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Syndicats et conscience de classe

Numéro 7 - 2015 par Gilles Lantez

novembre 2015

Il y a quelques jours, le dépu­té du Mou­ve­ment réfor­ma­teur Oli­vier Des­tre­becq accu­sait les syn­di­cats belges d’être les sti­pen­diaires de la lutte des classes en leur lan­çant la saillie sui­vante dans une carte blanche dans Le Vif Bel­gique : « La lutte des classes est un concept dan­ge­reux du XIXe siècle qui ins­crit la socié­té dans la violence […]

Le Mois

Il y a quelques jours, le dépu­té du Mou­ve­ment réfor­ma­teur Oli­vier Des­tre­becq accu­sait les syn­di­cats belges d’être les sti­pen­diaires de la lutte des classes en leur lan­çant la saillie sui­vante dans une carte blanche dans Le Vif Bel­gique : « La lutte des classes est un concept dan­ge­reux du XIXe siècle qui ins­crit la socié­té dans la vio­lence et l’opposition. S’il s’agit là de la socié­té rêvée par les syn­di­cats, ce n’est cer­tai­ne­ment pas la mienne. » Affir­ma­tion bien étrange quand on sait que seule la FGTB a fait un jour de la place dans ses sta­tuts à la lutte des classes et que les autres syn­di­cats ont plu­tôt his­to­ri­que­ment été construits en oppo­si­tion à celle-ci.

Cepen­dant au-delà des pro­vo­ca­tions, M. Des­tre­becq sou­lève une vraie ques­tion d’actualité : les syn­di­cats doivent-ils être encore consi­dé­rés dans leurs formes actuelles en Bel­gique comme des vec­teurs de la lutte des classes ? Ils sont tra­di­tion­nel­le­ment consi­dé­rés par une majo­ri­té de théo­ri­ciens comme le chancre si pas de la lutte des classes, à tout le moins du déve­lop­pe­ment de la conscience de classe, et c’est ce lien entre syn­di­cat et conscience de classe que nous pro­po­sons d’explorer ici. Il faut reve­nir sur une notion qui de toute évi­dence a gar­dé toute son ambigüi­té, et pas seule­ment pour M. Des­tre­becq. À sa décharge, il est vrai que ce concept fait l’objet de grandes contro­verses depuis plus d’une cen­taine d’années, même (et peut-être sur­tout) dans le « mou­ve­ment ouvrier ».

Deux grandes ten­dances se sont oppo­sées. Ceux qui avec Lénine et Kauts­ky consi­dé­raient que la conscience de classe n’est pas un « pro­duit spon­ta­né de la lutte ; elle doit être impor­tée du dehors1 » et plus pré­ci­sé­ment des intel­lec­tuels bour­geois tou­chés par les lumières du socia­lisme. Les deux consé­quences prin­ci­pales des posi­tions de ces auteurs sont, d’une part, que la conscience de classe ne peut pas émer­ger de l’auto-activité du pro­lé­ta­riat et, d’autre part, que celle-ci dif­fère du pro­jet poli­tique socia­liste. On peut donc tirer une ligne de sépa­ra­tion claire entre la doc­trine socia­liste et la conscience de classe. Ce concept pou­vant dès lors être uti­li­sé de manière « scien­ti­fique » et extrait des rêve­ries phi­lo­so­phiques qui déran­geaient tant nos deux théoriciens.

La deuxième vision, qui était sur­tout défen­due par les ten­dances com­mu­nistes dites de gauche (ou com­mu­niste de conseil) dont les théo­ri­ciens les plus connus étaient Korsch, Lucka­çs, Pan­ne­koek et, plus tar­di­ve­ment, Mat­tick, défen­dait, quant à elle, la posi­tion inverse. À savoir que la conscience de classe est un pro­duit auto­nome du pro­lé­ta­riat dans sa lutte avec la bour­geoi­sie et que l’on ne pou­vait sépa­rer la conscience de classe comme outil d’analyse du pro­jet de trans­for­ma­tion sociale radi­cale. Il ne faut pas consi­dé­rer que ces auteurs ver­saient dans une cer­taine vision méca­ni­ciste, à savoir de faire de tous les ouvriers des révo­lu­tion­naires de fac­to comme ont vou­lu les cari­ca­tu­rer leurs détrac­teurs. Leur vision était plu­tôt de dire que de la posi­tion de classe du pro­lé­ta­riat naissent la pos­si­bi­li­té et la néces­si­té d’une trans­for­ma­tion totale de la socié­té, mais que cette trans­for­ma­tion découle de l’«action libre du pro­lé­ta­riat lui-même2 ». La conscience de classe ne vient donc pas ex-nihi­lo, mais est le fruit de la « praxis pro­lé­ta­rienne ». Il ne faut pas tom­ber dans le piège d’une onto­lo­gi­sa­tion des rap­ports sociaux en fai­sant de la conscience de classe un abou­tis­se­ment natu­rel de l’organisation poli­tique du pro­lé­ta­riat. Mon uti­li­sa­tion du concept conscience de classe s’est ins­crite dans cette perspective.

L’une des mani­fes­ta­tions de la conscience de classe dans cette pers­pec­tive théo­rique est l’organisation de classe auto­nome. Elle est l’un des élé­ments qui per­met de pas­ser d’un simple agré­gat socio­lo­gique (la classe en soi chez Marx) à la classe mobi­li­sée poli­ti­que­ment dans la pers­pec­tive de défendre ses inté­rêts (la classe pour soi). Il me paraît capi­tal de reve­nir sur le concept d’organisation de classe pour sai­sir toutes les com­plexi­tés actuelles des rela­tions entre tra­vailleurs, syn­di­cat et conscience de classe. Le syn­di­cat semble au vu de ses effec­tifs, de sa posi­tion de repré­sen­tant des tra­vailleurs dans le modèle de concer­ta­tion sociale belge, être ce qui se rap­proche en Bel­gique le plus de l’archétype de l’organisation de classe tel qu’ont pu le défi­nir les dif­fé­rents auteurs marxistes.

Le verbe « se rap­pro­cher » a été employé ici sciem­ment car tirer un simple trait d’égalité entre l’organisation de classe comme construc­tion théo­rique, mais aus­si sim­ple­ment avec sa mani­fes­ta­tion his­to­rique actuelle ou pas­sée serait une erreur. L’une des pierres d’achoppement est bien enten­du les liens divers (redis­tri­bu­tion des allo­ca­tions de chô­mage, finan­ce­ments, rédac­tion de la légis­la­tion sociale…) qu’entretiennent les syn­di­cats belges avec l’État et qui les mettent en contra­dic­tion avec l’autonomie sup­po­sée de l’organisation de classe. Cette contra­dic­tion me paraît fon­da­men­tale pour com­prendre le rôle joué dans le déve­lop­pe­ment de la conscience de classe par les syndicats.

Petites entreprises de la distribution

Mon atten­tion s’est donc por­tée sur le sec­teur de la dis­tri­bu­tion et une par­tie bien par­ti­cu­lière de celui-ci : les petites struc­tures fran­chi­sées de moins de cin­quante tra­vailleurs. La pre­mière rai­son est qu’il s’agit d’un sec­teur qui ne peut s’appuyer sur une image sociale his­to­rique tels d’autres sec­teurs emblé­ma­tiques comme la métal­lur­gie, le sec­teur auto­mo­bile, etc. Deuxiè­me­ment, ce sec­teur subit de plein fouet une série de muta­tions carac­té­ris­tiques du tra­vail moderne : frag­men­ta­tion des sites de tra­vail en petites uni­tés, rela­tion de tri­par­tites dans la rela­tion sala­riale, des horaires aty­piques (temps par­tiel), un déve­lop­pe­ment pro­li­fique du sala­riat étu­diant… Cet ensemble d’éléments fait de ce sec­teur un pos­sible arché­type du déve­lop­pe­ment de l’entreprise moderne. Troi­siè­me­ment, c’est la par­ti­cu­la­ri­té syn­di­cale de ce sec­teur qui se carac­té­rise par un très haut taux de syn­di­ca­li­sa­tion ados­sé à une pré­sence dans l’entreprise des syn­di­cats et une mobi­li­sa­tion des sala­riés très basse comme l’avait déjà démon­tré Isa­belle Fer­re­ras3 et confir­mé par les acteurs syn­di­caux ou des ana­lystes éco­no­miques. Dans ses par­ti­cu­la­ri­tés, ce sec­teur per­met donc de mettre en exergue des rela­tions par­ti­cu­lières entre syn­di­cats et travailleurs.

Relations particulières entre syndicats et employeurs

L’explication est que dans ce sec­teur à l’emploi pré­caire (les tra­vailleurs changent volon­tai­re­ment ou non très sou­vent d’employeur) le pas­sage par la case chô­mage ou devant les tri­bu­naux car avec l’absence de toute délé­ga­tion syn­di­cale, c’est là que se règlent la plu­part des dif­fé­rends employé-employeur. Les tra­vailleurs se retrouvent donc dans une rela­tion qui s’apparente à celle qu’entretient un usa­ger avec un ser­vice public. L’opposition est donc fla­grante avec nos thèses sur l’importance de l’auto-activité des membres dans la for­ma­tion d’une conscience de classe.

Cette rela­tion est-elle liée à l’absence de l’organisation dans les petites struc­tures ? C’est sans doute l’un des élé­ments d’explication, néan­moins même quand le syn­di­cat est pré­sent, son rôle est deve­nu plus ambi­gu. On le voit avec l’évolution de la figure du délé­gué syn­di­cal. Elle a tou­jours été à che­val entre un tra­vail plus ins­ti­tu­tion­nel gérant les petits tra­cas du quo­ti­dien et un tra­vail plus mili­tant de mobi­li­sa­tion et de poli­ti­sa­tion de ces pro­blèmes. Ces deux rôles avaient plu­tôt ten­dance à se ren­for­cer, le tra­vail quo­ti­dien ren­for­çant la légi­ti­mi­té quand il fal­lait faire le coup de force contre l’encadrement ou l’employeur et inver­se­ment. Cepen­dant avec l’institutionnalisation pro­lon­gée des syn­di­cats et paral­lè­le­ment à cela une dimi­nu­tion de la marge de manœuvre mili­tante (peur du chô­mage, com­plexi­fi­ca­tion des rela­tions sala­riales, État et jus­tice moins favo­rables à l’action syn­di­cale, etc.) le pan de ges­tion quo­ti­dienne a pris le pas sur le volet mili­tant. On assiste ain­si à un déta­che­ment entre les délé­gués et les autres tra­vailleurs, les pre­miers se retrouvent réel­le­ment dans le rôle de repré­sen­tant du per­son­nel dans le sens le plus strict du terme. Cela mène éga­le­ment à une tech­ni­ci­sa­tion de ce rôle, et cet écart de capi­tal de com­pé­tence creuse le fos­sé entre le délé­gué et sa base. On retrouve cette pas­si­vi­té en miroir dans les rela­tions délé­gués-per­ma­nents ou entre les dif­fé­rents niveaux hié­rar­chiques du syndicat.

Un monde qui change

Ce chan­ge­ment n’est pas dû qu’aux chan­ge­ments struc­tu­rels, les syn­di­cats y sont aus­si par­ties pre­nantes. Le slo­gan de la CSC a été long­temps : « Notre bou­lot, c’est défendre le vôtre. » Les syn­di­cats font face à un taris­se­ment de leurs sources de finan­ce­ment et se replier sur un tra­vail plus juri­dique est une manière de com­pen­ser l’incapacité de pou­voir envoyer des per­ma­nents sur le ter­rain. De même pour les délé­gués, il est plus aisé de se can­ton­ner dans un rôle de stricte repré­sen­ta­tion. Cet atta­che­ment à la loi des syn­di­cats semble par­ti­cu­liè­re­ment para­doxal dans un contexte où l’État leur est de plus en plus hos­tile, même quand leurs relais natu­rels accèdent aux plus hautes fonc­tions (l’attitude du gou­ver­ne­ment Di Rupo envers le mou­ve­ment syn­di­cal est en cela assez parlante).

Cette atti­tude pose d’autant plus ques­tion quand on observe le ter­rain des supé­rettes et super­mar­chés fran­chi­sés où un per­ma­nent de la CNE com­pa­rait ce sec­teur à un no man’s land du droit4. Ce léga­lisme amène les syn­di­cats dans l’impossibilité d’investir un milieu aus­si dif­fi­cile par le simple fait que le syn­di­cat n’envisage sa pré­sence dans une entre­prise que par le biais de la délé­ga­tion. Or pour de mul­tiples fac­teurs (répres­sion, turn-over de la main‑d’œuvre, taille de l’entreprise…) cette forme semble très inadap­tée. Le léga­lisme empêche de plus le syn­di­cat d’épouser les formes que peut prendre la résis­tance de cer­tains sala­riés dans ce contexte, que ce soit le sabo­tage, le vol, l’absentéisme, etc. Le mono­pole exer­cé par les syn­di­cats rend de plus très dif­fi­ciles les pos­si­bi­li­tés de formes alter­na­tives d’organisation des tra­vailleurs qui seraient plus en phase avec l’organisation de ce type d’entreprises.

Angles morts syndicaux

Ces angles morts syn­di­caux les amènent aus­si à se cou­per d’une par­tie non négli­geable des tra­vailleurs, les sala­riés étu­diants. Le sala­riat étu­diant tend en effet à deve­nir une don­née impor­tante dans le sec­teur de la dis­tri­bu­tion à la suite des dif­fé­rentes lois d’assouplissement sur le tra­vail étu­diant5 et pour­rait à terme deve­nir comme aux Pays-Bas la com­po­sante majo­ri­taire de la main‑d’œuvre. Une grande par­tie des struc­tures syn­di­cales conti­nue à consi­dé­rer le tra­vail étu­diant comme un job de vacances et conti­nue à nier la néces­si­té ali­men­taire de ce tra­vail pour de nom­breux étu­diants6. Il existe bien sûr des struc­tures de jeu­nesse, mais elles s’apparentent bien sou­vent à des coquilles vides de mili­tants, avec une indé­pen­dance poli­tique presque nulle et dont le seul tra­vail syn­di­cal consiste en de l’aide juri­dique. Les acti­vi­tés mili­tantes (mis à part le sou­tien aux dif­fé­rentes mani­fes­ta­tions ou grèves) s’apparentent sou­vent à des acti­vi­tés para­syn­di­cales ou de l’activisme d’ONG. La preuve la plus criante reste tou­te­fois l’absence du droit de grève pour les étu­diants qui est pour­tant l’inscription dans le droit du tra­vail en Bel­gique de l’activité d’organisateur du syndicat.

Ce tableau rapide du tra­vail syn­di­cal dans un sec­teur par­ti­cu­lier ques­tionne, à tra­vers le rôle joué par le syn­di­cat, la conti­nuelle néces­si­té d’adapter et de renou­ve­ler les ana­lyses cri­tiques du capi­ta­lisme et le rôle joué par cer­taines ins­ti­tu­tions. La situa­tion n’est jamais figée, et ces ins­ti­tu­tions peuvent évo­luer, mais il faut pour cela entre­prendre un exa­men cri­tique de leurs acti­vi­tés et de déter­mi­ner leur but. Sans cela, le syn­di­cat pour­rait se retrou­ver vec­teur de ce que Lukács appe­lait la « fausse conscience » plu­tôt que le moyen d’émancipation des travailleurs.

  1. Lénine Vla­di­mir O., Que faire ?, Mon­treuil, Édi­tion science marxiste.
  2. Lukacs G., His­toire et conscience de classe, Les édi­tions de Minuit.
  3. Fer­re­ras I., Cri­tique poli­tique du tra­vail. Tra­vailler à l’heure de la socié­té de ser­vices, Presses de la Fon­da­tion natio­nale des sciences poli­tiques, 2007.
  4. Entre­tien avec George Berns (pseu­do­nyme) per­ma­nent CNE le 16 mai 2015.
  5. On peut pen­ser à la réforme Mil­quet sur l’indifférenciation du tra­vail étu­diant selon les tri­mestres là où il était autre­fois res­treint aux périodes de vacances.
  6. Pin­to Vanes­sa, À l’école du sala­riat. Les étu­diants et leurs « petits bou­lots », coll. « Le lien social », 2014.

Gilles Lantez


Auteur

sociologue militant, actif dans le syndicalisme étudiant