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Tauromachie. Une opinion devenue minoritaire ?
Nous avions voulu être là, Isabel et moi. À Valencia, la ville qu’il avait choisie. Ce 23 juillet 2011 a las 7 de la tarde. Nous avions payé 600 euros le droit d’être assis là, sur une banquette de béton bon marché pour laquelle l’entreprise n’avait en son temps touché que 28 euros. Onze-mille personnes avec nous. Pas […]
Nous avions voulu être là, Isabel et moi. À Valencia, la ville qu’il avait choisie. Ce 23 juillet 2011 a las 7 de la tarde. Nous avions payé 600 euros le droit d’être assis là, sur une banquette de béton bon marché pour laquelle l’entreprise n’avait en son temps touché que 28 euros. Onze-mille personnes avec nous. Pas une place, pas un billet libre… Les hôtels de Valencia sont pleins et aucun restaurant n’accepte une réservation. L’ambiance est celle, grave et légère, des grands moments.
Il revenait… José Tomás… Ce 23 juillet, il y avait quatre-cent-vingt-cinq jours que la corne d’un taureau mexicain lui avait perforé la cuisse de part en part et déchiqueté deux artères. C’était la dixième fois dans sa vie que la corne du taureau rentrait profondément dans son corps et l’envoyait à l’hôpital pour une blessure grave. Cette fois, il n’avait survécu que vraiment de justesse, parce que l’équipe chirurgicale mexicaine qui était sur place était de tout premier plan et parce que son intervention avait été immédiate. Huit litres de sang lui avaient été transfusés. Il avait passé ensuite deux mois à l’hôpital et de nombreux autres mois en physiothérapie pour retrouver la sensibilité d’une jambe aux nerfs endommagés. Mais José Tomás était là. Contre tout pronostic. Un homme dont les besoins financiers sont largement satisfaits, un homme à qui les arènes de Valencia ont versé aujourd’hui sans sourciller un cachet de 300000 euros pour deux fois vingt minutes de sa présence face à un taureau. Il avait choisi de risquer à nouveau sa vie, car il allait la risquer vraiment. Cela, tout le monde le savait, car José Tomas est José Tomas. L’Espagne entière aurait compris qu’il renonçât et qu’il vive de sa gloire. Le plus grand matador de tous les temps, dit-on… Mais non, il était là et il avait choisi Valencia pour réapparaitre. Pourquoi Valencia ? Il ne l’a pas dit et nul ne le saura vraisemblablement jamais. Il apparait. Il est maigre. Pâle. Le teint gris. Flottant un peu dans son superbe habit de lumière où les broderies d’or rehaussent une couleur vieux rose tirant sur le lilas. Le regard sérieux. Peu de sourires avant le paseíllo. Aujourd’hui comme par le passé, il a renoncé aux 250000 euros supplémentaires qu’on lui a proposés pour autoriser la retransmission de la corrida à la télévision. Car José Tomas ne torée pas pour la télévision… Il torée pour lui et pour le public qui l’accompagne. C’est une légende vivante qui est réellement face à lui-même et au sens qu’a la vie pour lui. Nous allons contempler l’art immense d’un artiste qui a choisi la seule profession qui côtoie réellement la mort, tous les jours.
Jamais depuis ma lecture de Death in the Afternoon en 1971 n’ai-je aussi longuement pensé, durant toute une journée, au drame de la vie et la mort ainsi librement choisi et vécu par un homme au savoir exceptionnel dont le courage n’est ni témérité ni obstination mais qui échappe cependant pour moi clairement à la rationalité. Jamais n’ai-je autant compris Hemingway et sa fascination. La phrase bien connue de José Tomás : «¡Mejor una cornada que un paso atrás ! » me donne le frisson. Comment est-ce possible ? José Tomás est un homme pour qui toréer est indiscutablement, au-delà d’un art, une religion.
Aujourd’hui, son premier taureau n’a pas bon caractère. Il a demandé aux quatre médecins qui l’ont opéré au Mexique d’être présents et leur dédie ce taureau. Émotion. Soulagement, ensuite : le maitre est toujours lui-même. Son élégance et son savoir sont toujours là. Il sait et fait vibrer.
Le cinquième taureau de l’après-midi est un animal difficile, bien armé et d’une excellente condition physique. Cinq-cent-trente kilos de muscles et de nerfs. Comme Tomás sait bien utiliser la cape ! Quelles gaoneras ! Cela semble simple et pourtant, Dieu sait que ce ne l’est pas ! Finalement arrive l’heure de la faena de muleta. Campé au centre de la place, le matador dédie lentement son second taureau à l’assistance qui s’est mise debout. Il jette sa montera en l’air. Elle retombe « du bon côté ». C’est bon signe. Le taureau est loin, à plus de dix mètres. Tomás se place perpendiculairement à lui, joint les pieds et attire lentement l’attention de la bête. Celle-ci prend son élan et charge. Le vent a‑t-il fait bouger un peu la muleta ? Je ne le sais, mais le drame est là. Tomás ne bougera pas. Il ne reculera pas. Le taureau n’a pas suivi le leurre et l’impact de ses 530 kilogrammes frappant le matador immobile est d’une force terrible. Le matador vole en l’air où l’immobilise un court instant la force de la pesanteur. Son visage reflète durant ce court instant une grande souffrance. Il retombe inerte et est reçu par le taureau. Vingt personnes se sont déjà précipitées au milieu de l’arène pour porter secours au matador qui a perdu connaissance, mais n’a pas été encorné.
Cinq minutes plus tard, Tomás a recouvré ses esprits, il fait quelques pas, il étend les bras et demande sa muleta. José Tomás va terminer son travail…