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Symboles coloniaux dans l’espace public : la statue qui cache la forêt ?

Numéro 5 – 2020 - colonialisme Congo histoire par Renaud Maes Azzedine Hajji

juillet 2020

Les dégra­da­tions ont émaillé l’actualité ces der­nières semaines : à Bruxelles, le buste de Léo­pold II, situé au square du Sou­ve­rain, a été ren­ver­sé et macu­lé de pein­ture rouge ; des plaques de rue signa­lant l’avenue Léo­pold II ont été dégra­dées aus­si à la pein­ture rouge ; un buste du roi Bau­douin a éga­le­ment subi le même sort, sans par­ler de la […]

Le Mois

Les dégra­da­tions ont émaillé l’actualité ces der­nières semaines1 : à Bruxelles, le buste de Léo­pold II, situé au square du Sou­ve­rain, a été ren­ver­sé et macu­lé de pein­ture rouge ; des plaques de rue signa­lant l’avenue Léo­pold II ont été dégra­dées aus­si à la pein­ture rouge ; un buste du roi Bau­douin a éga­le­ment subi le même sort, sans par­ler de la sta­tue équestre de Léo­pold II sur la place du Trône qui essuie de manière régu­lière la colère de mili­tants fus­ti­geant la colo­ni­sa­tion. En dehors de Bruxelles, des faits simi­laires se sont éga­le­ment pro­duits à Hal, Ostende, Anvers ou Eke­ren2.

Début juin, une péti­tion a été lan­cée pour récla­mer l’enlèvement de toutes les sta­tues de Léo­pold II sur le ter­ri­toire de la Ville de Bruxelles. Au 7 juillet 2020, elle a récol­té plus de 80.000 signa­tures. Celle-ci invoque, entre autres, « tout le mépris qu’il a eu pour la vie et le peuple congo­lais », indi­quant qu’«en l’espace de vingt-trois ans cet homme a tué plus de 10 mil­lions de Congo­lais, sans jamais avoir mis un pied au Congo ». En réac­tion, une contre­pé­ti­tion ayant obte­nu plus de 20.000 signa­tures a été lan­cée pour défendre le main­tien des sta­tues. Par­mi les jus­ti­fi­ca­tions don­nées par son auteur, on peut y lire : « Parce que je ne renie pas mon His­toire. Un pays qui ne peut assu­mer son His­toire ne peut exis­ter », ou encore « il n’est pas un roi escla­va­giste, il a seule­ment délé­gué des pou­voirs à cer­taines per­sonnes pour gérer la colo­nie ».

Le débat prend éga­le­ment sur les réseaux sociaux où les argu­ments s’échangent notam­ment via des groupes Face­book. Les groupes de défense des sta­tues y sont tou­te­fois plus nom­breux que les groupes de « débou­lon­nage ». Si leurs pré­sen­ta­tions offi­cielles font sys­té­ma­ti­que­ment réfé­rence à la « défense du patri­moine » et au « res­pect de l’Histoire », les pro­pos qui s’y échangent res­sortent fré­quem­ment d’un tout autre registre. Pre­nons l’exemple du groupe public « Conser­vons et défen­dons nos sta­tues et monu­ments his­to­riques ». On y trouve de nom­breux dis­cours de nos­tal­gie colo­niale, héroï­sant les colons belges ou dépei­gnant leurs souf­frances à l’indépendance : « Il n’y a aucun res­pect pour les Belges qui sont allés en Afrique et encore moins pour ceux qui y ont souf­fert ou per­du la vie », « les seules mains cou­pées que j’ai vues ce sont celles d’une petite fille assas­si­née par les milices à l’indépendance ». D’autres dis­cours font la part belle aux cli­chés sur l’histoire colo­niale : « nous avons appor­té l’éducation », « ils auraient pré­fé­ré quoi ? Aller dans la brousse plu­tôt que de rece­voir une édu­ca­tion ? », « s’ils ont des routes, c’est grâce aux Belges ». Enfin, une troi­sième caté­go­rie relève de la pure rhé­to­rique raciste, avec des mes­sages uti­li­sant le « par­ler petit nègre » (« toi y en a pas savoir écrire et toi y en a vou­loir réécrire l’histoire »), accu­sant les Belgo-Congolais·e·s des pires tares (« ils ont lais­sé leur pays s’effondrer et viennent pro­fi­ter des allo­ca­tions en Bel­gique », « dégra­der c’est tout ce qu’ils savent faire, Kin­sha­sa est une pou­belle géante, bien­tôt Bruxelles le sera aus­si à cause d’eux. Qu’ils retournent dans leur pays ! »). On trouve éga­le­ment sur ces groupes des mes­sages appe­lant au vote d’extrême droite (« la seule solu­tion est le vote Vlaams Belang »).

Les par­tis poli­tiques se sont éga­le­ment empa­rés de la ques­tion. Glo­ba­le­ment, le retrait géné­ra­li­sé des sym­boles colo­niaux ne semble pas à l’ordre du jour, sauf en ce qui concerne le PTB. Les posi­tions divergent néan­moins sur une série de points3. Les éco­lo­gistes réclament une réap­pro­pria­tion plus col­lec­tive de l’espace public, notam­ment par la contex­tua­li­sa­tion claire des sym­boles concer­nés et l’érection de monu­ments en l’honneur de per­son­na­li­tés qui ont lut­té contre la colo­ni­sa­tion et la dis­cri­mi­na­tion. Les socia­listes insistent pour leur part sur l’importance de mener un tra­vail de mémoire — une réso­lu­tion a été adop­tée en ce sens par le Par­le­ment bruxel­lois — et sur la néces­si­té d’expliquer pour­quoi elles sont main­te­nues dans l’espace public. Les libé­raux prônent, pour leur part, la pré­ser­va­tion du patri­moine et du pas­sé, qu’il faut néan­moins contex­tua­li­ser à l’aide de plaques expli­ca­tives. Les huma­nistes mettent en évi­dence le malêtre d’une par­tie de la popu­la­tion qui se sent dis­cri­mi­née face à ces sym­boles. Pour autant, il est affir­mé que l’Histoire ne doit pas être effa­cée, mais assu­mée en recou­rant à la contex­tua­li­sa­tion de ces sym­boles. Défi tient le même dis­cours, mais pro­pose par ailleurs de créer un mémo­rial dédié à la colo­ni­sa­tion. Le PTB enfin prône le retrait et le pla­ce­ment des sta­tues de Léo­pold II dans des musées où la vio­lence du sys­tème colo­nial belge pour­ra être contextualisée.

La grande histoire, par le petit bout de la lorgnette

À ce point, il nous semble inté­res­sant de reve­nir sur l’argument du lien entre retrait des sym­boles colo­niaux et occul­ta­tion de l’Histoire. À suivre cet argu­ment, il s’agirait de nier des faits his­to­riques qui se sont objec­ti­ve­ment pro­duits, de cacher la véri­té his­to­rique en somme. Or consi­dé­rer que ces sta­tues repré­sentent l’Histoire, c’est la réduire à son expres­sion la plus figée et sim­pli­fi­ca­trice. Mais l’attachement au récit sim­pliste de la colo­ni­sa­tion que ces sta­tues incarnent semble pour de nom­breux inter­ve­nants un moyen d’exorciser un sup­po­sé déclin civi­li­sa­tion­nel4. On peut tou­te­fois dou­ter que l’Histoire, en tant que démarche de construc­tion scien­ti­fique, se limite à l’érection de quelques mor­ceaux de pierre ou de métal posés dans l’espace public et à la mise en avant de quelques sym­boles des­ti­nés à l’édification des masses. La mécon­nais­sance du tra­vail spé­ci­fique des historien·ne·s ne semble d’ailleurs pas se limi­ter à ce seul point, comme en témoigne une récente carte blanche des uni­ver­si­taires Aman­dine Lau­ro et Benoît Hen­riet : ils sou­lignent la mécon­nais­sance géné­ra­li­sée du public du tra­vail des his­to­riens concer­nant le pas­sé colo­nial bel­go-congo­lais qui est bien plus avan­cé qu’on ne le croit. « Il est inter­pe­lant pour nous de voir la classe poli­tique appe­ler au débat et au “dévoi­le­ment” sur des épi­sodes de cette his­toire qui font depuis long­temps consen­sus par­mi une majo­ri­té d’historien·ne·s5. »

La ques­tion qui nous semble per­ti­nente n’est donc pas celle de la sau­ve­garde de nos connais­sances sur le pas­sé, mais davan­tage celle de la vision de l’Histoire que les pou­voirs publics sou­haitent pro­mou­voir à tra­vers les sym­boles qui occupent l’espace public. C’est ce point de vue qui per­met­trait, selon nous, de mieux com­prendre l’intensité des polé­miques autour de ces ques­tions et d’éclaircir ain­si les enjeux sous-jacents.

En effet, et à l’évidence, ces sta­tues ne repré­sentent pas uni­que­ment des mor­ceaux de pierre ou de métal à l’esthétique plus ou moins réus­sie, des­ti­nés seule­ment à embel­lir l’espace public ou à gar­der le sou­ve­nir d’évènements loin­tains. Leur pré­sence mani­feste — certes de manière impli­cite et par­fois sub­li­mi­nale, ce qui rend l’analyse d’autant plus dif­fi­cile — la volon­té de légi­ti­mer un cer­tain regard sur le pas­sé et, par rico­chet, sur le pré­sent. Le pas­sé étant par défi­ni­tion révo­lu et ne pou­vant être chan­gé, c’est du côté de ses effets poten­tiels sur le pré­sent et l’avenir qu’il nous semble plus inté­res­sant de poin­ter le regard. Or, éri­ger sur la place publique une sta­tue à l’effigie de cer­tains per­son­nages his­to­riques plu­tôt que d’autres n’est pas un acte neutre de ce point de vue.

Si Léo­pold II, et bien d’autres per­son­nages cru­ciaux pour la réa­li­sa­tion de la colo­ni­sa­tion belge du Congo (Émile Storms, Hen­ry Stan­ley, Ernest Cam­bier, Théo­phile Wahis, etc.6) sont mis à l’honneur dans l’espace public sous diverses formes, rien de tel n’a été fait à l’époque pour celles et ceux (Belges ou Congolais·es) qui y ont résis­té ou s’y sont opposé·e·s. De manière géné­rale, c’est même l’ensemble des Congolais·es qui ont fait l’objet d’une rela­tive invi­si­bi­li­sa­tion durant la période colo­niale7. Ces choix révèlent ain­si en fili­grane le type de vision his­to­rique que les auto­ri­tés de l’époque cher­chaient à véhi­cu­ler, et qu’une abon­dante pro­pa­gande colo­niale tend à confir­mer8 : légi­ti­ma­tion et même glo­ri­fi­ca­tion de la colo­ni­sa­tion, d’une part, occul­ta­tion de la vio­lence qu’elle a géné­rée et de l’opposition qu’elle a ren­con­trée, d’autre part.

Il faut insis­ter sur un point : si la Bel­gique, et sin­gu­liè­re­ment Bruxelles, compte un nombre très impor­tant de sta­tues à la gloire des colo­ni­sa­teurs et de Léo­pold II, c’est parce que les auto­ri­tés et de nom­breuses entre­prises pri­vées qui béné­fi­ciaient direc­te­ment de la colo­ni­sa­tion se sont lan­cées dans une véri­table cam­pagne de pro­pa­gande visant à convaincre la popu­la­tion du bien­fon­dé de « l’entreprise colo­niale », alors que l’opinion y était plu­tôt rétive et on sait en par­ti­cu­lier qu’à sa mort, Léo­pold II était loin d’être popu­laire. Le tour­nant du XIXe siècle et du XXe siècle a été l’occasion d’une véri­table sta­tuo­ma­nie à la belge, les monu­ments éri­gés tour­nant autour de trois thé­ma­tiques. La pre­mière étant « la gloire de l’empire », qu’incarnent assez bien les sta­tues de Leo­pold II : il s’agissait de don­ner l’impression que la Bel­gique était une véri­table puis­sance inter­na­tio­nale et d’inspirer un sen­ti­ment d’appartenance à « l’empire belge » dans la popu­la­tion. La seconde étant le récit libé­ra­teur et civi­li­sa­teur : la colo­ni­sa­tion a été légi­ti­mée par la « lutte contre l’esclavage » et les sta­tues des mili­taires, auteurs pour cer­tains de véri­tables mas­sacres, servent pré­ci­sé­ment à appuyer ce récit. La troi­sième étant celle de l’exotisme, qui trans­pa­rait d’une série de motifs carac­té­ris­tiques du style colo­nial, avec les ani­maux, les fruits, etc. Il y a un lien entre ces sta­tues et le zoo humain de Ter­vue­ren en 1897 où l’on a expo­sé des Congo­lais for­cés à res­ter dans « le vil­lage nègre » par les mili­taires qui les enca­draient : il s’agit de mon­trer des « étran­ge­tés » ser­vant à la fois à diver­tir le public et, simul­ta­né­ment, à incul­quer le carac­tère infé­rieur des modes de vie des Congolais.

Un lourd passé qui hante toujours nos sociétés

De nos jours, la ques­tion se pose en d’autres termes, car il n’est plus ques­tion de l’édification dans l’espace public de nou­veaux sym­boles glo­ri­fiant la colo­ni­sa­tion ; de ce point de vue d’ailleurs, l’inauguration du square Lumum­ba à Bruxelles en 2018, si elle reste un geste iso­lé pour le moment, n’en marque pas moins une rup­ture. En revanche, le main­tien de la plu­part des sym­boles coloniaux[Le trans­fert vers le musée royal de l’Afrique cen­trale à Ter­vu­ren du buste du géné­ral Storms situé à Ixelles fait figure d’exception.]] implique, lui aus­si, des choix qui ne sont pas neutres. Mais quelle signi­fi­ca­tion peuvent encore véhi­cu­ler en 2020 ces sym­boles d’un pas­sé deve­nu rela­ti­ve­ment loin­tain ? On peut en pro­po­ser de très nom­breuses, mais nous pen­sons qu’elles doivent inté­grer deux élé­ments contex­tuels qui nous semblent inévi­tables : d’abord, la nature des rela­tions qu’entretiennent la Bel­gique et la Répu­blique démo­cra­tique du Congo (RDC) désor­mais indé­pen­dante (et de manière géné­rale, les rela­tions entre les anciennes puis­sances colo­ni­sa­trices et les ter­ri­toires qu’elles occu­paient); ensuite, la place qu’occupent désor­mais les Belgo-Congolais·es (et les Afro-descendant·e·s de manière géné­rale) au sein de la socié­té belge9.

Les rela­tions éta­tiques bel­go-congo­laises sont mar­quées par une pro­fonde asy­mé­trie, la Bel­gique exer­çant tou­jours une influence, plus ou moins intense selon les périodes, en matière poli­tique et éco­no­mique sur son ancienne colo­nie. On peut, par exemple, noter la pré­sence, certes décli­nante depuis l’indépendance, mais tou­jours impor­tante, d’industriels belges qui pèsent d’un poids cer­tain dans l’économie congo­laise10. Si des entre­prises congo­laises inves­tissent éga­le­ment en Bel­gique, leur poids rela­tif dans l’économie belge est néan­moins sans com­mune mesure. Sur le plan poli­tique, la dis­pro­por­tion est appa­rue avec le plus grand éclat à la fin des années 2000, lorsqu’un ancien ministre belge des Affaires étran­gères a décla­ré au gou­ver­ne­ment congo­lais que « les 200 mil­lions de dol­lars que nous vous don­nons au titre de l’aide nous donnent un “droit de regard moral” sur votre poli­tique11 », exi­geant dans la fou­lée que le gou­ver­ne­ment soit rema­nié tout en étant tenu infor­mé au préa­lable des chan­ge­ments opé­rés. Certes ces pro­pos, très expli­cites quant aux enjeux autour de l’aide au déve­lop­pe­ment qu’apporte la Bel­gique au Congo, émanent d’une per­son­na­li­té poli­tique cli­vante ; ils ont d’ailleurs sus­ci­té des cri­tiques au sein de la classe poli­tique belge, sur­tout fran­co­phone, y com­pris au sein de la majo­ri­té de l’époque. Mais ils reflètent en des termes très crus des rap­ports de domi­na­tion, voire de pré­da­tion, que divers acteurs tant privés[La ques­tion des res­sources minières des pro­vinces orien­tales du Kivu en est une illus­tra­tion, voir Vivien R., Muken­di L., Nzu­zi V. et Dye A., « La guerre à l’Est de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo est une guerre éco­no­mique inter­na­tio­nale », Les autres voix de la pla­nète, n° 41, p. 5 – 7.]] que publics12 exercent à l’encontre de la RDC. D’ailleurs, ose­rait-on seule­ment ima­gi­ner des per­son­na­li­tés poli­tiques congo­laises appor­ter une aide à leurs homo­logues belges pour dénouer les nom­breuses crises de for­ma­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral que l’on a connues ?

Quant à la place qu’occupent les Belgo-Congolais·es dans la socié­té belge, elle se carac­té­rise par de fortes inéga­li­tés et une rela­tive mar­gi­na­li­sa­tion sociale. Mais contrai­re­ment à d’autres groupes mar­gi­na­li­sés, les Afro-descendant·e·s pré­sentent la par­ti­cu­la­ri­té d’avoir un niveau d’éducation moyen supé­rieur à la moyenne natio­nale (60% sont en pos­ses­sion d’un diplôme de l’enseignement supé­rieur) alors même que leur taux de chô­mage est quatre fois supé­rieur à la moyenne belge13.

En gar­dant à l’esprit ces deux élé­ments contex­tuels, reti­rer les sym­boles de la colo­ni­sa­tion de l’espace public ou même sim­ple­ment se poser sérieu­se­ment la ques­tion de l’opportunité de leur main­tien revient sans doute à recon­naitre taci­te­ment l’existence d’un lien entre ce pas­sé colo­nial et l’état actuel des choses. Il implique d’envisager la pos­si­bi­li­té même d’un déca­lage entre les valeurs démo­cra­tiques et de droits humains que nous pro­cla­mons, et la réa­li­té poli­tique et sociale d’une socié­té inéga­li­taire. Lais­ser ces reliques en place per­met d’éviter de remuer un pas­sé peu glo­rieux et d’éviter la confron­ta­tion aux thèses qui sou­tiennent que les inéga­li­tés et les dis­cri­mi­na­tions racistes sont struc­tu­relles et qu’elles s’ancrent pro­fon­dé­ment dans l’Histoire de notre pays. Fina­le­ment, le débat actuel montre sans équi­voque qu’il existe bel et bien une cer­taine conti­nui­té, par-delà les évo­lu­tions qui n’ont pas man­qué de se pro­duire, dans les rap­ports de domi­na­tion pas­sés et pré­sents. Que le meurtre de George Floyd aux États-Unis ait ravi­vé les ten­sions et débats autour de la colo­ni­sa­tion n’en est-il pas une illus­tra­tion d’ailleurs ?

En ce sens, don­ner du cré­dit aux demandes de retrait des sym­boles colo­niaux implique sans doute d’amorcer un engre­nage, la recon­nais­sance des abus du pas­sé étant sus­cep­tible d’entrainer un débat plus large sur les trans­for­ma­tions que la socié­té devrait opé­rer pour être plus conforme aux valeurs qu’elle se donne. Consi­dé­rer ces demandes per­met sans doute d’encourager et ren­for­cer les reven­di­ca­tions pour une socié­té éga­li­taire débar­ras­sée de tout racisme envers les uns, et donc de tout pri­vi­lège au béné­fice des autres… N’est-ce pas fina­le­ment ce qui fait peur à celles et ceux qui s’opposent à l’idée même d’envisager le retrait des sym­boles colo­niaux dans l’espace public ?

Bien enten­du, les sym­boles his­to­riques qui font réfé­rence à des régimes poli­tiques vio­lents et domi­na­teurs ne manquent pas. Mais son­ge­rait-on, par exemple, à déman­te­ler des sta­tues de la Grèce antique parce qu’elles glo­ri­fie­raient un régime où l’esclavage était un pilier du sys­tème poli­tique et social ? Sans doute que non, car les descendant·e·s d’esclaves de la Grèce antique, pour peu qu’il·elle·s soient iden­ti­fiables aujourd’hui, ne forment pas un groupe sys­té­ma­ti­que­ment stig­ma­ti­sé et dis­cri­mi­né dont l’image dépré­cia­tive se serait construite à par­tir de la per­pé­tua­tion des repré­sen­ta­tions en cours à l’époque antique.

Dans ce débat, un ques­tion­ne­ment est appa­ru à la suite de la contri­bu­tion d’historiens fran­çais : « n’y aurait-il pas tout de même une forme d’anachronisme à juger les actes du pas­sé à l’aune des valeurs actuelles ? ». Cela revient à se poser la ques­tion sui­vante : la colo­ni­sa­tion ne revê­tait-elle pas à l’époque un carac­tère de nor­ma­li­té dans une Europe où de très nom­breuses nations s’y sont adon­nées ? Ce serait cepen­dant oublier que les valeurs de droits humains ne sont pas des créa­tions récentes sor­ties de nulle part et sans his­toire. Dès la fin du XVIIIe siècle, les révo­lu­tions fran­çaises et amé­ri­caines ont pro­cla­mé que tous les hommes naissent libres et égaux en droit. Comme nous l’avons évo­qué, la pro­pa­gande colo­niale elle-même ne sem­blait pas en igno­rer l’existence ; l’entreprise colo­niale n’était pas pré­sen­tée telle qu’elle se pro­dui­sait réel­le­ment, avec son lot de vio­lence et de coer­ci­tion, mais plu­tôt sous les ori­peaux d’une mis­sion civi­li­sa­trice. Si la « nor­ma­li­té » des valeurs de l’époque colo­niale était celle de la domi­na­tion et de la sou­mis­sion par la vio­lence, pour­quoi les auto­ri­tés cher­chaient-elles alors à cacher la réa­li­té des exac­tions com­mises en déployant tout un atti­rail de dis­cours sur les ver­tus libé­ra­trices et moder­ni­sa­trices de la colonisation ?

Conclusion

Alors faut-il ou non débou­lon­ner les sta­tues ? Le débat ne peut évi­dem­ment se limi­ter à une for­mule toute faite. Les enjeux dépassent ces seuls ves­tiges du pas­sé, ce sont aus­si les rap­ports que notre socié­té entre­tient avec la RDC et les Belgo-Congolais·es qui sont en jeu. Mais refu­ser pour autant d’entendre la ques­tion et d’en envi­sa­ger la pos­si­bi­li­té revien­drait à nier la néces­si­té de pen­ser et lut­ter contre les rap­ports sociaux de domi­na­tion14. Or réflé­chir à la confi­gu­ra­tion de l’espace public, notam­ment à tra­vers les sym­boles qui s’y donnent à voir au regard de tout·e·s, consti­tue un ter­rain pro­pice pour abor­der la ques­tion. Il consti­tue aus­si une excel­lente occa­sion de pen­ser l’espace public comme bien com­mun, qui ne serait donc plus la pro­prié­té sym­bo­lique exclu­sive des un·e·s au détri­ment des autres15, mais dont l’élaboration implique que soient mises à éga­li­té toutes les com­po­santes de la société.

  1. Rin­ghel­heim S., « Dégra­da­tions de bustes de sou­ve­rains : des bourg­mestres demandent un débat natio­nal », site de BX1, 12 juin 2020.
  2. Dépêche Bel­ga, « Une sta­tue de Léo­pold II dégra­dée au Musée de l’Afrique à Ter­vu­ren », site de la RTBf, 4 juin 2020.
  3. Leclercq V., « Déco­lo­ni­sa­tion : les poli­tiques bruxel­lois prennent posi­tion face au pas­sé colo­nial », site de BX1, 24 juin 2020.
  4. Ber­li­ner D., Perdre sa culture, Zones sen­sibles, Bruxelles, 2018.
  5. Lau­ro A. et Hen­riet B., « Dix idées reçues sur la colo­ni­sa­tion belge », Carte blanche, Le Soir, 8 mars 2019.
  6. Pour un aper­çu de ces sym­boles dans l’espace public bruxel­lois, voir Jacobs T., « Empreintes du Congo belge dans l’espace public bruxel­lois », Bruxelles en mou­ve­ment, n° 297, 2018, p. 13 – 16.
  7. Jac­que­min J.-P., « Les Congo­lais dans la Bel­gique “impé­riale”», dans Ban­cel N. et al. (Eds), Zoos humains. Au temps des exhi­bi­tions humaines, Paris, La décou­verte, 2004, p. 253 – 258.
  8. Sta­nard M. G., « Apprendre à aimer un fan­tôme : pro­pa­gande pro-impé­riale, mémoire de Léo­pold II et culture colo­niale en Bel­gique (1880 – 1960)», dans Lorin A. et Taraud C. (Eds), Nou­velle his­toire des colo­ni­sa­tions euro­péennes (XIXe-XXe siècles). Socié­tés, cultures, poli­tiques, Paris, Presses uni­ver­si­taires de France, 2013, p. 53 – 64.
  9. Cf. le dos­sier « Han­tise (dé)coloniale », La Revue nou­velle, n° 1/2018.
  10. Réin­ven­ter les rela­tions bel­go-congo­laises. Une ambi­tion des nou­velles géné­ra­tions. Rap­port à la fon­da­tion Roi Bau­douin, juin 2014.
  11. Brae­ck­man C., « Le “droit de regard moral” des Belges est récu­sé », Le car­net de Colette Brae­ck­man, 25 mai 2008.
  12. La dette consti­tue, par exemple, pour le FMI un puis­sant levier poli­tique envers la Répu­blique démo­cra­tique du Congo, voir Nzu­zi V., Muken­di L. et Péroches A. « Le poids de la dette en RDC », site du CADTM, 30 aout 2019.
  13. Zoom. Des citoyens aux racines afri­caines : un por­trait des Bel­go-Congo­lais, Bel­go-Rwan­dais et Bel­go-Burun­dais, Fon­da­tion Roi Bau­douin, novembre 2017.
  14. Robert M.-T., « Déco­lo­ni­ser l’espace public pour lut­ter contre le racisme », Carte blanche, Le Soir, 2 novembre 2018.
  15. Près de trois-quart des Afro-descendant·e·s en Bel­gique estiment, en effet, que la ques­tion colo­niale est trop absente du débat public, voir Zoom. Des citoyens aux racines afri­caines…, op. cit.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).

Azzedine Hajji


Auteur

Azzedine Hajji est codirecteur de {La Revue nouvelle}, assistant-doctorant en sciences psychologiques et de l’éducation à l’université libre de Bruxelles. Il a été auparavant professeur de mathématiques dans l’enseignement secondaire, et psychopédagogue en Haute École dans le cadre de la formation initiale d’enseignant·e·s du secondaire. Ses sujets de recherche portent principalement sur les questions d’éducation et de formation, en particulier les inégalités socio-scolaires dans leurs dimensions pédagogiques, didactiques et structurelles. Les questions de racialité et de colonialité constituent également un objet de réflexion et d’action qui le préoccupent depuis plus de quinze ans.