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Table ronde : l’expérience face au système

Numéro 3 Mars 2008 par Luc Van Campenhoudt

mars 2008

« Il n’y a rien de plus pra­tique qu’une bonne théo­rie » aurait écrit Kurt Lewin. Ce dos­sier et le col­loque qui l’a nour­ri en sont la preuve. L’ap­proche des aspects socio-éco­­no­­miques du han­di­cap était déli­bé­ré­ment théo­rique : se don­ner des cadres d’a­na­lyse pour mettre au jour la manière dont le han­di­cap est trai­té et géré dans notre société […]

« Il n’y a rien de plus pra­tique qu’une bonne théo­rie » aurait écrit Kurt Lewin. Ce dos­sier et le col­loque qui l’a nour­ri en sont la preuve. L’ap­proche des aspects socio-éco­no­miques du han­di­cap était déli­bé­ré­ment théo­rique : se don­ner des cadres d’a­na­lyse pour mettre au jour la manière dont le han­di­cap est trai­té et géré dans notre socié­té et, en par­ti­cu­lier, ce qu’il génère comme flux éco­no­miques. L’exa­men des méca­nismes et des pro­ces­sus qui déter­minent l’ex­pé­rience concrète du han­di­cap réclame, para­doxa­le­ment, que l’on prenne, par la théo­rie, un recul très pro­vi­soire par rap­port à cette expé­rience sur laquelle il faut fina­le­ment reve­nir. C’é­tait la fonc­tion de la table ronde qui a conclu le col­loque. Cette conclu­sion en reprend les points saillants, non à la manière d’un résu­mé mais d’une réflexion personnelle.

L’é­pa­nouis­se­ment per­son­nel se joue, pour une large part, en dehors de la sphère du tra­vail. Le pro­jet de vie et de sur­vie peut même impli­quer, pour cer­tains, le choix déli­bé­ré de ne pas tra­vailler, du moins dans le cadre d’un contrat d’emploi. Mais, d’une manière géné­rale, pour la per­sonne han­di­ca­pée, autant sinon plus que pour toute autre, le tra­vail est un vec­teur d’in­té­gra­tion majeur qui pro­cure sta­tut, res­sources et ins­crip­tion dans un réseau pro­fes­sion­nel et social. L’ex­pé­rience démontre, on s’en doute, que ce n’est pas si simple.

En amont déjà, la dis­cri­mi­na­tion com­mence notam­ment avec la sco­la­ri­té, et en par­ti­cu­lier au moment de la tran­si­tion entre l’en­sei­gne­ment et un éven­tuel pre­mier emploi. À défaut d’un accom­pa­gne­ment du jeune han­di­ca­pé dans sa recherche d’emploi, l’in­ves­tis­se­ment réa­li­sé dans l’en­sei­gne­ment reste vain. Le sou­ci d’é­ga­li­té des chances n’est, le plus sou­vent que mots vides de conte­nu : lors­qu’une per­sonne han­di­ca­pée est en lice avec de nom­breux autres can­di­dats, il ne sera jamais dit et recon­nu qu’elle n’est pas rete­nue en rai­son de son han­di­cap. Les recru­teurs sauvent ain­si la face et la dis­cri­mi­na­tion reste pru­dem­ment cachée.

L’ac­cès au tra­vail est entra­vé par une série d’obs­tacles. Les plus évi­dents sont d’ordre maté­riel, comme des pro­blèmes d’a­mé­na­ge­ment des espaces de tra­vail et de dépla­ce­ment. D’autres, non moins impor­tants, relèvent des pré­ju­gés sur les capa­ci­tés et dis­po­si­tions des per­sonnes han­di­ca­pées. Ain­si, on limi­te­ra sou­vent les offres à des emplois comme stan­dar­diste ou enco­deur au détri­ment d’autres pos­si­bi­li­tés. Les obs­tacles admi­nis­tra­tifs ne sont pas les moindres car ils peuvent mettre en dan­ger la sécu­ri­té finan­cière même des per­sonnes concernées.
L’ac­cep­ta­tion d’un emploi, pour lequel on ne sait pas au départ s’il convien­dra vrai­ment, peut mettre en péril une série de droits et d’aides indis­pen­sables, au pré­texte que l’on a main­te­nant les moyens de faire face aux dif­fi­cul­tés de l’exis­tence. Une grande par­tie de l’aide sociale est basée sur le cri­tère des reve­nus, de sorte qu’on se retrouve par­fois davan­tage « han­di­ca­pé » avec un emploi que sans. Avoir un emploi est une chose ; encore faut-il, si on le perd (par exemple parce qu’il appa­raî­trait après quelques semaines qu’il ne conve­nait pas), ne pas se retrou­ver dans une situa­tion pire qu’au­pa­ra­vant. On peut éga­le­ment craindre que la poli­tique d’ac­ti­va­tion des per­sonnes han­di­ca­pées, liée à l’é­tat social actif, ne mette en dan­ger l’al­lo­ca­tion de la per­sonne qui ne pour­ra appor­ter la preuve qu’elle a déployé tous les efforts néces­saires pour trou­ver un emploi. Le pro­blème n’est pas seule­ment celui de l’a­dé­qua­tion des normes légales et admi­nis­tra­tives aux réa­li­tés et contraintes de la vie. Pour pro­té­ger ses droits, il faut pou­voir s’y retrou­ver dans le dédale des règles et la masse des papiers à rem­plir. C’est notam­ment pour cette rai­son qu’il est pro­po­sé de réa­li­ser un livret aus­si clair que pos­sible expli­quant les bonnes pra­tiques à adop­ter à l’é­gard des per­sonnes han­di­ca­pées, en par­ti­cu­lier pour les ques­tions de tra­vail (com­ment mener un entre­tien d’embauche par exemple).

Les dif­fi­cul­tés liées à l’ac­cès au tra­vail illus­trent le sen­ti­ment d’un hia­tus entre d’une part l’ex­pé­rience vécue et la tra­jec­toire per­son­nelle et d’autre part le sys­tème, avec ses règles légales ou tech­niques et ses sché­mas cultu­rels. S’af­fran­chir de ces sché­mas pour construire leur propre pro­jet est la voie que cer­tains ont choi­sie pour ne pas « par­tir per­dant ». L’une n’a pas hési­té à faire appel à un « coatch-pro­jet » tra­vaillant en dehors du sec­teur du han­di­cap pour trou­ver un emploi impro­bable si elle avait sui­vi les ornières habi­tuelles. Une autre, qui concède que ce n’est pas à la por­tée de toutes les bourses, a déli­bé­ré­ment choi­si la piste mili­tante plu­tôt que celle de l’emploi et s’en trouve beau­coup plus inté­grée. Tra­vailler pour gagner sa vie est une voie, s’en­ga­ger pour agir sur les condi­tions de vie des per­sonnes han­di­ca­pées en est une autre qui pro­cure du sens à l’exis­tence et per­met de se décou­vrir des com­pé­tences insoup­çon­nées. Le rôle des asso­cia­tions est, à cet égard, essentiel.

La digni­té des per­sonnes han­di­ca­pées est de prendre leur place dans la socié­té et d’être, si elles le peuvent, aux com­mandes de leur propre exis­tence. Cela sup­pose une éga­li­té morale effec­tive entre elles et les per­sonnes valides de leur envi­ron­ne­ment et donc une trans­for­ma­tion du rap­port entre les unes et les autres, à plu­sieurs niveaux. L’é­ga­li­té morale est fon­dée sur le res­pect et la réci­pro­ci­té. Le res­pect réclame de ne pas réduire la per­sonne han­di­ca­pée à sa défi­cience. Car la défi­cience n’est qu’une carac­té­ris­tique, phy­sique ou men­tale, mais tou­jours aus­si socia­le­ment construite, qui carac­té­rise la per­sonne qu’on ne devrait donc jamais appe­ler par le sub­stan­tif « han­di­ca­pé ». La réci­pro­ci­té peut, sans com­plexe, repo­ser sur une base objec­tive : les per­sonnes han­di­ca­pées sus­citent de l’emploi, des biens et de la richesse, elles font mar­cher l’é­co­no­mie et sti­mulent l’in­no­va­tion tech­no­lo­gique, elles font tour­ner la machine éco­no­mique autant que les autres. Qu’elles en aient ou non du mérite ne pèse guère dans le bilan. En exige-t-on de la per­sonne valide quand elle pro­duit, consomme ou cir­cule ? Plus encore que des richesses maté­rielles, c’est l’hu­ma­ni­té même des per­sonnes han­di­ca­pées, réa­li­sée et révé­lée dans ce qu’elle a de plus pro­fond par l’é­preuve du han­di­cap, qui enri­chit l’hu­ma­ni­té de celles et ceux qui tra­vaillent pour et avec elles, et sus­cite du sens pour la vie d’au­trui. « Ce sont les per­sonnes han­di­ca­pées qui ont chan­gé le cours de ma vie et m’ont per­mis de décou­vrir mes propres com­pé­tences » : beau­coup pour­raient dire la même chose que ce par­ti­ci­pant à la table ronde finale. Qui accom­pagne qui ? finit-on pas se demander.

Des per­sonnes valides et des pou­voirs publics, on réclame sur­tout un brin de modes­tie : faire le petit effort d’ad­mettre et de com­prendre l’in­tel­li­gence et, osons le dire, la force des per­sonnes han­di­ca­pées, de recon­naître qu’elles connaissent elles-mêmes, mieux que qui­conque, leurs limites et leurs pos­si­bi­li­tés. Leur faire un peu plus confiance.

Dans son livre Vies ordi­naires, vies pré­caires (La Revue nou­velle, jan­vier 2008), Guillaume le Blanc dis­tingue la pré­ca­ri­té vitale de la pré­ca­ri­té sociale. Résul­tant de notre fini­tude, la pre­mière nous échappe, nous n’en sommes pas maîtres et ne pou­vons rien y faire. Les uns sont seule­ment plus chan­ceux que les autres. La seconde est scan­da­leuse car elle ne nous échappe pas. En somme, ce dos­sier a étu­dié cette pré­ca­ri­té sociale qui ne nous échappe pas et à laquelle nous ne pou­vons donc nous rési­gner. En cela, sans rien perdre de leur vali­di­té, les pro­pos scien­ti­fiques et uni­ver­si­taires prennent une dimen­sion morale et poli­tique et s’a­dressent à la res­pon­sa­bi­li­té autant qu’à l’in­tel­li­gence. En construi­sant leurs ana­lyses d’une manière qui éclaire le pro­blème sous un jour qui n’est pas celui du sens com­mun et des cli­chés, en les dis­cu­tant, en les confron­tant à l’ex­pé­rience, et enfin en les confiant aux pages de La Revue nou­velle, uni­ver­si­taires et spé­cia­listes qui ont contri­bué à ce dos­sier jouent leur rôle de média­teur dans le débat public.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.