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Syndrome de Stockholm

Numéro 6 Juin 2013 - Langue orthographe par

décembre 2014

À quoi peut bien ser­vir l’écriture ? La ques­tion paraît absurde, dans notre civi­li­sa­tion de l’écrit, mais elle appa­rait plus per­ti­nente que jamais. Nous sommes en effet dans une socié­té dont on a maintes fois pré­dit qu’elle ver­rait l’écrit dis­pa­raitre, du moins hors des élites, sous les coups de bou­toir de l’oralité (la radio), de l’image (le […]

À quoi peut bien ser­vir l’écriture ? La ques­tion paraît absurde, dans notre civi­li­sa­tion de l’écrit, mais elle appa­rait plus per­ti­nente que jamais.

Nous sommes en effet dans une socié­té dont on a maintes fois pré­dit qu’elle ver­rait l’écrit dis­pa­raitre, du moins hors des élites, sous les coups de bou­toir de l’oralité (la radio), de l’image (le ciné­ma et la télé­vi­sion) ou du « mul­ti­mé­dia » (terme bien pra­tique pour dési­gner les indé­fi­nis­sables mélanges que pro­duit l’Internet). Il n’en fut rien et nous écri­vons plus que jamais, y com­pris de pas­sion­nantes réflexions sur tout et (sur­tout) sur rien : ce que nous avons man­gé, la cou­leur du ciel, notre humeur, nos amours, etc.

Par ailleurs, l’obsession de l’emploi, la fixa­tion sur la ques­tion de la for­ma­tion ou la manie de l’insertion (notam­ment des étran­gers) amène à de toni­truantes décla­ra­tions sur l’importance de la langue et de son écriture.

Cha­cun en convient donc : il faut savoir user de sa langue. Mais, pour un fran­co­phone, la ques­tion de l’usage débouche tôt ou tard sur celle de l’orthographe. Écrire, certes, mais sans fautes, sur­tout ! Serions-nous his­pa­no­phones, ita­lo­phones ou néer­lan­do­phones, que les consi­dé­ra­tions qui vont suivre n’auraient pas lieu d’être.

C’est ain­si que nos enfants apprennent à lire et à écrire cette mer­veilleuse langue. Com­bien d’heures passent-ils donc à apprendre les mille gra­phies du son « s » (s, ss, c, ç, t, sc…) ou du son « k » (c, qu, q, k, cqu, ck, ch, cc…) ? Com­bien d’années pour mai­tri­ser le plu­riel des noms com­po­sés ou, même, l’accord du verbe avec le sujet ? « Plus d’un client s’est trom­pé » ou « Plus d’un client se sont trom­pés » ? Puisqu’ils sont plus d’un, ils sont plu­sieurs ; c’est donc un plu­riel ? Raté ! Com­bien de siècles pour accor­der cor­rec­te­ment le par­ti­cipe pas­sé des verbes pro­no­mi­naux (les vrais ou les faux) ? Com­bien de mil­lé­naires pour fémi­ni­ser cor­rec­te­ment les noms de fonc­tion ? Si « Madame le dépu­té » est fran­çaise, « Madame la dépu­tée » est incon­tes­ta­ble­ment belge.

Com­ment se fait-il que mon ainé, en cin­quième pri­maire, n’en soit qu’aux bal­bu­tie­ments de l’orthographe alors que ses cou­sins espa­gnols, au même âge, en avaient bien­tôt ter­mi­né des dif­fi­cul­tés de la matière ?

Ce temps per­du à étu­dier des règles absurdes, c’est-à-dire dénuées de sens, ils ne le pas­se­ront pas à étu­dier la langue. La langue elle-même, ses usages, sa beau­té, les œuvres qui ont pris forme en elle, les dis­cours qu’elle a véhi­cu­lés, son his­toire, ses heurs et mal­heurs. Quel incom­men­su­rable gâchis !

Et pour­tant, s’il est bien une ques­tion plus sen­sible que la libé­ra­tion condi­tion­nelle de Michèle Mar­tin ou que le rôle des syn­di­cats dans l’entreprise, c’est bien celle de la réforme de l’orthographe. Osez-vous remar­quer que le par­ti­cipe pas­sé est inva­riable en espa­gnol, que le « th » et le « ph » n’y sont pas d’usage, que la gra­phie des mots d’origine étran­gère y est adap­tée au son des lettres en espa­gnol (« güis­qui » =«whis­ky »), tout ceci sans les pri­ver de la facul­té de se com­prendre ? L’on vous assas­sine ! Ain­si donc, vous vou­lez nive­ler par le bas ? Vous cher­chez la faci­li­té au lieu d’éduquer les enfants aux beau­tés de l’angoisse ortho­gra­phique ? Vous seriez prêt à cau­tion­ner un fran­çais que tous sau­raient écrire ? Vous cher­chez à pri­ver le pour-cent de la popu­la­tion qui en jouit du plai­sir éty­mo­lo­gique confé­ré par la dis­tinc­tion entre les pré­fixes « dys » (-cal­cu­lie, ‑lexie, ‑fonc­tion­ne­ment, etc.) et « di » (-ptère, ‑pôle, ‑phtongue) ? Vous seriez prêt à bra­der le « ph », à sacri­fier l’accent cir­con­flexe, à accor­der la com­po­sante d’origine ver­bale d’un nom com­po­sé ? Vous ose­riez n’accorder le par­ti­cipe pas­sé avec avoir ni s’il est avant le com­plé­ment direct (Dieu vous bénisse, c’est chose bien nor­male) ni s’il est pla­cé après (puis­siez-vous rôtir en enfer, c’est un péché mortel) ?

Anar­chiste que vous êtes !

Vous voi­là cloué au pilo­ri avant même que d’avoir pu expli­quer votre point de vue : qu’il y a mieux à faire de nos pro­fes­seurs de fran­çais que de les faire ânon­ner une gram­maire qu’ils ne mai­trisent pas (par­fai­te­ment), qu’il est sou­hai­table pour une langue de pou­voir être écrite par un maxi­mum de ses usa­gers, qu’une règle n’a de valeur que tant qu’elle est utile, qu’il est bon que le fran­çais puisse être aisé­ment appris par des étran­gers si l’on veut qu’il soit un vec­teur d’intégration, que l’absurde n’a jamais ren­du intel­li­gent, du moins quand il était nor­ma­tif, que le nivè­le­ment par le bas, c’est d’emmagasiner des imbé­ci­li­tés par cœur plu­tôt que d’apprendre à aimer et à uti­li­ser sa langue, qu’avoir tant souf­fert pour mai­tri­ser les redou­ble­ments de consonnes ne prive pas du plai­sir de pou­voir s’en pas­ser (ou de conti­nuer de le faire mal­gré l’évolution de la règle), que Rabe­lais écri­vit cer­taines des plus belles pages en fran­çais sans se sou­cier d’autre chose que d’inventer l’orthographe qui lui plaisait…

Mais qu’avons-nous subi, des années durant pour ne pou­voir conve­nir de l’ampleur du pro­blème ? Par quels affreux lavages de cer­veaux sommes-nous pas­sés pour qu’aujourd’hui, nous en venions à gou­ter notre tor­ture ? Sommes-nous les proies d’un syn­drome de Stock­holm qui nous amène à aimer notre geôlier ?

Mais peut-être me trom­pé-je et l’objectif n’est-il pas de faire de la langue écrite un lieu accueillant, mais, au contraire, l’instrument d’une domi­na­tion et de pro­ces­sus de sélec­tion sociale ?

Le fran­çais ne sera jamais d’une écri­ture aus­si aisée que l’espagnol ou l’italien. Il y a de bonnes rai­sons à cela, mai de la à en fère le cafar­naüm qu’il est aujourdui…