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Tchétchénie : silence, ordre et violence

Numéro 2 - 2018 par Aude Merlin

avril 2018

À la mémoire de Soul­tan Iachour­kaev, écri­vain tchét­chène, réfu­gié en Bel­gique, dis­pa­ru le 28 jan­vier 2018 — —  —  —  —  —  —  —  —  —  —  —  — – Énig­ma­tique « 199 » « Groz­­ny-Nord, aéro­port. » Sous ces mots, trois bandes hori­zon­tales lumi­neuses blanc-bleu-rouge nous rap­pellent que nous sommes en Rus­sie. Quand l’avion se pose sur le tar­mac ce same­di d’octobre 2017, il est 17 heures, il fait déjà nuit, mais la […]

Italique

À la mémoire de Soul­tan Iachour­kaev1,

écri­vain tchét­chène, réfu­gié en Belgique,

dis­pa­ru le 28 jan­vier 2018

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Énigmatique « 199 »

« Groz­ny-Nord, aéro­port. » Sous ces mots, trois bandes hori­zon­tales lumi­neuses blanc-bleu-rouge nous rap­pellent que nous sommes en Rus­sie. Quand l’avion se pose sur le tar­mac ce same­di d’octobre 2017, il est 17 heures, il fait déjà nuit, mais la tem­pé­ra­ture reste douce.

Deux voya­geurs, arri­vés en der­nière minute à l’embarquement à Mos­cou, avaient atti­ré mon atten­tion, leurs tee­shirts noirs et dorés arbo­rant le visage d’Akhmat-Khadji Kady­rov, le défunt père de l’actuel chef de la Répu­blique Ram­zan Kady­rov et consi­dé­ré, dans le dis­cours offi­ciel, comme le pre­mier pré­sident de Tchét­ché­nie2. À peine des­cen­dus de l’avion, ils sont salués par un comi­té d’accueil : appa­reils pho­tos et camé­ras sont bra­qués sur eux, visi­ble­ment char­gés de sai­sir des ins­tan­ta­nés de ces spor­tifs par­tis por­ter haut les cou­leurs de la Tchét­ché­nie à un cham­pion­nat à Moscou.

Depuis la voi­ture, mes yeux écar­quillés balaient à trois-cents-soixante degrés tout ce qui brille dans le noir et s’arrêtent sur un dérou­lé lumi­neux aux cou­leurs criardes qui répète en boucle un nombre : 199. Il ne s’agit donc pas des cent ans de la révo­lu­tion d’Octobre 1917 ni bien sûr de la date anni­ver­saire de l’élection du pre­mier pré­sident indé­pen­dan­tiste Djo­khar Dou­daev, le 27 octobre 1991 ni encore de la pro­cla­ma­tion d’indépendance de la Tchét­ché­nie — Itch­ké­rie qui s’ensuivit quelques jours après, le 1er novembre 1991. La révo­lu­tion d’Octobre ne fait pas par­ti­cu­liè­re­ment recette par les temps qui courent en Rus­sie, que ce soit sur le plan poli­tique offi­ciel ou par­mi la popu­la­tion, et encore moins au Cau­case. Quant aux dates itch­ké­riennes, les évo­quer en public peut valoir à ceux qui ose­raient le faire divers sévices. Pour avoir pos­té des pro­pos pro-itch­ké­riens sur Inter­net en 2016, le pro­fes­seur d’université Khus­sein Betel­gui­riev a subi­te­ment dis­pa­ru. Quand il est réap­pa­ru, il pou­vait à peine mar­cher. On ne l’a plus revu à l’université de Grozny.

Non, ce 199 mul­ti­co­lore qui défile sur une des tours, style Dubaï, de « Groz­ny-City », célèbre l’anniversaire de la fon­da­tion de Groz­ny par le colo­ni­sa­teur russe. « Cette année, la fête de la ville a été par­ti­cu­liè­re­ment pom­peuse. C’était notre répé­ti­tion géné­rale. Nous devons être fin prêts pour le bicen­te­naire l’année pro­chaine ! », me dit sur un ton quelque peu humo­ris­tique Ous­sam, jetant un coup d’œil vers moi, dans le rétro­vi­seur. Rapide coup d’œil dans le rétro­vi­seur de l’histoire : 1818, la guerre du Cau­case vient d’être lan­cée par le tsar Nico­las Ier et son armée à laquelle les Cosaques prêtent main forte. La for­te­resse Groz­naïa, « la Ter­rible », doit consti­tuer une place forte pour une armée qui ignore sans doute qu’elle met­tra plu­sieurs décen­nies à ten­ter de mater la résis­tance achar­née qui lui fait face. Ce qui devait être une « courte guerre vic­to­rieuse » dure jusqu’en 1864, déci­mant des pans entiers des popu­la­tions cau­ca­siennes. Des dizaines de mil­liers de Tchét­chènes et de Tcher­kesses, notam­ment, sont exter­mi­nées, tan­dis que la bra­voure des com­bat­tants du Cau­case du Nord, Tchét­chènes et Daghes­ta­nais à l’Est, Tcher­kesses à l’Ouest, est res­tée gra­vée dans les mémoires familiales.

Mais l’heure n’est pas favo­rable à l’exposé en public d’histoires qui fâchent ni de mémoires déchi­rées. « Nous sommes tenus de pro­cla­mer notre union et notre loyau­té vis-à-vis de la Rus­sie. C’est la seule chose qu’il faut mettre en valeur. Ils essaient de nous faire oublier les mal­heurs que nous avons eus avec la Rus­sie », mur­mure Apti3, voi­sin de mes hôtes d’un jour, au len­de­main de mon arri­vée. « Je ne sais pas si ça marche chez les autres, en tout cas, chez moi, cela ne marche pas : je n’oublie rien. » Apti est en colère et éprouve des dif­fi­cul­tés à la conte­nir. Les mots sortent, dans l’intimité du véhi­cule. Au moment où la voi­ture passe devant un immense pan­neau où l’on voit Ram­zan Kady­rov exhi­ber une de ses maximes en tchét­chène, je lui demande la tra­duc­tion : « Que la jus­tice triomphe ! ». Il ajoute, par devers lui, mais en russe : « Le jour où la jus­tice triom­phe­ra pour de vrai, ils auront chaud, lui et tous ses proches ».

Deux fêtes se suivent à un mois d’intervalle, des pan­neaux inondent la Répu­blique à la jonc­tion des deux mois. Après le 5 octobre, jour de la ville et, acces­soi­re­ment, date anni­ver­saire du chef de la Répu­blique Ram­zan Kady­rov, le pro­chain grand ren­dez-vous obli­gé sera le 4 novembre, fête natio­nale de l’unité russe, intro­duite par Vla­di­mir Pou­tine en 2005 en rem­pla­ce­ment de la fête du 7 novembre qui célé­brait à l’époque sovié­tique le jubi­lé de la « Grande Révo­lu­tion socia­liste d’octobre ». Alors que cette fête ne fait pas l’objet d’une mobi­li­sa­tion mas­sive par le pou­voir à Mos­cou et laisse, de fait, essen­tiel­le­ment la place aux groupes natio­na­listes qui s’en emparent pour orga­ni­ser leur « marche russe », toute la Tchét­ché­nie bruisse des pré­pa­ra­tifs de cet acte d’allégeance obli­gée. Les rues débordent de fanions, pan­neaux, ban­nières mar­te­lant : « La Rus­sie réunit» ; « 4 novembre, jour de l’unité », « là où il y a l’unité, il y a la vic­toire » ou arbo­rant le hash­tag « Nous sommes unis ». Des répé­ti­tions sont déjà en cours ici et là pour pré­pa­rer le grand jour. Devant le « com­plexe mémo­rial Akh­mat-Khad­ji Kady­rov » ins­tal­lé au bout de l’allée de la Gloire, sous les bas-reliefs dédiés à la Grande guerre patrio­tique de 1941 – 1945 — la Deuxième Guerre mon­diale, lar­ge­ment inves­tie comme res­source poli­tique par les pou­voirs russe et tchét­chène en même temps qu’elle reste un puis­sant réfé­rent social et mémo­riel —, un ras­sem­ble­ment s’organise. Des voi­tures sta­tionnent les unes der­rière les autres, en double file ; des dra­peaux russes, tchét­chènes, daghes­ta­nais ondulent pen­dant que des hommes s’approchent, fleurs à la main, de la stèle qui rend hom­mage au « Pre­mier pré­sident de Tchét­ché­nie, Akh­mat-Khad­ji Kady­rov, par­ti invain­cu ». Des offi­ciels ouvrent le cor­tège. Une atta­chée de presse brave le vent et force sa voix pour pré­sen­ter les uns aux autres : un dépu­té du Par­le­ment tchét­chène, des vété­rans tchét­chènes et daghes­ta­nais de la guerre d’Afghanistan, un envoyé de Mos­cou. Des « bérets rouges », c’est-à-dire de jeunes « kady­rovt­sy », montent la garde.

« La Russie est plus qu’un pays »

« La Rus­sie est plus qu’un pays ! La Rus­sie est plus qu’une puis­sance ! » Le refrain est scan­dé dans le micro ; la voix est celle d’un homme vêtu de treillis qui se dan­dine sur fond d’une musique au syn­thé­ti­seur, l’accompagnement ins­tru­men­tal inévi­table de tout spec­tacle de varié­té dans l’espace post­so­vié­tique. Le bâti­ment de la biblio­thèque natio­nale tchét­chène au style archi­tec­tu­ral un brin auda­cieux a été inau­gu­ré le 23 mars 2013, jour des dix ans de la réin­té­gra­tion offi­cielle de la Tchét­ché­nie au sein de la Fédé­ra­tion de Rus­sie, un « réfé­ren­dum » ayant été orga­ni­sé en 2003 pour légi­ti­mer offi­ciel­le­ment ce retour après deux guerres très meur­trières. Pour­tant, la Tchét­ché­nie était encore en guerre à l’époque et les bureaux de vote étaient res­tés déses­pé­ré­ment vides, boy­cot­tés par une popu­la­tion muti­lée et lut­tant pour sa sur­vie. Aujourd’hui, les deux dra­peaux, russe et tchét­chène, accueillent le visi­teur sur le per­ron. À l’étage, des apho­rismes ponc­tuent la visite : Cicé­ron, Horace, Aris­tote, Saint-Exu­pé­ry, Confu­cius (« Savoir ce qu’il faut faire et ne pas le faire est la pire des lâche­tés ») ou encore Mao Tse Toung (« Celui qui a sen­ti le vent du chan­ge­ment doit non pas construire un paravent, mais un mou­lin à vent »). La direc­trice de la biblio­thèque Sat­si­ta Israï­lo­va me fait patien­ter, elle est rete­nue par un évè­ne­ment, assise au pre­mier rang de la grande salle du rez-de-chaus­sée. Le visage flan­qué de grosses lunettes et enca­dré par un fou­lard mauve, elle applau­dit en rythme le chan­teur russe venu célé­brer, par anti­ci­pa­tion, le jour de l’unité. « La Rus­sie est plus qu’un pays, la Rus­sie est plus qu’une puis­sance ! » Et lui de rendre hom­mage, entre deux chan­sons, « aux cou­ra­geux com­pa­triotes qui [nous] pro­tègent en Syrie et à tous ceux qui se battent pour assu­rer [notre] sécu­ri­té dans un contexte où [nous] sommes entou­rés d’ennemis. Rien ni per­sonne ne pour­ra jamais nous bri­ser ! ». Lui suc­cède une star­lette lon­gi­ligne aux che­veux blonds déco­lo­rés, vêtue d’un jean et chaus­sée de longues bottes, bon­dis­sant sur la scène les jambes arquées sur un fond sonore de la même cou­leur esthé­tique. Après une pre­mière chan­son, elle salue la salle et, d’une voix émue et fébrile, s’ouvre au public : « Je viens de Rus­sie, c’est la pre­mière fois que je viens dans le centre de Groz­ny. Je n’étais pas ras­su­rée, je dois bien l’avouer. Et je découvre fina­le­ment un peuple accueillant. Bon­jour Groz­ny ! » Redou­ble­ment d’applaudissements. La direc­trice pas­se­ra toute l’après-midi avec ses hôtes « venus de Rus­sie ». Alors je déam­bule et m’arrête net, intri­guée par une expo­si­tion de des­sins au crayon noir, de l’artiste Ele­na Ryb­ki­na qui accom­pagne le concert d’estrade : une gale­rie de por­traits d’hommes au com­bat, sou­vent cagou­lés. S’y côtoient des hommes des forces spé­ciales du Daghes­tan qui ont stop­pé l’incursion tchét­ché­no-daghes­ta­naise en 1999, incur­sion qui fut le cata­ly­seur de la reprise de la guerre de Tchét­ché­nie label­li­sée par Mos­cou « opé­ra­tion anti­ter­ro­riste» ; Gui­vi, l’un des anciens chefs mili­taires de la « Répu­blique popu­laire de Donetsk », enti­té sépa­ra­tiste d’Ukraine sou­te­nue en sous-main par Mos­cou, tué en février 2017 ; le célèbre com­bat­tant bou­riate Vakha et son com­man­dant Olkhon. Un des­sin en cou­leur montre Felix Dzer­jins­ki de pro­fil, fon­da­teur de la Tché­ka en 1917, et les armoi­ries du FSB, le tout assor­ti des sous-titres : « 1917 – 2017 ». Au beau milieu, un por­trait pour le moins dis­so­nant. Celui, quelque peu inat­ten­du, d’Andreï Miro­nov, ancien dis­si­dent sovié­tique, défen­seur des droits de l’homme russe, membre de la pres­ti­gieuse ONG Mémo­rial. Je « revois » en pen­sée Andreï ici même, croi­sé par hasard dans les locaux de Mémo­rial à Groz­ny dans la cha­leur étouf­fante de l’été 2007, dans une ville à demi recons­truite, à demi en ruines. À l’époque sovié­tique, il trans­por­tait clan­des­ti­ne­ment, sac au dos, des copies ronéo­ty­pées de La ferme des ani­maux de George Orwell et avait été condam­né en 1986 pour « agi­ta­tion anti­so­vié­tique ». Andreï Miro­nov s’était bat­tu de façon achar­née à l’époque post­so­vié­tique pour ten­ter de lut­ter contre l’impunité éri­gée en sys­tème dès la pre­mière guerre de Tchét­ché­nie. Il est mort en mai 2014 à Sla­viansk alors qu’il y accom­pa­gnait le jour­na­liste ita­lien Andrea Roc­chel­li. Je balaie la salle des yeux. La des­si­na­trice a dis­pa­ru avant que j’aie pu la ques­tion­ner sur l’incongruité de la pré­sence d’Andreï au milieu de cet aréo­page d’hommes cagoulés.

« I love Grozny »

Cin­quante-mille en 2015, sep­tante-cinq-mille en 2016 et plus de nonante-mille en 2017. La ten­dance a de quoi réjouir les fonc­tion­naires du minis­tère du Tou­risme de la Répu­blique de Tchét­ché­nie, puisque ce sont bien les tou­ristes qui sont comp­ta­bi­li­sés ici. Majo­ri­tai­re­ment russes, ils semblent nour­rir un inté­rêt crois­sant pour cette Répu­blique mi-fami­lière, mi-étran­gère. « Ils font un city-trip d’une jour­née ou deux en Tchét­ché­nie, vont voir la mos­quée et Groz­ny-city, puis partent dans les mon­tagnes, voir la base de Nikha­loï près des cas­cades ou le lac Kasi­no-oï. Le plus sou­vent, cela s’inscrit dans un tour de sept jours au Cau­case du Nord. Ils sont sou­vent basés dans un hôtel d’une des villes d’eau du sud de la Rus­sie comme Kislo­vod­sk, « Eaux miné­rales », Pia­ti­gorsk, Essen­tou­ki, d’où ils viennent faire leur aller-retour express en Tchét­ché­nie », m’explique Mous­sa Bas­nou­kaev, éco­no­miste à l’université de Groz­ny. Un groupe, tout juste sor­ti d’un bus, se dirige vers la tour de Groz­ny-city. Des femmes en jean, sans fou­lard, marchent accom­pa­gnées d’enfants ; quelques couples éga­le­ment. Après leur pas­sage, devant la mos­quée, git un petit ticket bleu : « Visite de “Groz­ny city”, cent roubles. Comi­té gou­ver­ne­men­tal de la Répu­blique de Tchét­ché­nie pour le tou­risme, ave­nue A. Kh. Kady­rov 3/25 ; www.visitchechnya.ru. » Bien­tôt, ces mêmes tou­ristes pour­ront, s’ils le sou­haitent, aller skier à Vedout­chi, sta­tion de mon­tagne inau­gu­rée en grande pompe le 26 jan­vier 2018, construite avec le concours, l’expertise et l’investissement de la com­pa­gnie fran­çaise Poma et de la Com­pa­gnie des Alpes, filiale de la Caisse des dépôts et consi­gna­tions… Un sem­blant de nor­ma­li­té, envers et contre tout. Comme ces lettres énormes qui se dressent sur l’ancienne place du palais pré­si­den­tiel, l’ancienne place Lénine : I LOVE (cœur) GROZNY. Les mêmes qu’à Sou­khou­mi, Dni­pro, Odes­sa, sur les­quelles grimpent les enfants à la lisière d’une aire de jeux ou d’un immense parc de loi­sirs. De jeunes filles cou­vertes d’un voile léger se groupent pour la pho­to. À quelques mètres de là, Tami­la mur­mure : « Déci­dé­ment, ce n’est plus ma ville. Elle est flam­bant neuve, oui, mais il n’y a plus l’atmosphère du Groz­ny de mon enfance. J’aimais tel­le­ment notre ville. Ses parcs, ses trams, sa phil­har­mo­nie. Sa biblio­thèque ! Son cirque ! Mais sur­tout les voi­sins, les arrière-cours, notre vie tous ensemble. L’entraide, la joie. L’insouciance ! Tout est défi­gu­ré. D’ailleurs c’est qui ce I love Groz­ny ? Pas moi en tout cas. Ce n’est plus notre ville. Et les gens sont tristes. Ce ne sont plus les mêmes. Tu as vu leurs visages ? Ils font tous dix ans de plus, au moins. Ils ont per­du leur visage. »

Les (dé)plaisirs du stade

Der­rière la mos­quée et Groz­ny-City, c’est au « parc des cœurs », nou­vel­le­ment inau­gu­ré, que des familles viennent se diver­tir. Des jeunes sautent sur leurs hover­boards qui cli­gnotent ; un petit train trans­porte des enfants. Des peluches géantes titubent, appro­chant les petits pour la pho­to. Des mères dis­cutent, assises sur un banc. Et pour­tant, un mélange de silence et de lour­deur pèse dans l’air. Est-ce le côté clair­se­mé de la place ? L’étrange lumière de fin de jour­née ? Les paroles d’Oussam conti­nuent de réson­ner : « pour les cent-nonante-neuf ans de la ville, le chef de la Répu­blique a offert leur mariage à cent-nonante-neuf jeunes couples. Les pho­tos ont inon­dé les réseaux sociaux offi­ciels. » En marge de la place, j’aperçois un groupe d’hommes arbo­rant un petit pins sur la poi­trine. Je recon­nais l’insigne jaune du club de foot daghes­ta­nais « Anji Makhat­ch­ka­la ». Ce soir, l’Anji affron­te­ra le club tchét­chène « Akh­mat », ancien­ne­ment « Terek Groz­ny », au stade Akh­mat Are­na. J’envisage immé­dia­te­ment d’y aller, mais mon hôte ne sau­rait m’y envoyer seule. Et d’ajouter que si c’est « vrai­ment impor­tant pour moi », il deman­de­ra à son neveu de m’accompagner. Pour­tant, Anzor reste silen­cieux jusqu’au moment où j’ose timi­de­ment une phrase, lorsque nous nous retrou­vons seuls. « Tu es deve­nu pâle à l’idée de m’accompagner au stade. » Sa colère froide sort. « En deux ans d’études, j’ai dû assis­ter à vingt matchs, contraint et for­cé. Je hais le foot. Mais nous n’avons pas le choix. Cela revient régu­liè­re­ment, on n’a pas le choix. On doit arri­ver au stade long­temps à l’avance. Notre pré­sence est contrô­lée, ils passent dans les rangs et véri­fient notre iden­ti­té. Si nous n’y allons pas, nous nous voyons inter­dits de pas­ser nos exa­mens et nos bourses d’études sont sus­pen­dues. Et quand c’est enfin fini, on rentre chez nous à 2 voire 3 heures du matin. Je hais le foot. Pour moi c’est une tor­ture. Une humi­lia­tion. Ce soir, ce n’est pas notre tour de rem­plir le stade, cela tombe sur les étu­diants de l’institut du pétrole. » Le pas d’Anzor s’accélère. De part et d’autre de la chaus­sée, les dizaines de mini-dra­peaux accro­chés aux poteaux agitent l’air : des por­traits de Ram­zan Kadyrov.

« Au nom d’Allah ! Ne dépassez pas la vitesse autorisée »

« Ah, on ne peut pas boire ici ? Oh vrai­ment, quel dom­mage que vous ne soyez pas démo­cra­tiques ! », plai­sante Man­sour lorsque nous pas­sons la porte du res­tau­rant ouz­bek situé au coin de la rue Essem­baev, face à la mos­quée. Et de deman­der : « pou­vez-vous nous ins­tal­ler le plus loin pos­sible des regards indis­crets et des oreilles trop curieuses ? ». Au fond du res­tau­rant, Man­sour me décrit la Tchét­ché­nie d’aujourd’hui, choi­sis­sant ses mots, plan­tant ses yeux dans les miens. De temps en temps on aper­çoit des pas­sants sur le trot­toir de l’autre côté de la vitre. On dirait des figu­rants. La règle­men­ta­tion concer­nant la vente d’alcool est la même depuis plu­sieurs années : l’achat est auto­ri­sé de 8 heures à 10 heures du matin seule­ment. Mais le nombre de maga­sins où on peut en ache­ter offi­ciel­le­ment se compte sur les doigts de la main, deux noms res­sor­tant en par­ti­cu­lier : Len­ta, à l’extérieur de Groz­ny, ou Assor­ti. Et, début décembre 2017, la vente d’alcool a été tota­le­ment inter­dite en Tchét­ché­nie, sans que l’on puisse com­prendre s’il s’agissait d’une inter­dic­tion momen­ta­née due au maw­lid, la fête de la nais­sance du pro­phète ou si cette inter­dic­tion allait durer. Paral­lè­le­ment, le nombre de maga­sins halal a aug­men­té, « les tou­ristes russes viennent aus­si s’approvisionner là », m’a dit Zou­laï qui a tra­vaillé dans l’un d’eux, ain­si que le nombre de bou­tiques d’articles musul­mans : « tout pour le mariage musul­man », peut-on lire sur une devan­ture ; « Cou­ture et répa­ra­tion de robes musul­manes », sur une autre. Dans la rue, des pan­neaux verts hori­zon­taux, décla­mant pour la plu­part « Allah Akbar », et des pan­neaux bleus de sécu­ri­té rou­tière inter­pellent les conduc­teurs : « Au nom d’Allah ! Ne dépas­sez pas la vitesse auto­ri­sée ». En sor­tant du res­tau­rant, deux petites filles arpentent la rue, per­chées sur des rol­lers. L’une d’elles, voi­lée, est cou­verte de la tête aux pieds et semble glis­ser comme un cygne sur l’eau.

Retour à la mai­son où je suis héber­gée. Dans sa salle de bains, Tami­la a affi­ché une prière en arabe. Il y a cinq ans, elle ne se cou­vrait la tête que d’un léger fou­lard tri­an­gu­laire colo­ré, en accord avec son mari. Cette fois, je la retrouve entiè­re­ment dis­si­mu­lée dans une immense djel­la­ba, le visage ser­ré par un fou­lard cachant chaque mèche de che­veux et bien noué sous le men­ton. Mère de sept enfants, Tami­la a long­temps rêvé de tra­vailler à l’extérieur, mais n’a pas pu convaincre son mari. Les deux guerres ont mal­me­né ses rêves, cabos­sé sa sco­la­ri­té, rui­né ses espoirs, elle qui s’apprêtait à fêter ses seize ans le 11 décembre 1994, jour des effroyables bom­bar­de­ments mar­quant le début de la pre­mière guerre. Elt­sine et Dou­daev en ont déci­dé autre­ment, à l’époque. Après 1994, entre immeubles en ruines et conduites d’eau explo­sées, géné­ra­teurs de for­tune et accou­che­ments dans le froid et la peur, Tami­la a orga­ni­sé, cou­ra­geu­se­ment, la sur­vie fami­liale : bleui ses mains dans l’eau gla­cée des les­sives mul­tiples, trait quo­ti­dien­ne­ment la vache, trans­por­té des seaux d’eau comme un âne bâté, pas­sé patiem­ment les check­points en ser­rant les dents. Avant que les cir­cuits de dis­tri­bu­tion d’eau et d’électricité soient res­tau­rés au milieu des années 2000 et qu’on puisse ache­ter un lave-linge et divers équi­pe­ments pour la mai­son. Et, au fil des gros­sesses et des pots-de-vin à ver­ser à l’hôpital à chaque accou­che­ment, des repas à pré­pa­rer pour ses beaux-parents qui habitent dans une aile de la mai­son et des incer­ti­tudes poli­tiques et éco­no­miques, Tami­la a fini par se rési­gner. Elle vient de trou­ver une occu­pa­tion qui irra­die son visage : ensei­gner le Coran à des filles, de sept à quatre-vingt-deux ans, à la meder­sa en bas de chez elle. Dès qu’elle men­tionne le nom du pro­phète, elle s’empresse illi­co d’aligner une longue sou­rate en arabe et raconte à quel point cet ensei­gne­ment, qu’elle dis­pense à pré­sent à son tour, a chan­gé sa vie. Et de me mon­trer, cro­quis à l’appui, com­ment pro­non­cer les lettres arabes et ce qu’il faut dire avant chaque repas. Ou quand l’offre poli­tique d’un islam quo­ti­dien, abon­dam­ment mobi­li­sée par Ram­zan Kady­rov, ren­contre une demande indi­vi­duelle et sociale, tom­bant d’autant plus à pic qu’elle pro­page un dis­cours concur­rent à celui des isla­mistes du maquis ; le pou­voir se gar­ga­rise de réfé­rences au sou­fisme « tra­di­tion­nel », au vocable de la paix et de l’ordre contre les slo­gans de l’Emirat du Cau­case et de Daech auquel l’Emirat a fait allé­geance. Ce fai­sant, Ram­zan Kady­rov uti­lise l’islam comme moyen de contrôle poli­tique et social, et comme carte diplo­ma­tique et éco­no­mique à des­ti­na­tion du monde ara­bo­mu­sul­man. De la construc­tion de mos­quées à l’ouverture d’une nou­velle uni­ver­si­té isla­mique, de la res­tau­ra­tion des lieux saints à l’imposition de cer­tains signes reli­gieux dans la vie publique — port du fou­lard par les femmes dans les admi­nis­tra­tions, notam­ment —, le pou­voir tchét­chène ne rate pas non plus les occa­sions offertes par l’actualité inter­na­tio­nale : la mani­fes­ta­tion géante orga­ni­sée le 19 jan­vier 2015 à Groz­ny, douze jours après l’assassinat des cari­ca­tu­ristes de Char­lie Heb­do, pour s’indigner contre les cari­ca­tures du pro­phète ou celle orga­ni­sée en sep­tembre 2017 en sou­tien aux Rohin­gyas, ont don­né l’opportunité à Ram­zan Kady­rov de s’affirmer comme lea­deur des Musul­mans du Cau­case du Nord, voire de toute la Russie.

Sur la chaus­sée qui relie Ros­tov à Bakou, alors qu’on vient de croi­ser un pan­neau nous indi­quant que 1143 kilo­mètres nous séparent de Sim­fe­ro­pol, petite sœur cri­méenne ren­trée dans le giron russe en 2014, selon un tout autre scé­na­rio que celui qui pré­si­da quelques années aupa­ra­vant au « retour » de la Tchét­ché­nie, la voi­ture longe un cime­tière. Quelques très hauts mâts strient le ciel d’un bleu déla­vé. « Ils sont morts en accom­plis­sant le dji­had », dit tout natu­rel­le­ment Kham­zat qui m’accompagne ce jour-là. Rares traces phy­siques de la résis­tance indé­pen­dan­tiste et/ou isla­miste qui a tenu tête, entre 1994 et 1996, puis au début des années 2000, aux forces fédé­rales. « Ces traces-là, même Kady­rov ne peut pas les enle­ver. On ne touche pas aux cimetières. »

Mémoires distordues et « lieux de l’oubli »

À l’angle de la rue Hus­sein Issaev (du nom d’un haut digni­taire tué en même temps qu’Akhmat-Khadji Kady­rov en 2004) et de l’avenue Pou­tine (qui se pro­longe en ave­nue Akh­mat-Khad­ji Kady­rov, jus­te­ment), nous nous arrê­tons, sur la place Akh­mat-Khad­ji Kady­rov (encore lui), au monu­ment funé­raire dédié « aux membres des forces du minis­tère de l’Intérieur de la Répu­blique de Tchét­ché­nie ». Cet ensemble de trente-huit stèles (deux pour chaque dis­trict admi­nis­tra­tif de Tchét­ché­nie) sur les­quelles sont ins­crits les noms des poli­ciers tués « par des ter­ro­ristes » laisse une impres­sion pour le moins « hémi­plé­gique ». Alors que les tchour­ty, pierres tom­bales rap­por­tées de dépor­ta­tion et qui sym­bo­li­saient la mémoire de ce déra­ci­ne­ment for­cé de 1944, ont été dis­po­sées près de ce mémo­rial. Nulle men­tion des civils tués par dizaines de mil­liers au cours des deux der­nières guerres, jamais qua­li­fiées comme telles par les auto­ri­tés russes qui les ont offi­ciel­le­ment trans­for­mées en « res­tau­ra­tion de l’ordre consti­tu­tion­nel » (1994 – 1996) puis « opé­ra­tion anti­ter­ro­riste » (1999 – 2009). L’ampleur des mas­sacres, docu­men­tée par les ONG russes et inter­na­tio­nales, a dis­pa­ru des mémoires visuelles et offi­cielles au pro­fit d’une nar­ra­tion com­mode tant pour Ram­zan Kady­rov que pour le Krem­lin, qui ont su étendre à une large par­tie de l’audience interne comme externe, une concep­tion bien par­ti­cu­lière de la « vérité ».

Et, en effet, comme s’ils s’étaient don­né le mot ce 1er novembre, c’est jus­te­ment sur le thème de la véri­té que ne cessent de m’entretenir mes inter­lo­cu­teurs. De leurs mots res­sort un point com­mun : le dis­cours offi­ciel, à force de ruis­se­ler, sur tous les tons et par tous les temps, a fini par per­co­ler jusqu’à inflé­chir le récit de ceux qui ont vécu, dans leur peau, les abysses de la déci­ma­tion, du déshon­neur, du men­songe, de la tor­ture et de la mutilation.

Pour entendre par­ler avec véri­té de la véri­té, il faut alors se fau­fi­ler dans les fau­bourgs au fond d’une cour, ne sur­tout pas appe­ler avec une carte SIM étran­gère ni mos­co­vite, tous les appels entrants venant d’une com­pa­gnie non locale étant inter­cep­tés et écou­tés. Je retrouve les amis. Fati­gués, por­teurs de ces dizaines d’informations indi­cibles, inuti­li­sables, mais recons­ti­tuant la véri­té. Comme un livre secret. La véri­té de la désin­vol­ture avec laquelle le pou­voir fédé­ral et son ombuds­wo­man ont trai­té l’enquête sur les vingt-sept per­sonnes exé­cu­tées en jan­vier 2017, mas­sacre révé­lé au prin­temps 2017, comme les exac­tions contre les homo­sexuels, par les très cou­ra­geuses jour­na­listes Ele­na Mila­chi­na et Iri­na Gor­dien­ko du bi-heb­do­ma­daire russe Novaïa Gaze­ta, ren­du tris­te­ment célèbre par les noms de ses jour­na­listes assas­si­nés, dont Anna Polit­kovs­kaïa, tuée en 2006 alors qu’elle allait révé­ler des actes de tor­tures per­pé­trés par les auto­ri­tés tchét­chènes. La véri­té des trois-mille dis­pa­rus, des tombes non iden­ti­fiées, des har­cè­le­ments quo­ti­diens, du men­songe et de la fabri­ca­tion orwel­lienne d’une véri­té alternative.

Oioub Titiev ou la vérité bâillonnée

Le 9 jan­vier 2018, Oioub Titiev, qui diri­geait le bureau de l’ONG Mémo­rial à Groz­ny, a été arrê­té. Déte­nu et accu­sé au nom de l’article 228 du Code pénal russe pour « déten­tion de drogue », après qu’une dose de mari­jua­na a été dépo­sée dans sa voi­ture, selon le scé­na­rio bien rodé d’affaire fabri­quée qui avait déjà pré­si­dé à l’arrestation de Rous­lan Kou­taev en 2014, alors que ce der­nier avait cri­ti­qué le pou­voir en place. Il avait été condam­né à une déten­tion de quatre ans. Oioub Titiev avait tenu à conti­nuer à tra­vailler après l’assassinat de sa pré­dé­ces­seure Nata­lia Este­mi­ro­va en 20094, et ceci mal­gré les nom­breuses menaces. Du fait de son tra­vail inlas­sable, il connais­sait au plus près la réa­li­té de la méca­nique des affaires fabri­quées et des condam­na­tions, des extor­sions d’aveux, de la pro­duc­tion de cou­pables et de la réduc­tion au silence de ceux qui osent témoi­gner. Le 16 jan­vier, Oioub Titiev fai­sait pas­ser par son avo­cat une lettre pré­ve­nant que s’il en arri­vait à livrer des « aveux », cela vou­drait dire qu’il y aurait été contraint « phy­si­que­ment ou du fait de chan­tage ». À l’approche de l’aéroport, nous repas­sons devant la pan­carte exhi­bant les mots du chef de la Répu­blique : « Que la jus­tice triomphe»…

  1. « Tchét­chènes en exil : un peuple sans visage » et son poème « Mon crayon rouge est fati­gué », dos­sier « Rus­sie : regards croi­sés », La Revue nou­velle, aout 2007.
  2. Akh­mad-Khad­ji Kady­rov fut lui-même pré­sident de Tchét­ché­nie de 2003 à 2004 après avoir été nom­mé chef de l’administration pro­vi­soire de la Répu­blique par Mos­cou en 2000, quelques mois après le début de la deuxième guerre. Deve­nu l’affidé de Mos­cou, il s’était déso­li­da­ri­sé du camp indé­pen­dan­tiste auquel il appar­te­nait jusque-là, notam­ment durant la pre­mière guerre (1994 – 1996). Si le dis­cours offi­ciel le pré­sente comme le « pre­mier pré­sident de Tchét­ché­nie », il y eut, en réa­li­té, deux autres pré­si­dents avant lui, mais indé­pen­dan­tistes, par­ti­sans de l’Itchkérie, nom de la Tchét­ché­nie indé­pen­dante : Djo­khar Dou­daev et Aslan Mas­kha­dov, tués éga­le­ment, en 1996 et en 2005. L’existence pas­sée de ces der­niers est tota­le­ment occul­tée par le pou­voir officiel.
  3. Afin de garan­tir l’anonymat et la sécu­ri­té des per­sonnes ren­con­trées, tous les pré­noms et les noms de lieux ont été chan­gés, à part ceux qui ont accep­té de nous infor­mer en tant qu’officiels, dans leur fonc­tion professionnelle.
  4. Voir l’édi­to de La Revue nou­velle d’octobre 2009. Voir éga­le­ment La Peur, nou­velle écrite par Nata­lia Este­mi­ro­va et publiée à titre post­hume. Voir enfin le dos­sier « Der­rière les façades, la Tchét­ché­nie, dans quel état ? », La Revue nou­velle, décembre 2007.

Aude Merlin


Auteur

Aude Merlin est docteur en sciences politiques, chargée de cours à l'[Université libre de Bruxelles-> http://www.ulb.ac.be].