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Tchétchénie. Initiatives citoyennes contre la torture

Numéro 4 Avril 2012 par Kaliapine

avril 2012

L’as­sas­si­nat de Nata­lia Este­mi­ro­va en juillet 2009 montre de manière extrême qu’il est périlleux de défendre les droits de l’homme en Rus­sie, et en par­ti­cu­lier en Tchét­ché­nie, d’é­ta­blir la réa­li­té des tor­tures, d’ob­te­nir des tri­bu­naux des condam­na­tions de membres de forces de l’ordre. Le Comi­té contre la tor­ture a inno­vé en matière de lutte contre le « ter­ro­risme d’État ».

Revue nou­velle : Pour­riez-vous nous par­ler de votre orga­ni­sa­tion ? Qui l’a créée, quand, et avec quel objectif ?

Igor Kalia­pine : Le Comi­té contre la tor­ture a été créé en 2000. Par­mi les fon­da­teurs, on retrouve la Socié­té des droits de l’homme de Nij­ni Nov­go­rod et des défen­seurs des droits de l’homme comme Alexeï Gra­fov, Vik­tor Gours­ki, Iou­ri Sido­rov, Ser­gueï Chi­mo­vo­los. En 1997, j’ai créé avec Alexeï Gra­fov un centre d’information, auprès de la Socié­té des droits de l’homme de Nij­ni Nov­go­rod. Nous adres­sions nos rap­ports sur les vio­la­tions des droits de l’homme aux struc­tures offi­cielles et à des col­lègues, comme le groupe Hel­sin­ki de Moscou.

Le pro­blème de la tor­ture occupe une place très par­ti­cu­lière et les pou­voirs à tous les niveaux ont long­temps nié son exis­tence. Quant aux autres pro­blèmes que l’on sou­le­vait, les fonc­tion­naires admet­taient leur exis­tence, mais disaient que les défen­seurs des droits de l’homme exa­gé­raient leur gra­vi­té et que le gou­ver­ne­ment n’était pas en mesure de les résoudre. Par exemple, lorsque nous disions que les pri­sons des­ti­nées aux pré­ve­nus étaient trois fois trop peu­plées au point d’assimiler le séjour dans celles-ci à une vraie tor­ture, les auto­ri­tés étaient d’accord avec nous, mais disaient que l’État n’avait pas d’argent pour en construire plus. Réduire le nombre de pré­ve­nus est impos­sible, disaient-elles, parce que la police ne pou­vait pas arrê­ter moins de per­sonnes, car cer­taines sont dan­ge­reuses pour la socié­té et pour­raient com­mettre d’autres crimes.

La réac­tion aux appels contre l’utilisation de la tor­ture a été pri­maire et caté­go­rique : « Nous ne pra­ti­quons pas la tor­ture et nous en accu­ser est men­son­ger. » Dans nos rap­ports, nous citions des dizaines d’exemples de per­sonnes qui sor­taient bles­sées d’interrogatoires conduits par la police. Après enquête, le par­quet finis­sait par répondre que les « faits cités n’avaient pas reçu de confir­ma­tion ». Nous avons étu­dié la légis­la­tion en matière d’instruction de plaintes pour tor­ture, puis la manière dont les juges d’instruction du par­quet mènent effec­ti­ve­ment ces enquêtes et nous avons consta­té qu’ils violent la légis­la­tion de la Fédé­ra­tion de Rus­sie. Nous vou­lions à l’époque que le gou­ver­ne­ment admette l’existence de cas de tor­ture, leur gra­vi­té et leur fré­quence. Mais com­ment pou­vait-on faire en sorte que l’État recon­naisse les cas de tor­ture si le par­quet, l’organe char­gé de mener les enquêtes, affir­mait qu’ils étaient inexis­tants ? Nous avons déci­dé que si le par­quet niait qu’une per­sonne avait été tor­tu­rée, nous allions le prou­ver en jus­tice. Et s’il per­dait sur un cas pré­cis, alors cela signi­fiait qu’il se trom­pait sur beau­coup d’autres. Nous avons dû apprendre à mener des enquêtes indé­pen­dantes et à obte­nir des preuves pour démon­trer qu’il y avait eu des cas de tor­ture ; la métho­do­lo­gie éla­bo­rée par nos juristes est d’ailleurs uti­li­sée par d’autres orga­ni­sa­tions non gou­ver­ne­men­tales. Nous avons d’abord essayé de faire appel à des avo­cats indé­pen­dants, mais nous avons vite com­pris que la plu­part d’entre eux ne vou­laient pas de ce type de dos­sier. Nous avons alors créé une équipe de juristes. En 2000, nous avons pris la déci­sion de créer une orga­ni­sa­tion spé­cia­li­sée, le Comi­té contre la tor­ture de Nij­ni Novgorod.

Des enquêtes indépendantes

Par­mi nos objec­tifs figure donc la conduite d’enquêtes indé­pen­dantes visant à obte­nir l’inculpation des cou­pables pré­su­més, dans la plu­part des cas des poli­ciers. Cela per­met de lut­ter contre l’impunité et d’évaluer la qua­li­té des enquêtes menées par les organes offi­ciels. Ensuite, l’assistance médi­cale aux per­sonnes sou­mises aux tor­tures. La pré­ven­tion fait éga­le­ment par­tie de nos mis­sions, notam­ment auprès des juges et des membres des ser­vices d’ordre. Ils sont, dans la plu­part des cas, réti­cents à par­ti­ci­per à des sémi­naires orga­ni­sés par des défen­seurs des droits de l’homme, mais la répu­ta­tion de nos avo­cats qui ont gagné des cen­taines de pro­cès contre le par­quet et ont envoyé presque une cen­taine de poli­ciers en pri­son, nous donne une chance d’être enten­dus. Nous vou­lons éga­le­ment faire évo­luer l’opinion publique russe et lui faire prendre conscience que la tor­ture peut trans­for­mer un inno­cent en cri­mi­nel. En effet, la plu­part des Russes consi­dèrent comme nor­mal que l’on tor­ture un cri­mi­nel, tout en étant contre son appli­ca­tion aux inno­cents. Mais il y a un grand fata­lisme dans la socié­té russe qui craint l’impunité règnant au sein de la police. C’est pour cela que la majo­ri­té des citoyens russes vic­times de vio­lences poli­cières ne fait pas appel aux défen­seurs des droits de l’homme, ni aux organes officiels.

RN : Com­ment défi­ni­riez-vous la situa­tion actuelle en Tchét­ché­nie ? Peut-on dire que la guerre est finie ? Pour­riez-vous nous expli­quer ce qu’est le groupe mobile conjoint (GMC) que le Comi­té contre la tor­ture a mis en place ? Quels en sont les résul­tats ? À quels obs­tacles êtes-vous le plus sou­vent confrontés ?

IK : La guerre en Tchét­ché­nie est finie, même s’il y a de temps en temps des heurts entre les forces de l’ordre et des membres du mou­ve­ment clan­des­tin armé, mais qui ne sont pas com­pa­rables à la situa­tion qui pré­va­lait en 1995 ou en 2000. La Répu­blique pos­sède son propre minis­tère de l’Intérieur qui compte plus de vingt-mille membres, majo­ri­tai­re­ment tchét­chènes, en grande par­tie des anciens com­bat­tants « retour­nés », ce qui pose pro­blème. Le « recru­te­ment » — en réa­li­té le ral­lie­ment for­cé — a été effec­tué tant par le pré­sident Akh­mad Kady­rov que par son fils Ramzan.

Enrôler des criminels

Les com­bat­tants n’ont pas eu le choix d’un retour à la vie civile : l’alternative pour eux était soit d’être tués, soit de mettre leurs armes au ser­vice de Kady­rov. C’est le seul cas où l’amnistie leur a été accor­dée. Ils ont été for­cés de don­ner des ren­sei­gne­ments sur les per­sonnes qui les avaient aidés aupa­ra­vant en leur four­nis­sant un refuge et des vivres, de tor­tu­rer les com­bat­tants déte­nus et de mener des opé­ra­tions de repré­sailles contre les familles des com­bat­tants res­tés dans la clan­des­ti­ni­té. Le com­por­te­ment de ces anciens com­bat­tants viole non seule­ment les lois de la Fédé­ra­tion de Rus­sie, mais aus­si les tra­di­tions tchét­chènes. Toute une armée tchét­chène a donc été pro­gres­si­ve­ment consti­tuée d’hommes sans valeurs morales, ni dis­ci­pline. Nombre d’entre eux ont com­mis des crimes graves contre les sol­dats de l’armée fédé­rale, les poli­ciers et les citoyens. Lors de la consti­tu­tion du minis­tère de l’Intérieur de la Répu­blique, ils ont été mis au ser­vice des forces du pré­sident de la Répu­blique, des forces spé­ciales char­gées de la pro­tec­tion des ins­tal­la­tions pétro­lières et des patrouilles de contrôle des postes de police.

Il est pos­sible que ce recru­te­ment ait été néces­saire à un moment don­né, mais il a don­né un résul­tat contraire au résul­tat atten­du. Cer­tains ser­vices du minis­tère de l’Intérieur sont consti­tués d’anciens com­bat­tants qui sont des affi­dés per­son­nels de Ram­zan Kady­rov, sans foi ni loi. Mais, for­mel­le­ment, ces ex-cri­mi­nels sont des fonc­tion­naires et pos­sèdent donc de larges pou­voirs sur le ter­ri­toire de la Répu­blique de Tchétchénie.

Cela pose un pro­blème, puisque ces groupes armés sont tenus de démon­trer leur effi­ca­ci­té dans la lutte contre le ter­ro­risme, qui ne se mesure qu’à l’aune du nombre de com­bat­tants tués. Ser­vir les inté­rêts de la Rus­sie, lut­ter contre le ter­ro­risme et sur­tout faire res­pec­ter la loi ne leur importe pas. Les « vrais » boe­vi­ki (com­bat­tants) se cachent dans les régions mon­ta­gneuses et fores­tières de la Tchét­ché­nie dif­fi­ci­le­ment acces­sibles. Ils sont bien armés, maté­riel­le­ment et psy­cho­lo­gi­que­ment. La lutte contre eux est dan­ge­reuse et peu inté­res­sante en termes de chiffres. Il est plus facile et plus sûr de « chas­ser » des pseu­do-ter­ro­ristes, des per­sonnes qui ne sont pas assez loyales à Kady­rov ou à quelqu’un de son entou­rage. Qua­li­fiées d’ennemis et de com­plices des ter­ro­ristes, elles sont une proie facile. Pour leur faire avouer leurs liens avec les com­bat­tants, elles sont lon­gue­ment tor­tu­rées dans les lieux de détention.

Les disparus

Le par­cours-type est simple : une per­sonne est déte­nue par les poli­ciers et dis­pa­rait. Si sa famille fait appel aux forces de l’ordre, les recherches offi­cielles n’aboutissent pas. Par la suite, le minis­tère de l’Intérieur déclare avoir tué un com­bat­tant lors d’une fusillade, et le cadavre est iden­ti­fié comme la per­sonne dis­pa­rue. Si lors de l’enquête, il est prou­vé que cette per­sonne a été déte­nue par les poli­ciers, ceux-ci ripostent en décla­rant qu’après l’arrestation, elle a été relâ­chée et a rejoint les ter­ro­ristes. Je connais de nom­breux cas de ce type.

Il y a aus­si une autre tra­jec­toire pos­sible, racon­tée par de rares sur­vi­vants : après un cer­tain temps (qui peut aller de quelques jours à quelques mois), la per­sonne dis­pa­rue est emme­née en déten­tion et elle avoue avoir four­ni des vivres et ren­du des ser­vices aux com­bat­tants. Elle est alors condam­née à une ou deux années de pri­son, assor­tie éven­tuel­le­ment d’un sur­sis. Le juge d’instruction, le pro­cu­reur, le juge ne posent même pas de ques­tions : où l’accusé se trou­vait-il entre sa déten­tion et son arri­vée à la mai­son d’arrêt ; d’où viennent ses traces de tor­ture ; pour­quoi se déclare-t-il cou­pable en l’absence de preuves ? Tout le monde sait que l’accusé n’est ni un ter­ro­riste ni un com­plice des groupes armés clandestins.

Ain­si, Islam Oumar­pa­chaev, qui a mira­cu­leu­se­ment sur­vé­cu à quatre mois de déten­tion, a témoi­gné sur ce qui se passe dans de tels cas, entre le moment de la mise en déten­tion par les poli­ciers et la com­pa­ru­tion au tri­bu­nal. Son codé­te­nu n’est lui pas sor­ti et est por­té dis­pa­ru. Quant à Hous­seïn Van­ga­chev, il a été tel­le­ment bat­tu par les poli­ciers qui vou­laient le for­cer à avouer qu’il avait aidé des com­bat­tants qu’il est res­té para­ly­sé et connait aujourd’hui de graves pro­blèmes uri­naires. Actuel­le­ment hos­pi­ta­li­sé en Ossé­tie du Nord, il pro­teste de son inno­cence et est ter­ri­fié à la pers­pec­tive d’être contraint de retour­ner en Tchétchénie.

Si les familles des per­sonnes dis­pa­rues se tournent vers le comi­té d’investigation de la Répu­blique de Tchét­ché­nie, les juges d’instruction ne mènent pas d’enquête parce qu’ils savent qu’ils n’auront aucune pos­si­bi­li­té d’investigation. Je connais pour­tant de nom­breux juges qui tentent d’enquêter, mais sont confron­tés à l’opposition intran­si­geante des fonc­tion­naires du minis­tère de l’Intérieur. Par­fois, ces confron­ta­tions deviennent vio­lentes, les juges d’instruction sont mena­cés de mort et bat­tus. Leurs demandes de docu­ments et leurs convo­ca­tions aux inter­ro­ga­toires sont sys­té­ma­ti­que­ment igno­rées. Fina­le­ment, aucun membre du minis­tère de l’Intérieur tchét­chène n’a jamais été accu­sé de tor­ture ou d’enlèvement de per­sonne. Ce crime n’existe donc pas offi­ciel­le­ment en Tchétchénie.

Nous avons déci­dé de suivre cer­tains cas de dis­pa­ri­tions. Nous avons prou­vé que, dans tous les cas, les dis­pa­rus ont été préa­la­ble­ment déte­nus par des poli­ciers. Nous sommes par­ve­nus à libé­rer Islam Oumar­pa­chev qui témoigne en tant que vic­time. Dans les autres cas, les juges d’instruction n’ont pas pris de mesures pour enquê­ter ou ont été confron­tées à l’opposition des poli­ciers tchét­chènes. Ces faits ont été com­mu­ni­qués aux struc­tures fédé­rales, mais sans résul­tat. En col­la­bo­ra­tion avec Memo­rial, Human Rights Watch, le groupe Hel­sin­ki de Mos­cou, notre orga­ni­sa­tion a fait appel au pré­sident du pays, aux lea­deurs des par­tis à la Dou­ma, mais sans résultat.

une étrange inertie

Jusqu’en 2009, le Comi­té contre la tor­ture tra­vaillait en Tchét­ché­nie comme dans les autres régions, c’est-à-dire avec des juristes locaux. Les juristes tchét­chènes du comi­té ont obte­nu la condam­na­tion de plu­sieurs mili­taires fédé­raux recon­nus cou­pables de crimes contre des civils tchét­chènes. Mais dès que les cou­pables de tor­ture étaient tchét­chènes, l’activité de nos juristes per­dait en dyna­misme. Cela s’explique, selon moi, par deux raisons.

Pre­miè­re­ment, dénon­cer des poli­ciers locaux cou­pables de crimes est beau­coup plus dif­fi­cile car ceux-ci peuvent dis­po­ser d’un blanc-seing abso­lu et pou­vaient empê­cher le tra­vail des juges d’instruction. Ils sont plus dan­ge­reux que leurs homo­logues au niveau fédé­ral parce qu’ils connaissent bien les liens fami­liaux, les cou­tumes, savent où les juristes habitent… Ils peuvent faire pres­sion sur les vic­times, les témoins et nos juristes.

Il y a une deuxième rai­son dont je n’aime pas par­ler, parce que je n’ai pas fini d’en ana­ly­ser les causes. Beau­coup de mes col­lègues, que je consi­dé­rais comme de véri­tables défen­seurs des droits de l’homme, n’ont pas vou­lu accu­ser des poli­ciers tchét­chènes. Les fédé­raux, c’était autre chose. J’ai décou­vert avec stu­pé­fac­tion, après de nom­breuses années de coopé­ra­tion, que beau­coup de défen­seurs des droits de l’homme tchét­chènes ten­taient de mener, dans le cadre de leur tra­vail, une forme légale de sépa­ra­tisme et de résis­tance face à l’agresseur russe. À pré­sent que les vio­la­tions des droits de l’homme les plus mas­sives sont com­mises par des Tchét­chènes, sus­cep­tibles alors de se retrou­ver en pri­son, nos col­lègues tchét­chènes semblent moins moti­vés pour la défense des droits de l’homme.

Pour les sépa­ra­tistes, nos acti­vi­tés en Tchét­ché­nie peuvent sem­bler nocives car nous démon­trons à la popu­la­tion que la défense de leurs droits contre l’arbitraire des forces de l’ordre tchét­chènes, les silo­vi­ki, se fait grâce au recours à la légis­la­tion fédé­rale et à la Consti­tu­tion de la Fédé­ra­tion de Russie.

L’enquête sur natalia estemirova

RN : Nata­lia Este­mi­ro­va a ras­sem­blé beau­coup de preuves de tor­ture en Tchét­ché­nie. Elle a été tuée. Quels sont les résul­tats de l’enquête sur son assassinat ?

IK : Je n’ai que peu d’informations1. En décembre 2011, le juge char­gé de l’enquête était en train de véri­fier la thèse de l’implication d’un des col­la­bo­ra­teurs d’un dépar­te­ment local du minis­tère de l’Intérieur.

Après l’assassinat de Nata­cha Este­mi­ro­va, la situa­tion a radi­ca­le­ment chan­gé. Les défen­seurs des droits de l’homme locaux ont eu très peur. Les per­sonnes qui ont conti­nué leurs acti­vi­tés ont été contraintes d’aller cher­cher le patro­nage de Nur­di Nuha­jiev, l’«ombudsman » local, un fonc­tion­naire nom­mé par le Par­le­ment tchét­chène (dans les faits par Ram­zan Kady­rov lui-même), qui mani­pule la petite com­mu­nau­té des ONG tchét­chènes par sa poli­tique « de la carotte et du bâton » et des finan­ce­ments qu’il dis­tri­bue de façon arbitraire.

L’attitude des habi­tants vis-à-vis des défen­seurs des droits de l’homme a éga­le­ment chan­gé après l’assassinat de Nata­lia Este­mi­ro­va. Le tra­vail de l’organisation la plus connue et la plus effi­cace en Tchét­ché­nie, Memo­rial, dans laquelle elle tra­vaillait, a été sus­pen­du et la majo­ri­té de ses employés éva­cués. Ceux qui sont res­tés se sont sou­vent enten­du dire, « com­ment pou­vez-vous nous pro­té­ger si vous n’avez pas pu pro­té­ger votre direc­trice Estemirova ? »

La confiance de la popu­la­tion dans les orga­ni­sa­tions de défense des droits de l’homme a for­te­ment bais­sé. Et le dan­ger pour les membres d’ONG a énor­mé­ment augmenté.

Nous avons pris la déci­sion de tra­vailler doré­na­vant en Tchét­ché­nie uni­que­ment sous la forme d’un groupe mobile. Nous avons déjà eu recours à cette pra­tique en tra­vaillant sur des cas dif­fi­ciles au Bach­kor­tos­tan, à Kras­no­dar, Tver et Sta­vro­pol. Mais ces groupes ont été for­més pour tra­vailler sur un cas pré­cis et sur une courte période allant jusqu’à deux mois, alors que, dans le cas de la Tchét­ché­nie, nous avons déci­dé que ce groupe serait pré­sent en per­ma­nence, mais que ses effec­tifs seraient rem­pla­cés par rota­tion. Des défen­seurs d’autres orga­ni­sa­tions comme Ver­dict public (Mos­cou), Mères en faveur des déte­nus et condam­nés (Kras­no­dar), le groupe Hel­sin­ki de Mos­cou, Mémo­rial de la Répu­blique des Komis (Syk­tyv­kar), etc., y par­ti­cipent également.

Il y a trois per­sonnes sur place en per­ma­nence : deux juristes (d’habitude un du Comi­té contre la tor­ture et l’autre d’une autre orga­ni­sa­tion de défense des droits humains) et une per­sonne qui n’est pas néces­sai­re­ment juriste. Ces per­sonnes doivent suivre des règles strictes de sécu­ri­té qui per­mettent de les pro­té­ger des pro­vo­ca­tions et des enlè­ve­ments. En février 2010, nous avons fait l’objet d’une ten­ta­tive d’enlèvement, mais grâce aux règles dras­tiques de sécu­ri­té, nous avons pu obte­nir la libé­ra­tion rapide de nos collègues.

RN : Vous avez ren­con­tré le chef de la Répu­blique tchét­chène, quelles sont vos impressions ?

IK : Après cet épi­sode jus­te­ment, j’ai été invi­té à ren­con­trer Ram­zan Kady­rov. Notre tête-à-tête a duré presque trois heures et j’ai com­pris que je devais cette invi­ta­tion à la rumeur dif­fu­sée en Tchét­ché­nie, sur­tout par­mi les fonc­tion­naires des organes de main­tien de l’ordre, selon laquelle notre groupe ferait par­tie des ser­vices secrets russes et serait envoyé par Dimi­tri Med­ve­dev lui-même pour récol­ter des infor­ma­tions sur les acti­vi­tés de Ram­zan Kady­rov et de son entou­rage. Je com­prends d’où venaient ces rumeurs : nous sommes un grou­pus­cule de juristes russes exi­geant des organes offi­ciels qu’ils enquêtent sur des cas connus, fai­sant appel à la jus­tice pour contrer l’inactivité des juges d’instruction et (miracle!) gagnant ces pro­cès. Kady­rov m’a immé­dia­te­ment deman­dé si c’était Med­ve­dev qui nous envoyait. J’ai lon­gue­ment expli­qué que non. Plus j’essayais de le convaincre, moins il me croyait.

La deuxième ques­tion por­tait sur l’assassinat de Nata­lia Este­mi­ro­va. « Toi aus­si, comme Orlov2, tu penses que c’est moi qui l’ai tuée ? », a‑t-il deman­dé. J’ai expli­qué que per­sonne ne l’accusait per­son­nel­le­ment de l’assassinat, mais que, dans un contexte où pour la majo­ri­té écra­sante des poli­ciers la loi qui prime est « Ram­zan a dit », ses insultes pro­fé­rées à l’encontre de Nata­lia Este­mi­ro­va pou­vaient être com­prises comme un ordre de la tuer. Kady­rov a long­temps essayé de me convaincre que, lui, n’avait pas du tout inté­rêt à ce qu’elle soit éli­mi­née. Nous avons éga­le­ment dis­cu­té du pro­blème des inves­ti­ga­tions, ou plu­tôt des non-inves­ti­ga­tions, des enlè­ve­ments de per­sonnes, dont sont accu­sés offi­ciel­le­ment et offi­cieu­se­ment des membres de son entou­rage. Kady­rov a dit qu’il n’avait jamais essayé de pro­té­ger qui que ce soit et n’avait don­né à per­sonne le droit d’ignorer les organes d’instruction, ni donc de leur résis­ter. Si les juges d’instruction et les pro­cu­reurs avaient peur d’interroger quelqu’un, c’était leur pro­blème. « Je ne suis pas cou­pable du fait que ce sont des lâches qui tra­vaillent à la pro­cu­ra­ture ! », a‑t-il dit lit­té­ra­le­ment. De façon géné­rale, tout au long de notre entre­tien, il s’est conduit de façon intel­li­gente et souple. Sur cer­taines ques­tions, il était en désac­cord avec moi. Sur d’autres, il était d’accord et a pro­mis de « faire tout son pos­sible ». J’ai été sur­pris de trou­ver un Kady­rov, dont cha­cun sait qu’il n’a reçu aucune édu­ca­tion, loin d’être aus­si idiot que les médias le présentent.

Le résul­tat le plus impor­tant de la ren­contre a été la réunion deux semaines plus tard entre Kady­rov, le pro­cu­reur de la répu­blique et le ministre de l’Intérieur à laquelle j’ai été invi­té. Kady­rov m’a deman­dé de répé­ter tout ce que je lui avais expo­sé. J’ai donc fait état de l’impossibilité d’investiguer les cas d’enlèvements et par­lé de l’opposition du minis­tère de l’Intérieur. Le pro­cu­reur a décla­ré que tout était faux et exa­gé­ré. Kady­rov m’a per­mis de pré­sen­ter les docu­ments offi­ciels et a dit que le pro­blème était réel et que per­sonne ne pou­vait igno­rer les lois fédé­rales. Son dis­cours a même été publié sur le site offi­ciel du gou­ver­ne­ment. Mais les rap­ports entre le minis­tère de l’Intérieur et le Comi­té d’investigation n’ont pas chan­gé. Ce sont bien là les seuls ordres de Kady­rov qui « n’ont pas été exé­cu­tés » par ses subordonnés.

RN : Com­ment la socié­té russe réagit-elle à ce qui se passe au Cau­case du Nord ? Com­ment réagit-elle à vos activités ?

IK : Dans la Rus­sie d’aujourd’hui, les gens ne peuvent pas dis­cu­ter libre­ment des pro­blèmes qui les inquiètent. Si cer­tains sujets sont débat­tus dans les médias, les par­ti­ci­pants de ces émis­sions sont choi­sis avec soin et ce qu’ils disent est sous le coup de la cen­sure. En revanche, les uti­li­sa­teurs d’internet consti­tuent la seule com­mu­nau­té rela­ti­ve­ment libre sur le plan de l’information.

La qua­si-tota­li­té de cette com­mu­nau­té d’internautes sou­tient notre tra­vail dans la par­tie cen­trale de la Rus­sie. Les médias publient sou­vent des articles sur les pro­blèmes dont nous trai­tons sauf sur notre tra­vail en Tchét­ché­nie, à l’exception du biheb­do­ma­daire mos­co­vite Novaïa Gaze­ta.

Sur inter­net, cer­tains nous sou­tiennent d’un point de vue natio­na­liste modé­ré parce que nous fai­sons la lumière sur les agis­se­ments de cer­tains poli­ciers tchét­chènes et des ex-com­bat­tants qui ont tué des sol­dats russes. Cette par­tie de l’opinion n’est pas très encline à pro­té­ger les vic­times de ces poli­ciers. « En Tchét­ché­nie, ils sont tous cri­mi­nels, lais­sez-les s’entretuer, ce ne sont pas nos affaires. » D’autres sont contre nos acti­vi­tés à cause jus­te­ment de leurs convic­tions natio­na­listes. « La Tchét­ché­nie est de fac­to un État à part, peu­plé de ban­dits, qui fini­ra par obte­nir son indé­pen­dance et il est inutile de perdre du temps avec eux alors qu’il vau­drait mieux pro­té­ger les gens nor­maux de la police. »

Les scores offi­ciels aux élec­tions en Tchét­ché­nie et dans le Cau­case du Nord sont supé­rieurs à 90% de vote pour Rus­sie unie et pour Vla­di­mir Pou­tine. Tout le monde com­prend que tout est fal­si­fié. Mais il n’y a jamais de scan­dales sus­ci­tés par les obser­va­teurs, per­sonne ne se plaint. Pou­tine serait content d’obtenir les mêmes résul­tats dans les autres régions.

RN : Après les élec­tions légis­la­tives du 4 décembre 2011, une par­tie de la popu­la­tion russe est sor­tie dans les rues. Qu’en pensez-vous ?

IK : Cela montre qu’une couche de la popu­la­tion n’est pas d’accord avec l’indécence du pou­voir, avec ses mani­pu­la­tions. Mal­heu­reu­se­ment, du fait de la tabu­la rasa socio­po­li­tique des der­nières années, il n’y a ni lea­deur ni orga­ni­sa­tion qui serait à même d’encadrer ces gens. Les struc­tures poli­tiques d’opposition exis­tantes essaient d’attirer ces mani­fes­tants dans leur camp, mais je pense que ces formes d’organisation, qui datent des années nonante, n’attirent pas. Les mani­fes­tants qui sont venus pro­tes­ter contre la fal­si­fi­ca­tion des élec­tions par Rus­sie Unie ne sont pas pour autant par­ti­sans de Limo­nov, Nemt­sov ou Iav­lins­ki. S’ils ont le sen­ti­ment que l’on tente de les enrô­ler dans une orga­ni­sa­tion poli­tique dont ils ne par­tagent pas les idées, ils ne vien­dront pas à la mani­fes­ta­tion suivante.

Il est urgent de trou­ver une forme d’organisation qui pour­rait répondre tota­le­ment aux attentes des gens venus pro­tes­ter contre la fal­si­fi­ca­tion des résul­tats des élec­tions. Je pense que la Ligue des élec­teurs est à ce jour la forme la plus adéquate.

Pro­pos recueillis par Aude Merlin
Tra­duit du russe par Eka­te­ri­na Lyz­hi­na et Aude Merlin

  1. Voir par exemple « Deux ans après le meurtre de Nata­lia Este­mi­ro­va : L’enquête est sur la mau­vaise voie », note de la FIDH : www.fidh.org/IMG/article_PDF/article_a10303.pdf
  2. Oleg Orlov, direc­teur du centre des droits de l’homme Memo­rial à Mos­cou, a immé­dia­te­ment expri­mé son point de vue lors de l’annonce de l’assassinat le 15 juillet 2009 de Nata­lia Este­mi­ro­va, indi­quant que selon lui R. Kady­rov était poli­ti­que­ment res­pon­sable de son assas­si­nat. Kady­rov a por­té plainte pour dif­fa­ma­tion et un long pro­cès s’en est sui­vi, se sol­dant par la relaxe au pénal d’Orlov, mais après une condam­na­tion à une amende au civil. Voir « Kady­rov contre Orlov, la défense des droits de l’homme en pro­cès », février 2012, www.fidh.org.

Kaliapine


Auteur

cofondateur du Comité contre la torture en Russie et chef du groupe libre mobile des organisations de défense des droits humains en Tchétchénie