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Tchétchénie : silence, ordre et violence
À la mémoire de Soultan Iachourkaev, écrivain tchétchène, réfugié en Belgique, disparu le 28 janvier 2018 — — — — — — — — — — — — — – Énigmatique « 199 » « Grozny-Nord, aéroport. » Sous ces mots, trois bandes horizontales lumineuses blanc-bleu-rouge nous rappellent que nous sommes en Russie. Quand l’avion se pose sur le tarmac ce samedi d’octobre 2017, il est 17 heures, il fait déjà nuit, mais la […]
À la mémoire de Soultan Iachourkaev1,
écrivain tchétchène, réfugié en Belgique,
disparu le 28 janvier 2018
— — — — — — — — — — — — — –
Énigmatique « 199 »
« Grozny-Nord, aéroport. » Sous ces mots, trois bandes horizontales lumineuses blanc-bleu-rouge nous rappellent que nous sommes en Russie. Quand l’avion se pose sur le tarmac ce samedi d’octobre 2017, il est 17 heures, il fait déjà nuit, mais la température reste douce.
Deux voyageurs, arrivés en dernière minute à l’embarquement à Moscou, avaient attiré mon attention, leurs teeshirts noirs et dorés arborant le visage d’Akhmat-Khadji Kadyrov, le défunt père de l’actuel chef de la République Ramzan Kadyrov et considéré, dans le discours officiel, comme le premier président de Tchétchénie2. À peine descendus de l’avion, ils sont salués par un comité d’accueil : appareils photos et caméras sont braqués sur eux, visiblement chargés de saisir des instantanés de ces sportifs partis porter haut les couleurs de la Tchétchénie à un championnat à Moscou.
Depuis la voiture, mes yeux écarquillés balaient à trois-cents-soixante degrés tout ce qui brille dans le noir et s’arrêtent sur un déroulé lumineux aux couleurs criardes qui répète en boucle un nombre : 199. Il ne s’agit donc pas des cent ans de la révolution d’Octobre 1917 ni bien sûr de la date anniversaire de l’élection du premier président indépendantiste Djokhar Doudaev, le 27 octobre 1991 ni encore de la proclamation d’indépendance de la Tchétchénie — Itchkérie qui s’ensuivit quelques jours après, le 1er novembre 1991. La révolution d’Octobre ne fait pas particulièrement recette par les temps qui courent en Russie, que ce soit sur le plan politique officiel ou parmi la population, et encore moins au Caucase. Quant aux dates itchkériennes, les évoquer en public peut valoir à ceux qui oseraient le faire divers sévices. Pour avoir posté des propos pro-itchkériens sur Internet en 2016, le professeur d’université Khussein Betelguiriev a subitement disparu. Quand il est réapparu, il pouvait à peine marcher. On ne l’a plus revu à l’université de Grozny.
Non, ce 199 multicolore qui défile sur une des tours, style Dubaï, de « Grozny-City », célèbre l’anniversaire de la fondation de Grozny par le colonisateur russe. « Cette année, la fête de la ville a été particulièrement pompeuse. C’était notre répétition générale. Nous devons être fin prêts pour le bicentenaire l’année prochaine ! », me dit sur un ton quelque peu humoristique Oussam, jetant un coup d’œil vers moi, dans le rétroviseur. Rapide coup d’œil dans le rétroviseur de l’histoire : 1818, la guerre du Caucase vient d’être lancée par le tsar Nicolas Ier et son armée à laquelle les Cosaques prêtent main forte. La forteresse Groznaïa, « la Terrible », doit constituer une place forte pour une armée qui ignore sans doute qu’elle mettra plusieurs décennies à tenter de mater la résistance acharnée qui lui fait face. Ce qui devait être une « courte guerre victorieuse » dure jusqu’en 1864, décimant des pans entiers des populations caucasiennes. Des dizaines de milliers de Tchétchènes et de Tcherkesses, notamment, sont exterminées, tandis que la bravoure des combattants du Caucase du Nord, Tchétchènes et Daghestanais à l’Est, Tcherkesses à l’Ouest, est restée gravée dans les mémoires familiales.
Mais l’heure n’est pas favorable à l’exposé en public d’histoires qui fâchent ni de mémoires déchirées. « Nous sommes tenus de proclamer notre union et notre loyauté vis-à-vis de la Russie. C’est la seule chose qu’il faut mettre en valeur. Ils essaient de nous faire oublier les malheurs que nous avons eus avec la Russie », murmure Apti3, voisin de mes hôtes d’un jour, au lendemain de mon arrivée. « Je ne sais pas si ça marche chez les autres, en tout cas, chez moi, cela ne marche pas : je n’oublie rien. » Apti est en colère et éprouve des difficultés à la contenir. Les mots sortent, dans l’intimité du véhicule. Au moment où la voiture passe devant un immense panneau où l’on voit Ramzan Kadyrov exhiber une de ses maximes en tchétchène, je lui demande la traduction : « Que la justice triomphe ! ». Il ajoute, par devers lui, mais en russe : « Le jour où la justice triomphera pour de vrai, ils auront chaud, lui et tous ses proches ».
Deux fêtes se suivent à un mois d’intervalle, des panneaux inondent la République à la jonction des deux mois. Après le 5 octobre, jour de la ville et, accessoirement, date anniversaire du chef de la République Ramzan Kadyrov, le prochain grand rendez-vous obligé sera le 4 novembre, fête nationale de l’unité russe, introduite par Vladimir Poutine en 2005 en remplacement de la fête du 7 novembre qui célébrait à l’époque soviétique le jubilé de la « Grande Révolution socialiste d’octobre ». Alors que cette fête ne fait pas l’objet d’une mobilisation massive par le pouvoir à Moscou et laisse, de fait, essentiellement la place aux groupes nationalistes qui s’en emparent pour organiser leur « marche russe », toute la Tchétchénie bruisse des préparatifs de cet acte d’allégeance obligée. Les rues débordent de fanions, panneaux, bannières martelant : « La Russie réunit» ; « 4 novembre, jour de l’unité », « là où il y a l’unité, il y a la victoire » ou arborant le hashtag « Nous sommes unis ». Des répétitions sont déjà en cours ici et là pour préparer le grand jour. Devant le « complexe mémorial Akhmat-Khadji Kadyrov » installé au bout de l’allée de la Gloire, sous les bas-reliefs dédiés à la Grande guerre patriotique de 1941 – 1945 — la Deuxième Guerre mondiale, largement investie comme ressource politique par les pouvoirs russe et tchétchène en même temps qu’elle reste un puissant référent social et mémoriel —, un rassemblement s’organise. Des voitures stationnent les unes derrière les autres, en double file ; des drapeaux russes, tchétchènes, daghestanais ondulent pendant que des hommes s’approchent, fleurs à la main, de la stèle qui rend hommage au « Premier président de Tchétchénie, Akhmat-Khadji Kadyrov, parti invaincu ». Des officiels ouvrent le cortège. Une attachée de presse brave le vent et force sa voix pour présenter les uns aux autres : un député du Parlement tchétchène, des vétérans tchétchènes et daghestanais de la guerre d’Afghanistan, un envoyé de Moscou. Des « bérets rouges », c’est-à-dire de jeunes « kadyrovtsy », montent la garde.
« La Russie est plus qu’un pays »
« La Russie est plus qu’un pays ! La Russie est plus qu’une puissance ! » Le refrain est scandé dans le micro ; la voix est celle d’un homme vêtu de treillis qui se dandine sur fond d’une musique au synthétiseur, l’accompagnement instrumental inévitable de tout spectacle de variété dans l’espace postsoviétique. Le bâtiment de la bibliothèque nationale tchétchène au style architectural un brin audacieux a été inauguré le 23 mars 2013, jour des dix ans de la réintégration officielle de la Tchétchénie au sein de la Fédération de Russie, un « référendum » ayant été organisé en 2003 pour légitimer officiellement ce retour après deux guerres très meurtrières. Pourtant, la Tchétchénie était encore en guerre à l’époque et les bureaux de vote étaient restés désespérément vides, boycottés par une population mutilée et luttant pour sa survie. Aujourd’hui, les deux drapeaux, russe et tchétchène, accueillent le visiteur sur le perron. À l’étage, des aphorismes ponctuent la visite : Cicéron, Horace, Aristote, Saint-Exupéry, Confucius (« Savoir ce qu’il faut faire et ne pas le faire est la pire des lâchetés ») ou encore Mao Tse Toung (« Celui qui a senti le vent du changement doit non pas construire un paravent, mais un moulin à vent »). La directrice de la bibliothèque Satsita Israïlova me fait patienter, elle est retenue par un évènement, assise au premier rang de la grande salle du rez-de-chaussée. Le visage flanqué de grosses lunettes et encadré par un foulard mauve, elle applaudit en rythme le chanteur russe venu célébrer, par anticipation, le jour de l’unité. « La Russie est plus qu’un pays, la Russie est plus qu’une puissance ! » Et lui de rendre hommage, entre deux chansons, « aux courageux compatriotes qui [nous] protègent en Syrie et à tous ceux qui se battent pour assurer [notre] sécurité dans un contexte où [nous] sommes entourés d’ennemis. Rien ni personne ne pourra jamais nous briser ! ». Lui succède une starlette longiligne aux cheveux blonds décolorés, vêtue d’un jean et chaussée de longues bottes, bondissant sur la scène les jambes arquées sur un fond sonore de la même couleur esthétique. Après une première chanson, elle salue la salle et, d’une voix émue et fébrile, s’ouvre au public : « Je viens de Russie, c’est la première fois que je viens dans le centre de Grozny. Je n’étais pas rassurée, je dois bien l’avouer. Et je découvre finalement un peuple accueillant. Bonjour Grozny ! » Redoublement d’applaudissements. La directrice passera toute l’après-midi avec ses hôtes « venus de Russie ». Alors je déambule et m’arrête net, intriguée par une exposition de dessins au crayon noir, de l’artiste Elena Rybkina qui accompagne le concert d’estrade : une galerie de portraits d’hommes au combat, souvent cagoulés. S’y côtoient des hommes des forces spéciales du Daghestan qui ont stoppé l’incursion tchétchéno-daghestanaise en 1999, incursion qui fut le catalyseur de la reprise de la guerre de Tchétchénie labellisée par Moscou « opération antiterroriste» ; Guivi, l’un des anciens chefs militaires de la « République populaire de Donetsk », entité séparatiste d’Ukraine soutenue en sous-main par Moscou, tué en février 2017 ; le célèbre combattant bouriate Vakha et son commandant Olkhon. Un dessin en couleur montre Felix Dzerjinski de profil, fondateur de la Tchéka en 1917, et les armoiries du FSB, le tout assorti des sous-titres : « 1917 – 2017 ». Au beau milieu, un portrait pour le moins dissonant. Celui, quelque peu inattendu, d’Andreï Mironov, ancien dissident soviétique, défenseur des droits de l’homme russe, membre de la prestigieuse ONG Mémorial. Je « revois » en pensée Andreï ici même, croisé par hasard dans les locaux de Mémorial à Grozny dans la chaleur étouffante de l’été 2007, dans une ville à demi reconstruite, à demi en ruines. À l’époque soviétique, il transportait clandestinement, sac au dos, des copies ronéotypées de La ferme des animaux de George Orwell et avait été condamné en 1986 pour « agitation antisoviétique ». Andreï Mironov s’était battu de façon acharnée à l’époque postsoviétique pour tenter de lutter contre l’impunité érigée en système dès la première guerre de Tchétchénie. Il est mort en mai 2014 à Slaviansk alors qu’il y accompagnait le journaliste italien Andrea Rocchelli. Je balaie la salle des yeux. La dessinatrice a disparu avant que j’aie pu la questionner sur l’incongruité de la présence d’Andreï au milieu de cet aréopage d’hommes cagoulés.
« I love Grozny »
Cinquante-mille en 2015, septante-cinq-mille en 2016 et plus de nonante-mille en 2017. La tendance a de quoi réjouir les fonctionnaires du ministère du Tourisme de la République de Tchétchénie, puisque ce sont bien les touristes qui sont comptabilisés ici. Majoritairement russes, ils semblent nourrir un intérêt croissant pour cette République mi-familière, mi-étrangère. « Ils font un city-trip d’une journée ou deux en Tchétchénie, vont voir la mosquée et Grozny-city, puis partent dans les montagnes, voir la base de Nikhaloï près des cascades ou le lac Kasino-oï. Le plus souvent, cela s’inscrit dans un tour de sept jours au Caucase du Nord. Ils sont souvent basés dans un hôtel d’une des villes d’eau du sud de la Russie comme Kislovodsk, « Eaux minérales », Piatigorsk, Essentouki, d’où ils viennent faire leur aller-retour express en Tchétchénie », m’explique Moussa Basnoukaev, économiste à l’université de Grozny. Un groupe, tout juste sorti d’un bus, se dirige vers la tour de Grozny-city. Des femmes en jean, sans foulard, marchent accompagnées d’enfants ; quelques couples également. Après leur passage, devant la mosquée, git un petit ticket bleu : « Visite de “Grozny city”, cent roubles. Comité gouvernemental de la République de Tchétchénie pour le tourisme, avenue A. Kh. Kadyrov 3/25 ; www.visitchechnya.ru. » Bientôt, ces mêmes touristes pourront, s’ils le souhaitent, aller skier à Vedoutchi, station de montagne inaugurée en grande pompe le 26 janvier 2018, construite avec le concours, l’expertise et l’investissement de la compagnie française Poma et de la Compagnie des Alpes, filiale de la Caisse des dépôts et consignations… Un semblant de normalité, envers et contre tout. Comme ces lettres énormes qui se dressent sur l’ancienne place du palais présidentiel, l’ancienne place Lénine : I LOVE (cœur) GROZNY. Les mêmes qu’à Soukhoumi, Dnipro, Odessa, sur lesquelles grimpent les enfants à la lisière d’une aire de jeux ou d’un immense parc de loisirs. De jeunes filles couvertes d’un voile léger se groupent pour la photo. À quelques mètres de là, Tamila murmure : « Décidément, ce n’est plus ma ville. Elle est flambant neuve, oui, mais il n’y a plus l’atmosphère du Grozny de mon enfance. J’aimais tellement notre ville. Ses parcs, ses trams, sa philharmonie. Sa bibliothèque ! Son cirque ! Mais surtout les voisins, les arrière-cours, notre vie tous ensemble. L’entraide, la joie. L’insouciance ! Tout est défiguré. D’ailleurs c’est qui ce I love Grozny ? Pas moi en tout cas. Ce n’est plus notre ville. Et les gens sont tristes. Ce ne sont plus les mêmes. Tu as vu leurs visages ? Ils font tous dix ans de plus, au moins. Ils ont perdu leur visage. »
Les (dé)plaisirs du stade
Derrière la mosquée et Grozny-City, c’est au « parc des cœurs », nouvellement inauguré, que des familles viennent se divertir. Des jeunes sautent sur leurs hoverboards qui clignotent ; un petit train transporte des enfants. Des peluches géantes titubent, approchant les petits pour la photo. Des mères discutent, assises sur un banc. Et pourtant, un mélange de silence et de lourdeur pèse dans l’air. Est-ce le côté clairsemé de la place ? L’étrange lumière de fin de journée ? Les paroles d’Oussam continuent de résonner : « pour les cent-nonante-neuf ans de la ville, le chef de la République a offert leur mariage à cent-nonante-neuf jeunes couples. Les photos ont inondé les réseaux sociaux officiels. » En marge de la place, j’aperçois un groupe d’hommes arborant un petit pins sur la poitrine. Je reconnais l’insigne jaune du club de foot daghestanais « Anji Makhatchkala ». Ce soir, l’Anji affrontera le club tchétchène « Akhmat », anciennement « Terek Grozny », au stade Akhmat Arena. J’envisage immédiatement d’y aller, mais mon hôte ne saurait m’y envoyer seule. Et d’ajouter que si c’est « vraiment important pour moi », il demandera à son neveu de m’accompagner. Pourtant, Anzor reste silencieux jusqu’au moment où j’ose timidement une phrase, lorsque nous nous retrouvons seuls. « Tu es devenu pâle à l’idée de m’accompagner au stade. » Sa colère froide sort. « En deux ans d’études, j’ai dû assister à vingt matchs, contraint et forcé. Je hais le foot. Mais nous n’avons pas le choix. Cela revient régulièrement, on n’a pas le choix. On doit arriver au stade longtemps à l’avance. Notre présence est contrôlée, ils passent dans les rangs et vérifient notre identité. Si nous n’y allons pas, nous nous voyons interdits de passer nos examens et nos bourses d’études sont suspendues. Et quand c’est enfin fini, on rentre chez nous à 2 voire 3 heures du matin. Je hais le foot. Pour moi c’est une torture. Une humiliation. Ce soir, ce n’est pas notre tour de remplir le stade, cela tombe sur les étudiants de l’institut du pétrole. » Le pas d’Anzor s’accélère. De part et d’autre de la chaussée, les dizaines de mini-drapeaux accrochés aux poteaux agitent l’air : des portraits de Ramzan Kadyrov.
« Au nom d’Allah ! Ne dépassez pas la vitesse autorisée »
« Ah, on ne peut pas boire ici ? Oh vraiment, quel dommage que vous ne soyez pas démocratiques ! », plaisante Mansour lorsque nous passons la porte du restaurant ouzbek situé au coin de la rue Essembaev, face à la mosquée. Et de demander : « pouvez-vous nous installer le plus loin possible des regards indiscrets et des oreilles trop curieuses ? ». Au fond du restaurant, Mansour me décrit la Tchétchénie d’aujourd’hui, choisissant ses mots, plantant ses yeux dans les miens. De temps en temps on aperçoit des passants sur le trottoir de l’autre côté de la vitre. On dirait des figurants. La règlementation concernant la vente d’alcool est la même depuis plusieurs années : l’achat est autorisé de 8 heures à 10 heures du matin seulement. Mais le nombre de magasins où on peut en acheter officiellement se compte sur les doigts de la main, deux noms ressortant en particulier : Lenta, à l’extérieur de Grozny, ou Assorti. Et, début décembre 2017, la vente d’alcool a été totalement interdite en Tchétchénie, sans que l’on puisse comprendre s’il s’agissait d’une interdiction momentanée due au mawlid, la fête de la naissance du prophète ou si cette interdiction allait durer. Parallèlement, le nombre de magasins halal a augmenté, « les touristes russes viennent aussi s’approvisionner là », m’a dit Zoulaï qui a travaillé dans l’un d’eux, ainsi que le nombre de boutiques d’articles musulmans : « tout pour le mariage musulman », peut-on lire sur une devanture ; « Couture et réparation de robes musulmanes », sur une autre. Dans la rue, des panneaux verts horizontaux, déclamant pour la plupart « Allah Akbar », et des panneaux bleus de sécurité routière interpellent les conducteurs : « Au nom d’Allah ! Ne dépassez pas la vitesse autorisée ». En sortant du restaurant, deux petites filles arpentent la rue, perchées sur des rollers. L’une d’elles, voilée, est couverte de la tête aux pieds et semble glisser comme un cygne sur l’eau.
Retour à la maison où je suis hébergée. Dans sa salle de bains, Tamila a affiché une prière en arabe. Il y a cinq ans, elle ne se couvrait la tête que d’un léger foulard triangulaire coloré, en accord avec son mari. Cette fois, je la retrouve entièrement dissimulée dans une immense djellaba, le visage serré par un foulard cachant chaque mèche de cheveux et bien noué sous le menton. Mère de sept enfants, Tamila a longtemps rêvé de travailler à l’extérieur, mais n’a pas pu convaincre son mari. Les deux guerres ont malmené ses rêves, cabossé sa scolarité, ruiné ses espoirs, elle qui s’apprêtait à fêter ses seize ans le 11 décembre 1994, jour des effroyables bombardements marquant le début de la première guerre. Eltsine et Doudaev en ont décidé autrement, à l’époque. Après 1994, entre immeubles en ruines et conduites d’eau explosées, générateurs de fortune et accouchements dans le froid et la peur, Tamila a organisé, courageusement, la survie familiale : bleui ses mains dans l’eau glacée des lessives multiples, trait quotidiennement la vache, transporté des seaux d’eau comme un âne bâté, passé patiemment les checkpoints en serrant les dents. Avant que les circuits de distribution d’eau et d’électricité soient restaurés au milieu des années 2000 et qu’on puisse acheter un lave-linge et divers équipements pour la maison. Et, au fil des grossesses et des pots-de-vin à verser à l’hôpital à chaque accouchement, des repas à préparer pour ses beaux-parents qui habitent dans une aile de la maison et des incertitudes politiques et économiques, Tamila a fini par se résigner. Elle vient de trouver une occupation qui irradie son visage : enseigner le Coran à des filles, de sept à quatre-vingt-deux ans, à la medersa en bas de chez elle. Dès qu’elle mentionne le nom du prophète, elle s’empresse illico d’aligner une longue sourate en arabe et raconte à quel point cet enseignement, qu’elle dispense à présent à son tour, a changé sa vie. Et de me montrer, croquis à l’appui, comment prononcer les lettres arabes et ce qu’il faut dire avant chaque repas. Ou quand l’offre politique d’un islam quotidien, abondamment mobilisée par Ramzan Kadyrov, rencontre une demande individuelle et sociale, tombant d’autant plus à pic qu’elle propage un discours concurrent à celui des islamistes du maquis ; le pouvoir se gargarise de références au soufisme « traditionnel », au vocable de la paix et de l’ordre contre les slogans de l’Emirat du Caucase et de Daech auquel l’Emirat a fait allégeance. Ce faisant, Ramzan Kadyrov utilise l’islam comme moyen de contrôle politique et social, et comme carte diplomatique et économique à destination du monde arabomusulman. De la construction de mosquées à l’ouverture d’une nouvelle université islamique, de la restauration des lieux saints à l’imposition de certains signes religieux dans la vie publique — port du foulard par les femmes dans les administrations, notamment —, le pouvoir tchétchène ne rate pas non plus les occasions offertes par l’actualité internationale : la manifestation géante organisée le 19 janvier 2015 à Grozny, douze jours après l’assassinat des caricaturistes de Charlie Hebdo, pour s’indigner contre les caricatures du prophète ou celle organisée en septembre 2017 en soutien aux Rohingyas, ont donné l’opportunité à Ramzan Kadyrov de s’affirmer comme leadeur des Musulmans du Caucase du Nord, voire de toute la Russie.
Sur la chaussée qui relie Rostov à Bakou, alors qu’on vient de croiser un panneau nous indiquant que 1143 kilomètres nous séparent de Simferopol, petite sœur criméenne rentrée dans le giron russe en 2014, selon un tout autre scénario que celui qui présida quelques années auparavant au « retour » de la Tchétchénie, la voiture longe un cimetière. Quelques très hauts mâts strient le ciel d’un bleu délavé. « Ils sont morts en accomplissant le djihad », dit tout naturellement Khamzat qui m’accompagne ce jour-là. Rares traces physiques de la résistance indépendantiste et/ou islamiste qui a tenu tête, entre 1994 et 1996, puis au début des années 2000, aux forces fédérales. « Ces traces-là, même Kadyrov ne peut pas les enlever. On ne touche pas aux cimetières. »
Mémoires distordues et « lieux de l’oubli »
À l’angle de la rue Hussein Issaev (du nom d’un haut dignitaire tué en même temps qu’Akhmat-Khadji Kadyrov en 2004) et de l’avenue Poutine (qui se prolonge en avenue Akhmat-Khadji Kadyrov, justement), nous nous arrêtons, sur la place Akhmat-Khadji Kadyrov (encore lui), au monument funéraire dédié « aux membres des forces du ministère de l’Intérieur de la République de Tchétchénie ». Cet ensemble de trente-huit stèles (deux pour chaque district administratif de Tchétchénie) sur lesquelles sont inscrits les noms des policiers tués « par des terroristes » laisse une impression pour le moins « hémiplégique ». Alors que les tchourty, pierres tombales rapportées de déportation et qui symbolisaient la mémoire de ce déracinement forcé de 1944, ont été disposées près de ce mémorial. Nulle mention des civils tués par dizaines de milliers au cours des deux dernières guerres, jamais qualifiées comme telles par les autorités russes qui les ont officiellement transformées en « restauration de l’ordre constitutionnel » (1994 – 1996) puis « opération antiterroriste » (1999 – 2009). L’ampleur des massacres, documentée par les ONG russes et internationales, a disparu des mémoires visuelles et officielles au profit d’une narration commode tant pour Ramzan Kadyrov que pour le Kremlin, qui ont su étendre à une large partie de l’audience interne comme externe, une conception bien particulière de la « vérité ».
Et, en effet, comme s’ils s’étaient donné le mot ce 1er novembre, c’est justement sur le thème de la vérité que ne cessent de m’entretenir mes interlocuteurs. De leurs mots ressort un point commun : le discours officiel, à force de ruisseler, sur tous les tons et par tous les temps, a fini par percoler jusqu’à infléchir le récit de ceux qui ont vécu, dans leur peau, les abysses de la décimation, du déshonneur, du mensonge, de la torture et de la mutilation.
Pour entendre parler avec vérité de la vérité, il faut alors se faufiler dans les faubourgs au fond d’une cour, ne surtout pas appeler avec une carte SIM étrangère ni moscovite, tous les appels entrants venant d’une compagnie non locale étant interceptés et écoutés. Je retrouve les amis. Fatigués, porteurs de ces dizaines d’informations indicibles, inutilisables, mais reconstituant la vérité. Comme un livre secret. La vérité de la désinvolture avec laquelle le pouvoir fédéral et son ombudswoman ont traité l’enquête sur les vingt-sept personnes exécutées en janvier 2017, massacre révélé au printemps 2017, comme les exactions contre les homosexuels, par les très courageuses journalistes Elena Milachina et Irina Gordienko du bi-hebdomadaire russe Novaïa Gazeta, rendu tristement célèbre par les noms de ses journalistes assassinés, dont Anna Politkovskaïa, tuée en 2006 alors qu’elle allait révéler des actes de tortures perpétrés par les autorités tchétchènes. La vérité des trois-mille disparus, des tombes non identifiées, des harcèlements quotidiens, du mensonge et de la fabrication orwellienne d’une vérité alternative.
Oioub Titiev ou la vérité bâillonnée
Le 9 janvier 2018, Oioub Titiev, qui dirigeait le bureau de l’ONG Mémorial à Grozny, a été arrêté. Détenu et accusé au nom de l’article 228 du Code pénal russe pour « détention de drogue », après qu’une dose de marijuana a été déposée dans sa voiture, selon le scénario bien rodé d’affaire fabriquée qui avait déjà présidé à l’arrestation de Rouslan Koutaev en 2014, alors que ce dernier avait critiqué le pouvoir en place. Il avait été condamné à une détention de quatre ans. Oioub Titiev avait tenu à continuer à travailler après l’assassinat de sa prédécesseure Natalia Estemirova en 20094, et ceci malgré les nombreuses menaces. Du fait de son travail inlassable, il connaissait au plus près la réalité de la mécanique des affaires fabriquées et des condamnations, des extorsions d’aveux, de la production de coupables et de la réduction au silence de ceux qui osent témoigner. Le 16 janvier, Oioub Titiev faisait passer par son avocat une lettre prévenant que s’il en arrivait à livrer des « aveux », cela voudrait dire qu’il y aurait été contraint « physiquement ou du fait de chantage ». À l’approche de l’aéroport, nous repassons devant la pancarte exhibant les mots du chef de la République : « Que la justice triomphe»…
- « Tchétchènes en exil : un peuple sans visage » et son poème « Mon crayon rouge est fatigué », dossier « Russie : regards croisés », La Revue nouvelle, aout 2007.
- Akhmad-Khadji Kadyrov fut lui-même président de Tchétchénie de 2003 à 2004 après avoir été nommé chef de l’administration provisoire de la République par Moscou en 2000, quelques mois après le début de la deuxième guerre. Devenu l’affidé de Moscou, il s’était désolidarisé du camp indépendantiste auquel il appartenait jusque-là, notamment durant la première guerre (1994 – 1996). Si le discours officiel le présente comme le « premier président de Tchétchénie », il y eut, en réalité, deux autres présidents avant lui, mais indépendantistes, partisans de l’Itchkérie, nom de la Tchétchénie indépendante : Djokhar Doudaev et Aslan Maskhadov, tués également, en 1996 et en 2005. L’existence passée de ces derniers est totalement occultée par le pouvoir officiel.
- Afin de garantir l’anonymat et la sécurité des personnes rencontrées, tous les prénoms et les noms de lieux ont été changés, à part ceux qui ont accepté de nous informer en tant qu’officiels, dans leur fonction professionnelle.
- Voir l’édito de La Revue nouvelle d’octobre 2009. Voir également La Peur, nouvelle écrite par Natalia Estemirova et publiée à titre posthume. Voir enfin le dossier « Derrière les façades, la Tchétchénie, dans quel état ? », La Revue nouvelle, décembre 2007.