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Tauromachie. Une opinion devenue minoritaire ?

Numéro 12 Décembre 2011 par Paul Fourez

novembre 2011

Nous avions vou­lu être là, Isa­bel et moi. À Valen­cia, la ville qu’il avait choi­sie. Ce 23 juillet 2011 a las 7 de la tarde. Nous avions payé 600 euros le droit d’être assis là, sur une ban­quette de béton bon mar­ché pour laquelle l’en­tre­prise n’a­vait en son temps tou­ché que 28 euros. Onze-mille per­sonnes avec nous. Pas […]

Nous avions vou­lu être là, Isa­bel et moi. À Valen­cia, la ville qu’il avait choi­sie. Ce 23 juillet 2011 a las 7 de la tarde. Nous avions payé 600 euros le droit d’être assis là, sur une ban­quette de béton bon mar­ché pour laquelle l’en­tre­prise n’a­vait en son temps tou­ché que 28 euros. Onze-mille per­sonnes avec nous. Pas une place, pas un billet libre… Les hôtels de Valen­cia sont pleins et aucun res­tau­rant n’ac­cepte une réser­va­tion. L’am­biance est celle, grave et légère, des grands moments.

Il reve­nait… José Tomás… Ce 23 juillet, il y avait quatre-cent-vingt-cinq jours que la corne d’un tau­reau mexi­cain lui avait per­fo­ré la cuisse de part en part et déchi­que­té deux artères. C’é­tait la dixième fois dans sa vie que la corne du tau­reau ren­trait pro­fon­dé­ment dans son corps et l’en­voyait à l’hô­pi­tal pour une bles­sure grave. Cette fois, il n’a­vait sur­vé­cu que vrai­ment de jus­tesse, parce que l’é­quipe chi­rur­gi­cale mexi­caine qui était sur place était de tout pre­mier plan et parce que son inter­ven­tion avait été immé­diate. Huit litres de sang lui avaient été trans­fu­sés. Il avait pas­sé ensuite deux mois à l’hô­pi­tal et de nom­breux autres mois en phy­sio­thé­ra­pie pour retrou­ver la sen­si­bi­li­té d’une jambe aux nerfs endom­ma­gés. Mais José Tomás était là. Contre tout pro­nos­tic. Un homme dont les besoins finan­ciers sont lar­ge­ment satis­faits, un homme à qui les arènes de Valen­cia ont ver­sé aujourd’­hui sans sour­ciller un cachet de 300000 euros pour deux fois vingt minutes de sa pré­sence face à un tau­reau. Il avait choi­si de ris­quer à nou­veau sa vie, car il allait la ris­quer vrai­ment. Cela, tout le monde le savait, car José Tomas est José Tomas. L’Es­pagne entière aurait com­pris qu’il renon­çât et qu’il vive de sa gloire. Le plus grand mata­dor de tous les temps, dit-on… Mais non, il était là et il avait choi­si Valen­cia pour réap­pa­raitre. Pour­quoi Valen­cia ? Il ne l’a pas dit et nul ne le sau­ra vrai­sem­bla­ble­ment jamais. Il appa­rait. Il est maigre. Pâle. Le teint gris. Flot­tant un peu dans son superbe habit de lumière où les bro­de­ries d’or rehaussent une cou­leur vieux rose tirant sur le lilas. Le regard sérieux. Peu de sou­rires avant le paseíl­lo. Aujourd’­hui comme par le pas­sé, il a renon­cé aux 250000 euros sup­plé­men­taires qu’on lui a pro­po­sés pour auto­ri­ser la retrans­mis­sion de la cor­ri­da à la télé­vi­sion. Car José Tomas ne torée pas pour la télé­vi­sion… Il torée pour lui et pour le public qui l’ac­com­pagne. C’est une légende vivante qui est réel­le­ment face à lui-même et au sens qu’a la vie pour lui. Nous allons contem­pler l’art immense d’un artiste qui a choi­si la seule pro­fes­sion qui côtoie réel­le­ment la mort, tous les jours.

Jamais depuis ma lec­ture de Death in the After­noon en 1971 n’ai-je aus­si lon­gue­ment pen­sé, durant toute une jour­née, au drame de la vie et la mort ain­si libre­ment choi­si et vécu par un homme au savoir excep­tion­nel dont le cou­rage n’est ni témé­ri­té ni obs­ti­na­tion mais qui échappe cepen­dant pour moi clai­re­ment à la ratio­na­li­té. Jamais n’ai-je autant com­pris Heming­way et sa fas­ci­na­tion. La phrase bien connue de José Tomás : «¡Mejor una cor­na­da que un paso atrás ! » me donne le fris­son. Com­ment est-ce pos­sible ? José Tomás est un homme pour qui toréer est indis­cu­ta­ble­ment, au-delà d’un art, une religion.

Aujourd’­hui, son pre­mier tau­reau n’a pas bon carac­tère. Il a deman­dé aux quatre méde­cins qui l’ont opé­ré au Mexique d’être pré­sents et leur dédie ce tau­reau. Émo­tion. Sou­la­ge­ment, ensuite : le maitre est tou­jours lui-même. Son élé­gance et son savoir sont tou­jours là. Il sait et fait vibrer.

Le cin­quième tau­reau de l’a­près-midi est un ani­mal dif­fi­cile, bien armé et d’une excel­lente condi­tion phy­sique. Cinq-cent-trente kilos de muscles et de nerfs. Comme Tomás sait bien uti­li­ser la cape ! Quelles gao­ne­ras ! Cela semble simple et pour­tant, Dieu sait que ce ne l’est pas ! Fina­le­ment arrive l’heure de la fae­na de mule­ta. Cam­pé au centre de la place, le mata­dor dédie len­te­ment son second tau­reau à l’as­sis­tance qui s’est mise debout. Il jette sa mon­te­ra en l’air. Elle retombe « du bon côté ». C’est bon signe. Le tau­reau est loin, à plus de dix mètres. Tomás se place per­pen­di­cu­lai­re­ment à lui, joint les pieds et attire len­te­ment l’at­ten­tion de la bête. Celle-ci prend son élan et charge. Le vent a‑t-il fait bou­ger un peu la mule­ta ? Je ne le sais, mais le drame est là. Tomás ne bou­ge­ra pas. Il ne recu­le­ra pas. Le tau­reau n’a pas sui­vi le leurre et l’im­pact de ses 530 kilo­grammes frap­pant le mata­dor immo­bile est d’une force ter­rible. Le mata­dor vole en l’air où l’im­mo­bi­lise un court ins­tant la force de la pesan­teur. Son visage reflète durant ce court ins­tant une grande souf­france. Il retombe inerte et est reçu par le tau­reau. Vingt per­sonnes se sont déjà pré­ci­pi­tées au milieu de l’a­rène pour por­ter secours au mata­dor qui a per­du connais­sance, mais n’a pas été encorné.

Cinq minutes plus tard, Tomás a recou­vré ses esprits, il fait quelques pas, il étend les bras et demande sa mule­ta. José Tomás va ter­mi­ner son travail…

Paul Fourez


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