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Syndicalisme version 2.1

Numéro 2 - 2019 par Azzedine Hajji

mars 2019

Le mou­ve­ment dit des « gilets jaunes » aura pris de court bien du monde, à com­men­cer par les syn­di­cats. Si ces der­niers ne détiennent assu­ré­ment pas le mono­pole des luttes sociales, il est signi­fi­ca­tif qu’un mou­ve­ment de contes­ta­tion socioé­co­no­mique de cette ampleur soit né en marge de leurs rangs. D’aucuns y ver­raient même un échec, voire une « faillite » […]

Dossier

Le mou­ve­ment dit des « gilets jaunes » aura pris de court bien du monde, à com­men­cer par les syn­di­cats. Si ces der­niers ne détiennent assu­ré­ment pas le mono­pole des luttes sociales, il est signi­fi­ca­tif qu’un mou­ve­ment de contes­ta­tion socioé­co­no­mique de cette ampleur soit né en marge de leurs rangs. D’aucuns y ver­raient même un échec, voire une « faillite » des syn­di­cats qui feraient désor­mais l’objet de la même défiance que d’autres ins­ti­tu­tions telles que les par­tis poli­tiques et les médias. Qu’en pensent exac­te­ment les prin­ci­paux inté­res­sés ? Le pré­sident de la FGTB et la secré­taire géné­rale de la CSC se sont montré·e·s prudent·e·s, l’un affir­mant que « les gilets jaunes ont évi­dem­ment rai­son, ils disent la même chose que ce que nous disons depuis des années. La cause qui est défen­due par les gilets jaunes et celles que nous défen­dons, nous syn­di­cats, est exac­te­ment la même »1, tan­dis que l’autre indique : « il y a pas mal d’endroits où aujourd’hui des points de ren­contre sont orga­ni­sés entre les délé­gués, les mili­tants syn­di­caux et des gilets jaunes. Parce que les luttes sont com­munes, même si les moyens de l’exprimer leur sont propres.»2 Ces for­mules consen­suelles semblent tra­duire cepen­dant une volon­té de ne pas trop visi­bi­li­ser le fos­sé qui s’est creu­sé avec cer­taines franges de la popu­la­tion, voire de leurs propres militant·e·s. Car si une part impor­tante reste per­sua­dée de la néces­si­té des syn­di­cats, la méfiance à leur égard (y com­pris par­mi les per­sonnes syn­di­quées) est tout de même plus répan­due que la confiance3. Cela étant dit, d’autres res­pon­sables syn­di­caux ont émis des ana­lyses plus tran­chées. C’est le cas, par exemple, du pré­sident de la FGTB Ver­viers qui voit l’émergence du mou­ve­ment des gilets jaunes comme un signal d’échec de la stra­té­gie adop­tée par les syn­di­cats ces der­nières années. De son point de vue, une forte pres­sion aurait dû être main­te­nue sur le gou­ver­ne­ment fédé­ral après les grandes mobi­li­sa­tions syn­di­cales de 2014 plu­tôt que d’arrêter les actions, contre l’avis d’un cer­tain nombre de militant·e·s d’ailleurs. Pour finir en effet, cette accal­mie n’a pas per­mis aux syn­di­cats de négo­cier une véri­table inflexion de la poli­tique fédé­rale tout en com­pli­quant par la suite la reprise d’une mobi­li­sa­tion de masse4. En pro­lon­geant cette réflexion, on pour­rait d’ailleurs s’interroger sur les réper­cus­sions de ces erre­ments stra­té­giques quant à la baisse du nombre d’affilié·e·s syn­di­caux obser­vée der­niè­re­ment après plus de vingt ans de hausse5. À rebours de cette ana­lyse, le secré­taire géné­ral de l’interrégionale wal­lonne de la FGTB reproche aux gilets jaunes d’apporter des réponses inadé­quates et par­tielles aux ques­tions légi­times qu’ils sou­lèvent (concer­nant le prix des car­bu­rants notam­ment). De son point de vue,les syn­di­cats sont les der­nières orga­ni­sa­tions à for­mu­ler une ana­lyse glo­bale des pro­blèmes socioé­co­no­miques, ce qui explique la défiance dont ils font l’objet auprès des gilets jaunes6.

Incontournables syndicats

Mal­gré les diver­gences de points de vue, un malaise est clai­re­ment per­cep­tible par­mi les rangs syn­di­caux. La crainte de perdre encore davan­tage une légi­ti­mi­té acquise de hautes luttes n’y est pro­ba­ble­ment pas étran­gère. Car les remises en cause, voire les volon­tés expli­cites d’affaiblir les syn­di­cats, ne datent pas d’aujourd’hui et ont été par­ti­cu­liè­re­ment viru­lentes durant cette légis­la­ture. Plu­sieurs pro­jets ont cir­cu­lé en ce sens : les contraindre à adop­ter la per­son­na­li­té juri­dique afin de faci­li­ter les pour­suites en jus­tice lors des actions qu’ils couvrent ; leur reti­rer le paie­ment des allo­ca­tions de chô­mage affai­blis­sant ain­si les liens orga­niques de soli­da­ri­té entre travailleur·se·s avec et sans emploi ; légi­fé­rer sur un « droit au tra­vail »7 pour limi­ter le droit de grève ; ins­tau­rer un « ser­vice mini­mum » pour limi­ter le ralen­tis­se­ment de l’activité alors qu’il s’agit pré­ci­sé­ment de l’effet recher­ché par la grève ; etc. Ces vel­léi­tés n’ont assu­ré­ment pas pour objec­tif d’encourager les syn­di­cats à être plus effi­caces dans la défense des inté­rêts des classes exploi­tées. Elles visent à domes­ti­quer ces orga­ni­sa­tions pour leur reti­rer des moyens de peser réel­le­ment dans les rap­ports de force qui les opposent aux pou­voirs publics et aux entre­prises. Les syn­di­cats consti­tuent en effet un acteur ins­ti­tu­tion­nel et social majeur pour faire rem­part aux orien­ta­tions néo­li­bé­rales pour­sui­vies (ouver­te­ment ou pas) par les coa­li­tions au pou­voir ces der­nières décennies. 

Une de leurs sin­gu­la­ri­tés de ce point de vue est qu’ils sont l’une des seules orga­ni­sa­tions (avec les mutua­li­tés) capables de tis­ser, certes non sans dif­fi­cul­tés et accrocs, des liens de soli­da­ri­té entre des pans entiers de la socié­té : travailleur·se·s avec et sans emploi, avec et sans papiers, avec et sans diplôme, en bonne san­té et malades, ouvrier·ère·s et employé·e·s, femmes et hommes, travailleur·se·s actif·ve·s et retraité·e·s, etc. Et ce dans une pers­pec­tive inter­pro­fes­sion­nelle capable de dépas­ser les cli­vages cor­po­ra­tistes. Même si les syn­di­cats ont encore beau­coup à faire pour ren­for­cer les formes concrètes de cette soli­da­ri­té, on voit dif­fi­ci­le­ment quel autre type d’organisation serait capable de défendre une vision du bien com­mun à une aus­si large échelle. De ce fait les syn­di­cats se retrouvent, par exemple, en posi­tion pri­vi­lé­giée pour rele­ver le défi majeur que repré­sente l’articulation des enjeux envi­ron­ne­men­taux et socioé­co­no­miques. La struc­tu­ra­tion des gilets jaunes, tout comme celle de nom­breux autres mou­ve­ments citoyens qui ont émer­gé ces der­nières années, pré­sente clai­re­ment des limites de ce point de vue. C’est pour­quoi le rôle des syn­di­cats est à ce point déter­mi­nant, mais aus­si très dif­fi­cile : faire conver­ger tous ces groupes dont les inté­rêts ne coïn­cident pas entiè­re­ment relève d’une gageüre. S’ils ne peuvent y arri­ver seuls, leur rôle est tout de même central.

Mesu­rer la lourde res­pon­sa­bi­li­té qui leur incombe implique donc une cri­tique bien­veillante, mais exi­geante et sans com­plai­sance. Comme lorsque le secré­taire géné­ral de l’interrégionale wal­lonne de la FGTB ser­monne les gilets jaunes, oubliant un peu trop rapi­de­ment que les syn­di­cats ont échoué à endi­guer la pro­gres­sion de la pré­ca­ri­té, en par­ti­cu­lier durant cette der­nière légis­la­ture ; face aux dif­fi­cul­tés quo­ti­diennes et pres­santes que connait un nombre gran­dis­sant d’individus et de groupes, on peut com­prendre l’absence momen­ta­née de reven­di­ca­tions glo­bales, celles qui ont le moins de chances de se réa­li­ser dans l’immédiat, et la foca­li­sa­tion sur des mesures plus rapides à mettre en œuvre. Le rôle des syn­di­cats est jus­te­ment d’articuler ces reven­di­ca­tions plus loca­li­sées à une vision glo­bale de la situa­tion éco­no­mique, pas d’opposer les unes à l’autre.

Qui est le « bras armé » de qui ?

En pous­sant plus loin encore le ques­tion­ne­ment lié à ce constat d’une rela­tive impuis­sance, on peut éga­le­ment s’interroger sur la plus ou moins grande proxi­mi­té des syn­di­cats avec les par­tis poli­tiques. S’il est com­pré­hen­sible et même néces­saire pour eux de se doter de relais effi­caces au sein des ins­ti­tu­tions poli­tiques, le risque d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion est bien réel. L’épisode récent des élec­tions com­mu­nales, où les appels appuyés de la FGTB pour for­mer des majo­ri­tés pro­gres­sistes PS-PTB-Éco­lo n’ont abso­lu­ment pas été enten­dus8, est éclai­rant : la capa­ci­té d’influence des syn­di­cats sur les par­tis poli­tiques semble très limi­tée. Par­fois ce sont même les syn­di­cats qui se retrouvent sur la sel­lette ; un influent dépu­té CD&V n’a pas hési­té ain­si à qua­li­fier d’ingrate l’attitude cri­tique de la CSC envers la poli­tique fédé­rale de son par­ti en rap­pe­lant le sou­tien qu’il lui a appor­té dans le déli­cat dos­sier Arco9.

Pas éton­nant dès lors que, pour remé­dier à la fai­blesse des relais syn­di­caux, un secré­taire fédé­ral de la FGTB ait envi­sa­gé de consti­tuer des listes élec­to­rales d’inspiration syn­di­cale afin de pous­ser les par­tis de gauche à s’unir autour d’un pro­gramme com­mun ambi­tieux10. Cette ini­tia­tive, bien com­pré­hen­sible au vu des décep­tions à répé­ti­tion sus­ci­tées par le monde poli­tique, inter­roge tout de même le rap­port pri­vi­lé­gié que les syn­di­cats entre­tiennent avec l’État et la puis­sance publique ; l’action syn­di­cale n’aurait-elle pas plus à gagner à se foca­li­ser prio­ri­tai­re­ment sur les rap­ports de force au sein des entre­prises, lieu pri­mor­dial de la confron­ta­tion travail/capital, ou même à s’atteler à réduire la bureau­cra­ti­sa­tion gran­dis­sante de leurs struc­tures internes11 ?

Un pavé dans la mare syndicale

Ce dos­sier thé­ma­tique entend par consé­quent inter­ro­ger la per­ti­nence de l’action et du posi­tion­ne­ment des syn­di­cats à tra­vers le prisme d’une série d’enjeux sociaux contem­po­rains, certes non exhaus­tifs, mais tout de même révé­la­teurs des trans­for­ma­tions sociales actuelles. Oli­vier Der­ruine pro­pose dans sa contri­bu­tion d’analyser le posi­tion­ne­ment syn­di­cal, tant au niveau belge qu’européen, rela­tif aux modèles pro­duc­ti­vistes basés sur une crois­sance conti­nue de l’économie. Évo­quant la néces­si­té de conci­lier les impé­ra­tifs envi­ron­ne­men­taux qui menacent nos socié­tés et la pla­nète entière avec les inté­rêts socioé­co­no­miques des travailleur·se·s, il pro­pose notam­ment d’élargir les par­te­na­riats au sein de la socié­té civile en lieu et place d’alliances avec les forces productivistes.

Tho­mas Lemaigre invite pour sa part à une réflexion sur la per­ti­nence de la par­ti­ci­pa­tion des syn­di­cats aux organes de concer­ta­tion sociale, en par­ti­cu­lier ceux qui relèvent de l’«activation » des chô­meurs. « Concer­ta­tion, piège à con ? » est en quelque sorte le ques­tion­ne­ment auquel il invite les syn­di­cats à se sou­mettre, en regard notam­ment des béné­fices stra­té­giques qu’ils pour­raient tirer d’un retrait organisé. 

Dans l’interview qu’elle nous a accor­dée, Isa­belle Fer­re­ras évoque la ques­tion, un peu déser­tée par les syn­di­cats ces der­nières années, de la démo­cra­tie d’entreprise. Expo­sant sa pro­po­si­tion de « bica­mé­risme éco­no­mique », elle sug­gère de renou­ve­ler l’action syn­di­cale, dans le sens notam­ment d’un rap­port moins pri­vi­lé­gié avec l’État et d’une plus grande confiance en sa force intrin­sèque au sein des entreprises.

Chris­tophe Mincke explore ensuite les res­sorts de la légi­ti­mi­té des modes d’actions syn­di­caux en regard de l’évolution du cadre nor­ma­tif domi­nant de nos socié­tés. La pré­gnance gran­dis­sante de l’idéal mobi­li­taire en par­ti­cu­lier est de nature à remettre en ques­tion l’adhésion à leurs stra­té­gies tra­di­tion­nelles d’immobilisation de l’activité éco­no­mique. Il les invite donc, non sans un sens cer­tain de la pro­vo­ca­tion, à se réin­ven­ter, y com­pris en envi­sa­geant leur propre dis­pa­ri­tion, pour conti­nuer à ser­vir les idéaux d’émancipation qui les animent depuis leur création. 

Pour ter­mi­ner, Mar­tin Willems montre la capa­ci­té de l’action syn­di­cale à s’adapter aux nou­veaux défis posés par la « numé­ri­sa­tion » de l’économie, en par­ti­cu­lier concer­nant les cour­siers de Deli­ve­roo. Il décons­truit de la sorte les effets mys­ti­fi­ca­teurs des dis­cours domi­nants rela­tifs aux sup­po­sées trans­for­ma­tions iné­luc­tables pro­vo­quées par les réseaux socio­nu­mé­riques sur l’organisation du tra­vail. Ce fai­sant, il ne manque pas de sou­li­gner les dif­fi­cul­tés spé­ci­fiques des syn­di­cats pour fédé­rer cette nou­velle caté­go­rie de travailleur·se·s, dont l’émergence est une des consé­quences visibles de la mas­si­fi­ca­tion du précariat.

De manière plus géné­rale, ce dos­sier entend ren­for­cer les espaces où les syn­di­cats et tou·te·s ceux et celles qui s’engagent pour une socié­té éga­li­taire et juste peuvent dis­cu­ter et s’entendre sur de nou­velles stra­té­gies com­munes de luttes.

  1. Inter­view publiée sur le site de RTL Info, le 17 décembre 2018.
  2. Inter­view publiée sur le site de RTL Info, le 14 décembre 2018.
  3. Swyn­ge­douw M., Abts K. et Meu­le­man B., « Syn­di­cats et syn­di­ca­lisme : per­cep­tions et opi­nions », Cour­rier heb­do­ma­daire du Crisp, n° 2298, 2016 (13).
  4. Inter­view publiée sur le site de La Meuse, le 26 novembre 2018.
  5. Faniel J., « Nombre d’affilié·e·s : une chute inha­bi­tuelle », Poli­tique, n° 104, 2018 (juin), p. 37.
  6. Inter­view publiée sur le site du Soir, le 19 novembre 2018.
  7. Droit dont on se demande s’il ne devrait pas être oppo­sé avant tout aux pou­voirs publics et aux entreprises.
  8. Dépêche Bel­ga du 27 octobre 2018, « Robert Ver­te­nueil : “PS, PTB, Éco­lo, repre­nez les négo­cia­tions!”».
  9. Dépêche Bel­ga du 5 juin 2016, « L’ambigüité de la CSC com­mence à fati­guer le CD&V ».
  10. Dépêche Bel­ga du 4 novembre 2018, « Le secré­taire fédé­ral de la FGTB envi­sage de fon­der une liste pour les pro­chaines élec­tions ».
  11. Béroud S. et Yon K. « Ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion et bureau­cra­ti­sa­tion du syn­di­ca­lisme : pour une lec­ture dia­lec­tique », dans D. Mez­zi (éd.), Nou­veau siècle, nou­veau syn­di­ca­lisme (p. 35 – 51), 2013, Paris, Édi­tions Syllepse.

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.