stratégies industrielles ? Dans cette situation, les publics que proposent de construire les dispositifs existants peuvent paraitre insatisfaisants pour certains acteurs.
Les cas observés montrent ainsi l’apparition de « contre-publics », qui refusent les prescriptions du dispositif et proposent des modes d’action différents. La mise en œuvre de la conférence de citoyens aux États-Unis et en France a donné lieu à des constructions alternatives à celle du « citoyen neutre » censé pouvoir donner son avis dans la mesure où il est étranger au sujet discuté. Ces « contre-citoyens » pouvaient questionner le programme global des nanotechnologies ou bien s’engager explicitement pour l’évolution règlementaire (Laurent, 2010). Dans le cas du débat national sur les nanotechnologies, la procédure connue a dû faire avec les difficultés d’identification des activités industrielles « nano » et la présence d’un « contre-public » d’activistes interrompant des réunions considérées comme les éléments d’une stratégie d’«acceptabilisation » de décisions déjà prises.
Les difficultés de représentation des objets et des programmes des nanotechnologies font que la séparation entre le dispositif participatif et les spécificités des nanotechnologies est couteuse à maintenir et peut offrir l’espace nécessaire à l’apparition de « contre-publics ». Le problème se pose différemment dans le cas de dispositifs dont l’objectif est de gérer les nanotechnologies, et en particulier celui des risques éventuels des nanomatériaux.
Impliquer des « publics » en gérant des problèmes
Les façons de mettre en œuvre l’innovation responsable en assurant le traitement des problèmes posés par les nanotechnologies sont autant de modes d’organisation de la démocratie. Elles répartissent les rôles entre acteurs publics et privés, experts et non-experts. Elles définissent ce que sont les problèmes publics et les façons légitimes de les traiter. À ce titre, les méthodes de traitement des risques collectifs sont des technologies de démocratie au même titre que les instruments dits « participatifs ».
L’intérêt du cas des nanotechnologies est de fournir des illustrations de l’utilisation de ces méthodes de traitement pour la définition même des programmes et des enjeux. On est là dans une situation différente de la précédente : l’outil réalisant la pratique démocratique n’est pas censé produire un « public » en mobilisant des instruments connus, mais bien les programmes et les objets nano eux-mêmes.
Considérons par exemple la définition des « nanomatériaux ». Dans la mesure où les critères permettant de différencier les substances « nano » des substances « non nano » n’existent pas dans les règlementations existantes, cette définition est loin d’être simple. Si l’enjeu est de contrôler (par des étiquetages ou des évaluations de risque spécifiques) les substances dangereuses, dans ce cas le caractère « nano » doit indiquer les risques des objets. Cela impose de caractériser les substances et de déterminer quels sont les éléments constitutifs de leurs dangers.
La grande variété des nanomatériaux, les difficultés de caractérisation et les investissements requis pour standardiser les instruments de mesure rendent l’objectif ambitieux. Faire avec des substances à la définition incertaine, les identifier comme « nouvelles » ou au contraire les rendre équivalentes à des substances existantes, sont des opérations qui peuvent donner lieu à la construction de publics différents pour les nanotechnologies.
Aux États-Unis, des organisations comme l’International Center for Technology Assessment (ICTA) et le National Resource Defence Council (NRDC) ont été actives pour défendre la nouveauté des substances « nano ». L’ICTA a adressé ainsi en 2007 une pétition à l’Environmental Protection Agency (EPA) afin de demander la reconnaissance du nano-argent comme un nouveau pesticide. La procédure a forcé l’EPA à répondre officiellement aux arguments avancés par l’ICTA et à organiser la confrontation de l’association avec les acteurs industriels. Face à l’incertitude scientifique, le recours à l’expertise scientifique est apparu alors comme la réponse obligatoire — ce qui a pour effet, dans l’état d’incertitude actuel, de retarder la mise en œuvre de règlementations spécifiques « nano4 ».
En Europe, le programme d’innovation responsable montre une opposition entre la Commission et le Parlement. La Commission a mis en avant une gestion décentralisée des impacts éventuels déléguant aux scientifiques guidés par des principes généraux définis dans des codes de conduite, la pratique de la « responsabilité ». À cela s’ajoute une attention au « dialogue » avec le « grand public européen » qu’il s’agirait de comprendre « scientifiquement » afin de pouvoir adapter les choix de politique scientifique en fonction de ses attentes et de ses craintes. Le Parlement a répliqué à cela en défendant la nécessité de considérer les nanomatériaux comme de « nouvelles substances » et donc d’introduire des contraintes règlementaires dans les textes européens ciblant une nouvelle catégorie de substances : celle des nanomatériaux. Ce faisant, le Parlement affirme que la légitimité qu’il tire de l’élection est supérieure à celle tirée du dialogue avec un « public européen » fait d’individus isolés.
Ces quelques exemples rapidement abordés nous apprennent que les « publics » font partie intégrante des programmes de développement des nanomatériaux, non seulement parce que ces derniers mettent en avant une volonté de « dialogue » ou de « transparence », mais aussi (et surtout) parce que les instruments censés traiter les problèmes des nanotechnologies organisent dans le même temps la vie démocratique, d’une façon qui peut être controversée (on vient de le voir dans le cas européen), mais qui, dans tous les cas, définit des chemins acceptables pour la prise de décision et des « publics » susceptibles d’y prendre part. Comment alors concevoir les possibilités de la mobilisation sociale, dans cette situation où l’enjeu de la mobilisation (les nanotechnologies) est directement lié à des technologies de démocratie ? La partie suivante décrit trois réponses possibles à cette question.
Trois modes de mobilisation sociale
Négocier
Le fait que les nanotechnologies soient mises en discussion dans des instances publiques ouvertes à la négociation entre parties prenantes (sous la forme, par exemple, de conflits juridiques) offre une possibilité d’action pour la mobilisation sociale.
Ainsi, l’ICTA utilise-t-il les possibilités juridiques offertes par le système américain de régulation des risques pour intervenir devant l’Environmental Protection Agency et solliciter la prise en compte du nano-argent comme pesticide. De même, l’European Environmental Bureau (EEB), une fédération d’associations européennes de défense de l’environnement, participe activement aux négociations en cours sur la définition des nanomatériaux. Dans une discussion dont l’enjeu est de définir un seuil de distribution de taille au-dessous duquel les matériaux sont considérés comme « nano », l’EEB tente de justifier le choix d’un seuil réduit (afin d’élargir la gamme des produits potentiellement soumis à des contrôles plus stricts), tandis que les acteurs industriels argumentent en faveur d’un seuil plus élevé (et donc moins inclusif).
Dans le cas de l’ICTA comme dans celui de l’EEB, la discussion collective est organisée suivant les principes de la négociation entre parties prenantes dont les intérêts sont à expliciter et à défendre face à des adversaires aux intérêts opposés. La mobilisation associative utilise alors les instruments politiques à sa portée (les technologies de démocratie utilisées pour gérer les nanotechnologies et leurs problèmes), qu’elle peut ensuite combiner avec d’autres modes d’action (par exemple la publication de « principes pour le contrôle des nanotechnologies » en partenariat avec d’autres associations et des syndicats pour l’ICTA, l’action dirigée sur les instances internationales de standardisation pour l’EEB).
Ce mode d’action impose un investissement fort de la part des organisations concernées. Elles doivent être capables d’entrer dans des discussions techniques et de faire face à des acteurs (industriels par exemple) bénéficiant de ressources financières plus importantes que les leurs. Mais le point commun de cette forme de mobilisation, c’est l’usage des technologies de démocratie mobilisées pour gérer les problèmes des nanotechnologies. Pour l’ICTA comme pour l’EEB, il s’agit d’intervenir de façon stratégique dans les dispositifs disponibles, afin de faire entendre les intérêts que les associations défendent.
Il en résulte une certaine incertitude dans les cas d’utilisation de technologies de démocratie, lorsque les objectifs affichés sont trop ambigus. Ainsi, le débat national français sur les nanotechnologies a donné lieu à une participation contrastée de la part des associations de protection de l’environnement, certaines participant au processus jusqu’à son terme, d’autres se retirant en cours de route pour éviter le risque d’être utilisées comme caution pour un dispositif qui leur apparaissait incapable d’infléchir les choix de développement des nanotechnologies.
S’engager contre les nanotechnologies
Les nanotechnologies ont donné lieu à une critique radicale, qui s’est manifestée de façon virulente à Grenoble, puis lors du débat national sur les nanotechnologies. La mobilisation prend ici la forme de l’«enquête critique », qui consiste pour les activistes à rendre compte des choix de développement scientifiques et techniques et à dénoncer les risques qu’ils feraient courir à la démocratie.
L’enquête critique est associée à la démonstration des liens contestables qu’elle entend dénoncer. La démonstration comprend deux composantes complémentaires. D’une part, il s’agit d’expliciter les liens entre intérêts économiques, industriels et électoraux, et les décisions de politique scientifique ou de stratégie industrielle. Ainsi, des graphiques représentant les liens multiples et les circulations de personnes entre les collectivités locales et les instituts de recherche grenoblois rendent visibles des connexions que la critique prend pour cible. D’autre part, l’action des activistes prend des formes spectaculaires [c’est le deuxième sens du mot anglais demonstration (Barry, 1999)]. Elle consiste à publier des parodies de journaux locaux d’information, à occuper des chantiers de construction, à interrompre des réunions publiques, afin de mettre en lumière la possibilité d’une action citoyenne différente de celle que propose l’innovation responsable. Il s’agit bien de convaincre de la valeur de l’enquête critique comme mode d’action civique. Dans ce cadre, le citoyen se doit de se mettre à distance du social afin d’en effectuer la critique. La démarche de l’enquête critique est proche de celle de la sociologie critique, à ceci près que la seconde répond au problème de la distance du sociologue à son objet par la réflexivité, tandis que la première le fait en utilisant l’anonymat.
L’anonymat est central pour la conduite de l’enquête critique. Il permet de réaliser un objectif (ou plutôt un contre-objectif): la critique des nanotechnologies ne cherche pas à bâtir un mouvement social, dont les intérêts pourraient être identifiés et défendus dans l’espace public. Ce dernier point est important dans une situation où l’appel au « dialogue avec les parties prenantes » est permanent. Il permet aux activistes de ne pas entrer dans le fonctionnement des technologies de démocratie, mais, au contraire, de les inclure au sein des entités à critiquer.
Comme toute technologie, les technologies de démocratie sont en effet fondées sur des alliances entre intérêts divers (le développement des nanotechnologies et l’ouverture des décisions publiques à un plus grand nombre de personnes par exemple). Ainsi, la critique formulée par les antinanotechnologies s’attache à mettre au jour des liens de financement entre organisateurs de débat ou gestionnaires des risques et promoteurs des programmes de développement, afin de montrer que les technologies de démocratie ne peuvent que solidifier un peu plus un programme de développement à refuser dans son ensemble.
Une conséquence de cette approche est que la distance aux technologies de démocratie doit être maintenue afin d’assurer la possibilité de l’enquête critique. Or cet objectif n’est pas toujours facile à atteindre. Considérons par exemple le débat national français sur les nanotechnologies. Ce dispositif cherche à inclure le maximum d’acteurs. Les exemples précédents de débats organisés par la CNDP ont en effet montré que les organisateurs cherchent à inclure des acteurs en principe réticents à participer. Lors du débat consacré aux nanotechnologies, le problème de la distance au dispositif s’est posé pour la critique. D’une part, les réunions publiques permettaient de réaliser des démonstrations spectaculaires en interrompant leur déroulement. D’autre part, le risque était permanent de voir les actions réalisées lors des réunions être interprétées comme des prises de paroles à prendre en compte dans le dispositif de débat.
La critique des technologies de démocratie et la construction de la distance peuvent donc, dans certains cas, faire face à des épreuves dont la résolution implique un renouvèlement des pratiques de démonstration. Dans le cas du débat CNDP, le maintien de la distance critique pouvait être assuré grâce à des interruptions sonores qui ne pouvaient pas être comprises comme des « prises de position » aux côtés de celles des participants au débat.
On le voit, le maintien de la distance pour la critique a des effets pour la pratique de la démonstration. Il implique que les activistes ne soient pas engagés dans les technologies de démocratie au point d’y être inclus. Cela empêche l’exploration de la construction des définitions pour les nanomatériaux, ou des programmes des nanotechnologies eux-mêmes, puisqu’une telle exploration conduirait à intégrer des technologies de démocratie dont la critique cherche à se mettre à distance.
S’engager avec les nanotechnologies
Entre l’engagement dans les technologies de démocratie et le maintien d’une distance critique, il est possible d’envisager une dernière forme de mobilisation sociale. Dans ce troisième cas, la mobilisation sociale prend directement pour objet les technologies de démocratie elles-mêmes. C’est le cas, par exemple, de l’association française Vivagora, fondée en 2003 par des journalistes scientifiques.
Lors de sa création, Vivagora s’assigne pour objectif l’organisation de réunions publiques lors desquelles seraient présentées les oppositions et controverses relatives au développement scientifique. L’idée est alors de mettre au jour les différences d’approches, d’intérêts et de pratiques. Il s’agit là d’une extension du journalisme scientifique aux cas marqués par l’incertitude. De même que le journalisme scientifique cherchait à expliquer la science au public, l’objectif serait à présent de représenter les controverses sur la science et la politique scientifique. Dans cette optique, le rôle de l’association était pensé comme celui du « facilitateur », de l’organisateur de débats, dont la valeur tient aux possibilités qu’il offre pour l’explicitation des oppositions.
Vivagora organise ainsi deux séries de réunions publiques à Paris (en 2005) et à Grenoble (en 2007). À Grenoble, l’association se heurte à de nombreuses critiques. Tandis que les acteurs scientifiques croient voir un « parti pris anti-nano », les critiques locales dénoncent une « parodie de démocratie », qui ne chercherait qu’à faire accepter des décisions déjà prises. Face à ces critiques, l’association aurait pu prendre le parti de devenir un expert des procédures participatives, en séparant la connaissance des procédures participatives des spécificités des questions sur lesquelles elles sont appliquées. Vivagora serait alors devenu un « spécialiste en technologies de démocratie » similaire à ceux que la première partie de cet article décrivait plus haut.
Ce n’est pourtant pas le chemin qu’a adopté l’association. Au contraire, le mode de mobilisation sociale de Vivagora a consisté à expérimenter des dispositifs adaptés aux spécificités des nanotechnologies. Il s’est agi, pour l’association, de construire à la fois les problèmes des nanotechnologies et leurs publics. Cette ambition s’est manifestée dans la participation à des initiatives variées.
Un exemple est celui du Nanoforum, organisé de 2007 à 2009 au Conservatoire national des arts et métiers (une école d’ingénieurs parisienne), et soutenu financièrement par le ministère français de la Santé. Vivagora s’est considérablement investie dans la mise en place et la conduite du Nanoforum. Le dispositif est apparu comme un outil pour définir et expliciter les problèmes publics des nanotechnologies et, dans le même temps, faire apparaitre de nouveaux publics. Ainsi, le Nanoforum a mis en évidence les difficultés de caractérisation et d’identification liées au nano-argent et la nécessité de mettre en discussion les outils technico-politiques que sont l’étiquetage et l’évaluation risques-bénéfices. Dans le même temps, le Nanoforum a été l’opportunité de donner une tribune à des associations de défense de l’environnement, en même temps qu’il a servi de plateforme pour la constitution de nouveaux groupes. Ainsi, Vivagora a encouragé la constitution d’un petit groupe mobilisé sur les enjeux des nanotechnologies à Grenoble et lui a permis d’utiliser le Nanoforum comme lieu de questionnement des acteurs scientifiques.
Contrairement à la critique des antinanotechnologies, le mode d’action de Vivagora est fondé sur l’idée que l’extériorité aux programmes de développement des nanotechnologies est impossible à atteindre. En conséquence, le rapport entre Vivagora et les technologies de démocratie n’est pas uniforme. Il prend des modalités variées selon que l’association intervient dans l’organisation de dispositifs de dialogue ou prend part, aux côtés d’associations de consommateurs et de protection de l’environnement, à des formes d’action sociale visant le contenu même des nanotechnologies. Ainsi, Vivagora est signataire des Principes pour le contrôle des nanotechnologies édictés par l’ICTA, et est membre de l’EEB où elle défend une définition inclusive des nanomatériaux et la prise en compte du cycle de vie des substances dans la règlementation.
Dans ce cas, la forme de mobilisation est « expérimentale », dans la mesure où elle ne détermine pas à l’avance la relation aux technologies de démocratie, mais tente des formes de relation diverses. S’agit-il de se mobiliser sur les nanotechnologies ou bien sur des procédures susceptibles d’organiser la démocratie à leur propos ? La réponse de Vivagora consiste à dire que cette dichotomie ne tient pas : l’association propose une forme de mobilisation qui considère que l’enjeu des nanotechnologies est en même temps un enjeu relatif aux technologies de démocratie. Cela a pour conséquence une incertitude permanente sur l’«identité » de l’association et de nombreuses difficultés de reconnaissance, face à des mouvements associatifs qui peuvent la considérer comme « trop impliquée » dans le développement des nanotechnologies ou, du côté opposé, des pouvoirs publics ou des acteurs industriels la considérant « trop critique ».
Conclusion
La fabrication et la représentation des objets et des programmes des nanotechnologies vont de pair avec la mobilisation de « publics ». Ces publics sont enrôlés grâce à des technologies de démocratie, dont certaines sont censées être distinctes des nanotechnologies et transférées d’un problème à un autre, tandis que d’autres sont au contraire relatives au traitement des questions spécifiques posées par les nanotechnologies. Il apparait ainsi que la séparation entre technologies de démocratie et nanotechnologies est le résultat de processus à décrire et que, dans tous les cas, les « publics » font partie intégrante des problèmes soulevés par les nanotechnologies.
Il en résulte plusieurs conséquences pour la mobilisation sociale. Premier point, la mobilisation sociale n’est pas une réponse linéaire à un problème qui apparaitrait comme impossible à traiter par les institutions existantes5. Dans le cas des nanotechnologies, elle doit faire avec l’enrôlement des publics et l’objectif explicite de traitement des problèmes. Elle peut donc participer à la solidification d’une certaine forme démocratique (la négociation juridique entre parties prenantes par exemple) ou bien tenter d’introduire de nouvelles expérimentations démocratiques (comme le Nanoforum).
Second point, les oppositions entre « participation » et « mobilisation », entre « participation invitée » (qui serait « construite ») et « participation spontanée » (qui serait « authentique ») n’est pas satisfaisante. En effet, la mobilisation sociale doit, dans tous les cas, faire avec des technologies de démocratie utilisées pour construire et représenter les nanotechnologies. Il en résulte des situations diverses. Dans certains cas, des associations peuvent choisir d’entrer de façon stratégique dans certains dispositifs et non dans d’autres. Dans d’autres cas, des groupes critiques cherchent à se mettre à distance des nanotechnologies comme des technologies de démocratie afin d’en faire la critique. Enfin, un dernier mode d’action consiste à expérimenter une mobilisation qui intervient à la fois sur l’organisation de technologies de démocratie et sur la constitution des problèmes des nanotechnologies et de leurs publics.
Enfin, la proximité entre les questions posées aux acteurs de la société civile et aux chercheurs en sciences sociales est remarquable. Ces derniers sont eux aussi appelés à contribuer aux programmes de développement des nanotechnologies. Ils sont, eux aussi, engagés dans des technologies de démocratie qu’ils étudient les « perceptions » des publics, organisent des débats ou donnent leur avis en tant que parties prenantes. Les chercheurs peuvent choisir de maintenir une distance à leur objet (mais le maintien de cette distance, comme dans le cas de l’enquête critique, est alors une difficulté pratique). Ils peuvent aussi s’engager dans des dispositifs de concertation ou bien adopter une démarche pragmatiste dans laquelle la distance à leur objet est à expérimenter. L’étude de la mobilisation sociale sur les nanotechnologies apparait ainsi comme une invitation à rendre compte des différents modes d’action des sciences sociales dans les technologies de démocratie.
- Voir pour une discussion (Joly et Marris, 2003).
- (Laurent, 2011). Voir pour des approches similaires consacrées à l’étude des dispositifs participatifs Irwin, 2007 ; Lezaun et Soneryd, 2007.
- Le matériau utilisé ici est issu d’un travail sur la constitution de l’ordre démocratique par la problématisation des nanotechnologies (Laurent, 2010 ; 2011b).
- Cette dynamique fait écho à des modes d’organisation de la politique américaine du risque bien décrits par Sheila Jasanoff (Jasanoff, 1992).
- Cf. le commentaire des études des pragmatistes américains sur le public par Noortje Marres (Marres, 2007).