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Suspicion et criminalisation des chômeurs
L’adoption par des gouvernements de gauche de mesures qui ciblent particulièrement les sans-emplois signe la faillite idéologique et politique de la gauche européenne et, plus largement, de la social-démocratie. Malgré la crise des crédits hypothécaires et ses effets désastreux, le néolibéralisme renforce son triomphe idéologique et son emprise sur les politiques économiques du monde occidental parce que la criminalisation des chômeurs et des pauvres est une résurgence contemporaine d’une vieille idée de la pensée libérale du XVIIIe siècle.
Alors que c’est la pensée économique libérale que l’on trouve à l’origine de la crise des crédits hypothécaires dont les répliques se font toujours sentir dans de nombreux pays et grands ensembles, notamment via une croissance en berne et un chômage au zénith, le paradoxe conjoncturel du moment peut se résumer au fait que c’est de nouveau la pensée économique libérale qui mène la danse au sein de nombreux gouvernements européens.
Le fait que certains gouvernements soient de gauche comme en France ou de centre droit comme en Belgique ne semble rien changer au traitement réservé aux chômeurs. L’assurance chômage, déficitaire compte tenu de l’explosion du nombre de chômeurs, est devenue la cible de plusieurs réformes et propositions. En Belgique par exemple, les chômeurs devront effectuer des travaux d’intérêt général, principale annonce de la Suédoise, nouveau gouvernement belge de centre droit, à l’encontre des sans-emplois.
Dans une conjoncture économique morose produisant difficultés financières et souffrances psychologiques pour les chômeurs, ces mesures font certainement bondir plusieurs Européens surpris que leur statut très souvent peu enviable soit quasiment criminalisé tant on sait que les travaux d’intérêt général correspondent parfois à une sanction pénale, et que des soupçons de tricherie et de désinvolture dans la recherche d’un emploi ne sont pas absents des propositions de réformer l’assurance chômage. Celle-ci est pourtant un stabilisateur automatique, c’est-à-dire un instrument économique dont les recettes augmentent avec la masse salariale en période de prospérité et dont les déficits en période économique difficile permettent de soutenir la demande des sans-emplois via leur consommation, ce qui autrement serait impossible et renforcerait la déprime économique ambiante. Qui plus est, l’atonie de la croissance européenne semble entretenue par une très faible demande, étant donné que la politique de l’argent bon marché menée par Mario Draghi à la BCE n’arrive pas à relancer l’économie européenne.
Au commencement était la philosophie politique
En effet, avant l’avènement et le triomphe de l’économie politique au XVIIIe siècle, la pauvreté fut surtout analysée par la philosophie politique. En 1697, le philosophe John Locke présenta un rapport au ministère du Commerce et des Colonies en réponse à la question « Comment mettre les pauvres au travail, selon quelles méthodes et quels moyens ? ». Les propositions de Locke ont pour noms, droit à l’assistance, travail forcé et maison de correction. Surtout il ne peut y avoir de charité avant d’avoir été obligé de travailler. Dans Le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), Jean-Jacques Rousseau va mettre un bémol aux recommandations de John Locke en soutenant qu’en dehors des inégalités naturelles contre lesquelles on ne peut pas grand-chose, les inégalités sociales, car construites, doivent avoir un destin politique. Selon lui, l’apparition de la propriété privée, cause première des inégalités sociales, est aussi le moment où l’homme bascule dans la vie politique avec la naissance d’une société civile. C’est à celle-ci de résoudre ce problème via le contrat social.
Moralisme et naturalisme libéral : Smith et Malthus
L’économie politique va ensuite dominer cette question. Elle ne cherchera plus quel programme politique mettre en place pour résoudre le problème des pauvres, mais quelle est la mesure palliative compatible avec le bon fonctionnement des lois naturelles de l’économie. De ce fait, dans La théorie des sentiments moraux (1759), Adam Smith pense comme Mandeville que « La richesse consiste dans une multitude de pauvres au travail », même forcé. Par la suite, Thomas Robert Malthus publia en 1798 son Essai sur le principe de la population en tant qu’il affecte l’amélioration future de la société. Sa conclusion est que l’inégalité dans la croissance démographique et la croissance économique, la première étant supérieure à la seconde, s’explique finalement par le fait que nourrir les pauvres coute cher et fait baisser la croissance économique autant que la hausse du prix des ressources qu’entraine la pression de la population pauvre sur les ressources disponibles, mais limitées : la redistribution en faveur des pauvres accentue donc le problème sans le résoudre car, le lit du pauvre étant fécond, la reproduction biologique exubérante qui en résulte est réactivée et maintenue à flot par les aides sociales.
David Ricardo ou le conservatisme via un libéralisme décomplexé
David Ricardo, homme d’affaires avant d’élaborer l’économie politique, sera encore plus insensible envers la souffrance des pauvres. Il proposa une abolition pur et simple des poor laws qui venaient en aide aux indigents, chômeurs et démunis : « Aucun projet d’amendement des lois sur les pauvres ne mérite la moindre attention s’il ne vise, à terme, leur abolition. ».
En s’adossant aux travaux de Malthus, Ricardo soutient que les aides aux pauvres augmentent leur taux de fécondité car ces aides, accordées au prorata du nombre d’enfants en charge, incitent à en faire de plus en plus, ce qui appauvrit la société car l’aide épouse cette tendance haussière permanente. Il en résulte deux conséquences qui appauvrissent les travailleurs. Premièrement, les aides aux travailleurs entrainent une baisse du salaire naturel en deçà du niveau nécessaire à la subsistance parce que les patrons savent que les pauvres (travailleurs) sont aidés. D’où un salaire qui ne joue plus son rôle régulateur du marché du travail par confrontation d’une offre et d’une demande de travail. Deuxièmement, la hausse du taux de fécondité que les aides induisent chez les pauvres augmente l’offre de travail des ménages, ce qui entraine une tendance baissière supplémentaire sur les salaires. Ces deux dynamiques mènent à l’appauvrissement des salariés. Ricardo ne fait donc pas de recommandation morale.
Dans Principes de l’économie politique et de l’impôt publié en 1817, Ricardo ne nie pas la réalité de l’inégalité de rémunération entre travailleurs, rentiers et capitalistes, mais reconnait sa nécessité pour le bon fonctionnement des lois économiques naturelles du marché car cette inégalité profite finalement à tous. Il définit ce qu’il faut faire, mieux, ce qu’il ne faut pas faire pour ne pas contrarier les lois économiques naturelles. Si nous confrontons cette analyse ricardienne au point de vue de Rousseau sur les inégalités, il apparait que Ricardo ne distingue pas inégalités naturelles et inégalités construites. Dans le cadre de sa réflexion, il distingue deux types de pauvres : les salariés et les indigents. Les premiers sont les premières victimes des poor laws et deviennent, si ces lois ne sont pas abolies, des indigents potentiels. Il faut donc abolir les lois d’aides aux pauvres afin que les capitalistes élèvent le salaire naturel et améliorent la vie des salariés1. In fine, Ricardo ne voit aucune solution pour les indigents. Il les considère comme constituant le niveau de pauvreté incompressible dans toute société étant donné qu’aucune politique économique ne peut en venir à bout sans faillir au principe de non-contradiction des lois économiques naturelles. Le destin économique des pauvres remplace donc leur destin politique. Il se joue chez Ricardo dans un marché du travail qui, parce que non contrarié par des aides aux pauvres et aux indigents, permet aux travailleurs de percevoir des salaires naturels plus élevés. D’où sa fidélité à une économie politique qui non seulement réduit le problème des inégalités à celui de la pauvreté matérielle, mais aussi fait de l’économie formelle la valeur suprême à laquelle la société doit se soumettre même s’il faut pour cela sacrifier les indigents en les laissant mourir.
L’hétérodoxie, la révolution, la réforme et l’interventionnisme : Walras, Marx et Keynes
Les hétérodoxes vont ensuite prendre le relai en élargissant le débat vers la question des inégalités. Pour Karl Marx, seule la critique ne peut venir à bout du capitalisme, système que Ricardo lui-même reconnait tendre vers un état stationnaire sans annulation des inégalités entre rentiers, salariés et capitalistes : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c’est de le transformer », dit Karl Marx dans L’idéologie allemande. Dans une Angleterre, laboratoire grandeur nature des désastres humains et sociaux du capitalisme exacerbé de la deuxième révolution industrielle, Marx montre que l’exploitation continue des travailleurs par les capitalistes motivés viscéralement par l’augmentation de la plus-value, est consubstantielle au mode de production capitaliste dont la principale caractéristique est « la production de plus-value (qui implique la conservation de la valeur avancée au début)». Il en résulte non seulement une exploitation du prolétariat (la puissance de travail) par le capital, mais aussi une exploitation de la société tout entière par les capitalistes qui rémunèrent le travail social2 en dessous de sa valeur objectivée, les marchandises et services qui font l’objet de transactions. Même si certains résultats de Marx sont très proches de ceux de Ricardo (le travail comme fondement de la valeur) et de Smith (la recomposition du mode de production capitaliste par extension permanente des marchés), il semble plus proche de l’analyse de Jean-Jacques Rousseau en ce sens que c’est la société, responsable des inégalités entre capital et prolétariat, qui doit aussi trouver les voies et moyens de les combattre.
L’originalité de regard de Léon Walras tient au fait que quoique faisant œuvre de science, comme Ricardo et Marx, il conçoit l’économie politique comme une discipline dont l’objet est la richesse sociale. Il la conçoit aussi de façon composite : l’échange qui est une affaire de science pure basée sur les mathématiques, la production régulée par le principe d’efficience et la répartition qui dépend de la justice. Ces trois dimensions sont respectivement étayées dans Les éléments d’économie politique pure (1874), les Études d’économie politique appliquée (1898) et les Études d’économie sociale (1896). Cette décomposition permet à Walras de laisser la place à l’intervention sociétale dans la vie économique afin de corriger les inégalités via la justice, ce que ne pouvaient faire ni Marx trop ambitieux ni Ricardo impuissant devant la préséance des lois économiques naturelles sur les poor laws.
Le libéralisme économique modéré de John Maynard Keynes va, quant à lui, se préoccuper beaucoup plus du chômage dont les statistiques vont au-delà des 20% au lendemain de la crise de 1929 : les pauvres ne sont plus les travailleurs par rapport aux rentiers et aux capitalistes, mais désormais les chômeurs. Le chômage de masse induisant une pauvreté de masse par hausse du nombre de chômeurs, et le rapport salarial étant le principal facteur de sécurisation dans les sociétés modernes, Keynes va essayer de proposer un paradigme de sortie des désarrois inhérents à la grande dépression : désarroi social (délabrement patrimonial), désarroi disciplinaire (on ne croit plus en la science économique), désarroi politique (les hommes politiques sont traités d’incapables) et désarroi sociétal (le capitalisme est mis en doute par une crise qui semble annoncer le triomphe du raisonnement marxiste). La Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie qu’il publie en 1936 est à la fois une critique des lois économiques naturelles, une méthode d’analyse et une prise de position politique : que l’on demande aux chômeurs de creuser des trous et de les reboucher afin qu’ils soient payés et puissent consommer pour faire tourner l’économie. Friedrich Von Hayek, ultralibéral fut contre, non seulement les prescriptions keynésiennes qui pour lui annonçaient le communisme, mais également les syndicats accusés d’empêcher un jeu libre des offres et des demandes de travail au sein du marché du travail tout en mettant le pouvoir politique dans la rue.
Quelques hétérodoxes contemporains
De nos jours, Amartya Sen qui a observé la pauvreté en Inde insiste beaucoup sur le fait que ce sont les contraintes négatives sur les droits et les capacités d’accès des personnes qui empêchent un fonctionnement correct des marchés et excluent ainsi les populations les plus pauvres de l’accès à la nourriture via l’échange quand, dans Le prix de l’inégalité (2012) Joseph Stiglitz met en avant le cout des inégalités sous formes de crises économiques, de faillites, de crises politiques et d’anomie sociétale comme celles induites par les révolutions arabes. En 2012, Abhijit Banerjee et Esther Duflo publient Repenser la pauvreté. Ils soutiennent contre Jeffrey Sachs3 (il faut augmenter l’aide au développement), contre William Easterly4 (il faut supprimer l’aide au développement) et contre Dambisa Moyo5 (l’aide au développement est inutile et ravageuse) que la lutte contre la pauvreté peut être un succès si on identifie précisément les problèmes qui la causent et la meilleure façon d’utiliser l’aide au développement.
Dans la même veine, mais avec un point focal sur les inégalités de patrimoines, Le capital au XXIe siècle, ouvrage majeur que publie Thomas Piketty en 2013, montre, en dehors des spécificités sur la trajectoire des inégalités liées à la personnalité historique des pays, et hormis des points positifs sur la convergence des revenus annuels par tête et des connaissances entre les pays du Nord, que la thèse de la convergence défendue depuis 1950 par la courbe en U renversé de Kuznets ne se vérifie pas dans les pays et globalement. Avec un taux de croissance plus faible que le rendement du capital, les inégalités s’acheminent au Nord vers un niveau plus profond qu’au XXe siècle car le capitalisme actuel combine les inégalités arbitraires du patrimoine et les inégalités de revenus basées sur une fausse méritocratie suivant laquelle les plus performants sont mieux rémunérés par le marché du travail. En conséquence, les pauvres et les précaires deviennent responsables de leur situation car il dépend d’eux, d’après la pensée néolibérale, de devenir productifs et de gagner plus.
Il faut mieux contrôler les chômeurs, les chômeurs sont des tricheurs, les chômeurs coutent cher à la collectivité, il faut que les gens paient pour avoir la vraie valeur des choses, les sans-emplois préfèrent un chômage de confort au travail, les pauvres consomment ce qu’ils gagnent et seuls les riches investissent ce qu’ils gagnent, sont quelques-unes des idées inoxydables héritées de cette trajectoire de la pensée économique libérale sur les pauvres. Il en résulte un climat de méfiance et de suspicions envers les plus vulnérables de nos sociétés en les soupçonnant d’être de mauvais citoyens là où seul le chef d’entreprise devient le citoyen modèle car c’est lui qui seul créerait la richesse quand les chômeurs la consommeraient uniquement. Plusieurs gouvernements européens se situent dans cette filiation intellectuelle et donnent raison à John Maynard Keynes qui disait : « Les idées des économistes et des philosophes politiques, qu’elles soient correctes ou non, sont plus puissantes que ce que l’on pense généralement. En réalité, elles dirigent le monde ou peu s’en faut. Les hommes d’action, qui pensent être dénués d’influence intellectuelle, sont en général les esclaves de quelque économiste défunt. »
- Parlant de l’état de nature, celui de Ricardo, compte tenu du respect indéfectible qu’il souhaite des lois économiques naturelles, serait plutôt de type hobbesien où l’homme est un loup pour l’homme et non de type rousseauiste.
- Pour Marx, la valeur de la marchandise est une réalité purement sociale et le travail qui en constitue le fondement, « un feu vivant qui transforme la matière ».
- 2005, The end of poverty : Economic possibilities for our time, Penguin Press.
- 2009, Le fardeau de l’homme blanc : l’échec des politiques occidentales d’aide aux pays pauvres, trad. de P. Hersant et S. Kleimann-Lafon, éditions M. Haller.
- 2009, L’aide fatale : les ravages d’une aide inutile et de nouvelles solutions pour l’Afrique, trad. De A. Zavriew, J.‑Cl. Lattès.