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Syrie : extension du domaine de la barbarie

Numéro 10 Octobre 2013 par Pierre Coopman

octobre 2013

Il peut s’a­vé­rer ennuyeux, pon­ti­fiant, voire déses­pé­rant, de devoir répé­ter sans cesse que État de bar­ba­rie de Michel Seu­rat est un ouvrage sémi­nal. Nous aurions pré­fé­ré déve­lop­per notre pro­pos à par­tir du livre inti­tu­lé La Syrie au pré­sent, paru en 2007, qui s’at­ta­chait à « lais­ser l’a­na­lyse poli­tique pour la fin, parce qu’il aurait été dom­mage qu’elle […]

Il peut s’a­vé­rer ennuyeux, pon­ti­fiant, voire déses­pé­rant, de devoir répé­ter sans cesse que État de bar­ba­rie de Michel Seu­rat est un ouvrage sémi­nal. Nous aurions pré­fé­ré déve­lop­per notre pro­pos à par­tir du livre inti­tu­lé La Syrie au pré­sent, paru en 2007, qui s’at­ta­chait à « lais­ser l’a­na­lyse poli­tique pour la fin, parce qu’il aurait été dom­mage qu’elle impose d’emblée l’ombre du pou­voir à une socié­té qui en est à la fois gor­gée et las­sée1 ». Mal­heu­reu­se­ment, la famille Assad et ses par­ti­sans ont redou­blé d’ar­deur, depuis deux ans, pour que les lignes qui suivent, écrites par Seu­rat vers 1983, paraissent actuelles2 : « la nation est désor­mais au bout du kalach­ni­kov. Et dans un édi­to­rial du quo­ti­dien syrien Tesh­rîn (1er juillet 1980), Rif’at Al-Assad peut se décla­rer prêt à sacri­fier un mil­lion de citoyens pour sau­ver la “révo­lu­tion”. La suite des évè­ne­ments a mon­tré qu’il sait tenir parole. Le plus tra­gique, peut-être, est qu’il se trouve tou­jours des bonnes âmes en Occi­dent pour juger le drame inévitable »

Trois décen­nies plus tard, au fil de la crise deve­nue guerre civile, le régime syrien a‑t-il acquis la capa­ci­té d’appliquer cette poli­tique de la peur, théo­ri­sée par Seu­rat, sur la scène mon­diale ? Assis­tons-nous, pour para­phra­ser le titre d’un roman célèbre, à « une exten­sion du domaine de la bar­ba­rie » ? Bachar Al-Assad et les siens, pro­té­gés par le « dôme de l’obstination » nom­mé Vla­di­mir Pou­tine, sont pas­sés maitres dans la dis­sua­sion mas­sive à l’échelle inter­na­tio­nale. Les démo­cra­ties occi­den­tales sont téta­ni­sées par la crainte de l’engrenage infer­nal. Comme en 1980, elles en sont encore en par­tie à « juger le drame inévi­table ». Les scep­tiques enjoignent aux États-Unis et à la France de prou­ver que leur expé­di­tion « puni­tive et limi­tée dans le temps » soit autre chose qu’une simple fuite en avant. « Bref, on y ver­rait plus clair si les par­ti­sans de l’intervention jouaient cartes sur table et nous livraient le scé­na­rio com­plet : que se pas­se­ra-t-il le jour d’après ? », écrit un blo­gueur belge très popu­laire3. La mon­tée vers la guerre confron­tant plu­sieurs puis­sances mon­diales ne paraît plus un scé­na­rio lou­foque, Damas l’appelle même de ses vœux4 : frappes en Syrie, réplique russe, esca­lade du Hez­bol­lah sou­te­nu par l’Iran, défla­gra­tion régio­nale, Israël sur tous les fronts, impli­ca­tion de la Chine, etc. Autant de périls ne peuvent se jugu­ler qu’au prix d’un « drame inévi­table », peut-être fau­dra-t-il se résoudre « à sacri­fier un mil­lion de Syriens ». On aime­rait inter­ve­nir pour vous sau­ver, mais vous sau­ve­ra-t-on vrai­ment ? « Je vous offri­rais bien un para­chute si j’étais sûr qu’il ne s’ouvre pas », iro­ni­sait en son temps Grou­cho Marx.

Pré­sa­geant l’aboutissement de l’accord (fina­li­sé le 14 sep­tembre à Genève) entre la Rus­sie et les États-Unis afin de pla­cer l’arsenal chi­mique syrien sous contrôle, Bau­douin Loos, du jour­nal Le Soir, conclut d’ailleurs dès le 11 sep­tembre que « Tout le monde, ou presque, est sou­la­gé. Pour­quoi “presque”? Parce qu’il existe une caté­go­rie de citoyens de ce bas monde qui ne sera pas ras­su­rée du tout par l’annulation pré­vi­sible des frappes amé­ri­caines : les Syriens qui meurent tous les jours sous les bombes de leur tyran5 ».

Bienvenue en enfer

L’enfer a‑t-il élu dura­ble­ment rési­dence au pays de Cham ? Le pou­voir n’a même plus besoin d’organiser la bou­che­rie, il peut lais­ser les mas­sacres suivre leur dyna­mique natu­relle. Toutes les atro­ci­tés com­mises, éga­le­ment par les jiha­distes (des vidéos hor­ribles cir­culent sur les réseaux sociaux), quels qu’en soient les com­man­di­taires, semblent ser­vir in fine à aider le régime syrien à s’en sor­tir à plus ou moins bon compte. La stra­té­gie de la pro­vo­ca­tion gra­duelle a été payante. Comme l’explique l’historien Jean-Pierre Filiu6, « l’essentiel n’est pas de ména­ger, au moins rela­ti­ve­ment, une popu­la­tion tenue pour quan­ti­té négli­geable, mais de tes­ter la pas­si­vi­té inter­na­tio­nale à chaque degré de l’escalade contre cette popu­la­tion, évi­dem­ment accu­sée de n’être qu’un ramas­sis de “ter­ro­ristes”, de “dji­ha­distes” et d’“agents” du Mos­sad, de la CIA ou du Golfe7 ».

« Des Vol­taire auto­pro­cla­més se dra­pe­ront dans leur “liber­té de pen­sée” pour dénier au peuple syrien jusqu’au droit de comp­ter ses propres morts », conclut Filiu… Il faut accu­ser Damas, Mos­cou et Pékin, mais est-ce suf­fi­sant ? La généa­lo­gie des res­pon­sa­bi­li­tés ne peut pas s’arrêter là. Les pom­piers pyro­manes sont appe­lés à la res­cousse. Dans un scé­na­rio de sau­ve­tage idéal, ils devraient inter­ve­nir en Syrie par un envoi mas­sif d’aide huma­ni­taire aux fron­tières, en sou­te­nant la rébel­lion qui n’est pas encore tom­bée dans l’escarcelle des isla­mistes et en détrui­sant les avions et dépôts d’armes d’Assad. Le plan de mise sous tutelle des armes chi­miques a mon­tré que ce scé­na­rio relève pour l’instant de la fic­tion. À pro­pos des « bonnes volon­tés occi­den­tales », le poli­to­logue Fran­çois Bur­gat écrit que « le para­doxe du sou­tien des Occi­den­taux à l’opposition syrienne est d’autant plus criant que celle-ci n’en a vu pour l’heure que les épines : contrai­re­ment à l’effort russe, ira­nien ou liba­nais, effi­ca­ce­ment concen­tré sur le main­tien de l’écrasante supé­rio­ri­té mili­taire du régime, l’appui occi­den­tal à l’opposition syrienne est plus ver­bal qu’effectif. Jalon­né d’une longue série d’atermoiements, fait de pro­messes incer­taines sou­mises à des exi­gences irréa­listes (Êtes-vous vrai­ment tous laïques?), il est demeu­ré ain­si jusqu’à ce jour plus proche du bai­ser de la mort que de la main sal­va­trice8 ».

La justice, question absente

Reve­nons un ins­tant sur cette phrase inélé­gante à haut poten­tiel polé­mique : « La généa­lo­gie de la res­pon­sa­bi­li­té ne peut s’arrêter là. » L’éditorialiste amé­ri­ca­no-liba­nais Michael Young, dans un article du Dai­ly Star, s’est ris­qué à cet exer­cice périlleux qu’est la généa­lo­gie9.

Il com­mence par consta­ter que dans les dis­cus­sions à Washing­ton quant aux tenants et abou­tis­sants d’une frappe contre le régime syrien, les termes les plus uti­li­sés sont puni­tion et dis­sua­sion d’utilisation d’armes chi­miques. Mais jamais, regrette Michael Young, il n’est ques­tion de jus­tice. « L’on aurait cru que cette ques­tion est natu­relle quand il s’agit de dis­cu­ter des consé­quences d’un crime contre l’humanité […], mais rendre la jus­tice en Syrie signi­fie­rait que les États-Unis s’engagent bien au-delà de ce qu’ils sont dis­po­sés à faire […] en cher­chant à évi­ter une cam­pagne [mili­taire] qui aurait des consé­quences poli­tiques en Syrie, Oba­ma auto­ri­se­ra la suite du car­nage dans le pays. Quand les repré­sailles pour un crime ter­rible aident à com­mettre un crime plus grand encore, quelque chose ne tourne pas rond. »

Ensuite, bien qu’il soit géné­ra­le­ment pla­cé par ses oppo­sants dans les « rangs des intel­lec­tuels pro-amé­ri­cains », Michael Young n’hésite pas à éta­blir une généa­lo­gie de la res­pon­sa­bi­li­té très lourde pour l’administration Oba­ma. Celle-ci pro­clame qu’il faut négo­cier et qu’Assad doit quit­ter le pou­voir. Sur ces deux points, elle a rai­son, pense Michael Young, mais pro­cla­mer des évi­dences et ne rien faire pour les concré­ti­ser est irres­pon­sable « quand on est le pré­sident d’un pays qui a été le centre névral­gique du sys­tème inter­na­tio­nal après la Seconde Guerre mondiale ».

En attendant une véritable stratégie

L’éditorial de Michael Young est inté­res­sant dans la mesure où il est un des rares textes, dans l’avalanche des opi­nions sur la guerre civile en Syrie, qui pro­pose une stra­té­gie poli­tique intel­li­gente de sor­tie de l’enfer, s’il n’est pas déjà trop tard. Ter­mi­nons donc en tra­dui­sant ces pro­po­si­tions : « Si l’administration [US] veut des négo­cia­tions, elle doit s’assurer que ceux qu’elle veut favo­ri­ser y aillent en posi­tion de force. Cela signi­fie trois choses : pre­miè­re­ment, insis­ter, par l’entremise de ses alliés turcs, qata­ris et saou­diens, pour la créa­tion d’une oppo­si­tion uni­fiée ayant un pro­gramme uni­fié, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Syrie. […] Deuxiè­me­ment, armer cette oppo­si­tion avec les armes dont elle a vrai­ment besoin pour prendre des avan­tages déci­sifs sur le ter­rain, car rien n’affaiblira plus les jiha­distes que les suc­cès mili­taires de leurs rivaux au sein du mou­ve­ment rebelle. Troi­siè­me­ment, les États-Unis doivent peser de tout leur poids poli­tique sur les Saou­diens, les Qata­ris, et d’autres encore, pour qu’ils cessent tout finan­ce­ment, public et pri­vé, des groupes les plus extré­mistes. Au prix de sérieux efforts, l’influence amé­ri­caine sera beau­coup plus déci­sive si l’administration Oba­ma s’occupe réel­le­ment du dos­sier syrien et réus­sit à convaincre ses alliés qu’elle a un plan cré­dible […] dans ce cas de figure, le sou­tien des Russes sera assu­ré. Les Russes observent les rap­ports de force et sont prag­ma­tiques. Si ce rap­port de force se retourne contre Assad, les Russes en tien­dront compte. »

Mais est-il déjà trop tard ? Une seule cer­ti­tude existe, elle a été expri­mée par un intel­lec­tuel arabe, ce 6septembre2013, dans le jour­nal Libé­ra­tion : « Une inter­ven­tion pour sau­ver la face sera refu­sée par la majo­ri­té des Arabes10. » Dans la même veine, Nadim She­ha­di, sur le site du Royal Ins­ti­tute of Inter­na­tio­nal Affairs, écrit que le pire pour la Syrie serait qu’elle subisse un épi­sode à l’irakienne : « Entre 1991 et 2003, on a déli­bé­ré­ment lais­sé Sad­dam Hus­sein au pou­voir et le peuple ira­kien a été puni. La plu­part des hor­reurs vécues après 2003 en Irak trouvent leurs racines dans cet épi­sode. Une absence de poli­tique claire concer­nant la Syrie peut entrai­ner le même scé­na­rio désas­treux, autant pour la Syrie que pour l’ensemble de la région11. »

En atten­dant, il ne sera sans doute jamais trop tard pour oser cri­ti­quer les puristes ins­ti­tu­tion­nels et leur signi­fier que le recours à la léga­li­té inter­na­tio­nale a aus­si ses limites, celles qui sont inhé­rentes au fonc­tion­ne­ment d’un Conseil de sécu­ri­té qui, en dépit des appels aux réformes indis­pen­sables, fait la part belle à des droits de véto d’un autre âge. Car, comme l’a affir­mé dans une inter­view12 récente Alas­tair Smith, co-auteur de The Dictator’s Hand­book, la leçon que les diri­geants auto­cra­tiques tirent de la manière dont Assad gère la guerre civile est la sui­vante : « Soyez bru­taux. Uti­li­sez tous les moyens à votre dis­po­si­tion pour trou­ver de l’argent, trou­vez des alliés inter­na­tio­naux pour vous finan­cer, et uti­li­sez des tech­niques de répres­sion bru­tales parce que cela va mar­cher. S’il n’avait pas été bru­tal, il ne serait plus là. »

  1. La Syrie au pré­sent, reflets d’une socié­té, Actes Sud, 2007, p.34.
  2. L’É­tat de bar­ba­rie, réédi­tion 2012, PUF, p. 111.
  3. « Syrie, le jour d’après » sur le blog de H. Goldman.
  4. La Syrie ne cède­ra pas « même s’il y a une troi­sième guerre », Le Soir, 4 sep­tembre 2013.
  5. « Syrie : (presque) tout le monde est content », Le Soir, Bau­douin Loos, 11 sep­tembre 2013.
  6. http://blogs.rue89.com/jean-pierre-filiu/2013/08/ 25/­sy­rie-lex­ter­mi­na­tion-chi­mique-que-pre­pare-bachar-el-assad-230973.
  7. « Syrie : l’extermination chi­mique que pré­pare Bachar el-Assad », http://blogs.rue89.com/jean-pierre-filiu/.
  8. Sur la page Face­book de Fran­çois Bur­gat, éga­le­ment publié en arabe, le 10 sep­tembre, par le jour­nal liba­nais Al-Akh­bar.
  9. « Expect more U.S. mini­ma­lism on Syria », Michael Young, The Dai­ly Star, 29 aout 2013.
  10. Entre­tien avec Salam Kaw­ki­bi, Libé­ra­tion, le 6 sep­tembre 2013.
  11. Syria’s Worst Night­mare : Iraq Post-1991 and We’re Hea­ding There, Mon­day 9 Sep­tem­ber 2013, by Nadim She­ha­di, www.chathamhouse.org/
  12. www.slate.fr/monde/77322/syrie-armes-
    chimiques-el-assad-strategie.

Pierre Coopman


Auteur

Pierre Coopman a étudié le journalisme à l'ULB et la langue arabe à la KUL, au Liban et au Maroc. Pour La Revue nouvelle, depuis 2003, il a écrit des articles concernant le monde arabe, la Syrie et le Liban . Depuis 1997, il est le rédacteur en chef de la revue Défis Sud publiée par l'ONG belge SOS Faim. À ce titre, il a également publié des articles dans La Revue nouvelle sur la coopération au développement et l'agriculture en Afrique et en Amérique latine.