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Survivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résistance et le salut de nos âmes, de Jean-Michel Chaumont

Numéro 2 - 2018 par Pierre Étienne Vandamme Danielle Zwarthoed

avril 2018

Il arrive que des cir­cons­tances deve­nues de plus en plus excep­tion­nelles nous placent devant un choix ter­rible : sau­ver notre vie ou notre âme. C’est le choix auquel ont été notam­ment confron­tés les résis­tants arrê­tés et tor­tu­rés par les nazis, ain­si que les Juifs à qui furent confiées des tâches d’«administration » de l’holocauste dans les camps d’extermination. […]

Un livre

Il arrive que des cir­cons­tances deve­nues de plus en plus excep­tion­nelles nous placent devant un choix ter­rible : sau­ver notre vie ou notre âme. C’est le choix auquel ont été notam­ment confron­tés les résis­tants arrê­tés et tor­tu­rés par les nazis, ain­si que les Juifs à qui furent confiées des tâches d’«administration » de l’holocauste dans les camps d’extermination.

La morale de l’honneur, qui nous enjoint de résis­ter à tout prix ou choi­sir la mort pour sau­ver nos âmes, fait l’objet de cet ouvrage1 abon­dam­ment docu­men­té où la socio­lo­gie his­to­rique ren­contre la phi­lo­so­phie morale. Jean-Michel Chau­mont s’attache à recons­truire les sys­tèmes nor­ma­tifs expli­cites ou impli­cites qui ont, par le pas­sé, expli­qué cer­taines réac­tions morales à l’égard des com­por­te­ments des vic­times pla­cées dans des situa­tions extrêmes : tor­ture, camps de concen­tra­tion et d’extermination, viol. Il y a quelques décen­nies encore, le dis­cré­dit jeté aujourd’hui sur le blâme aux vic­times n’avait guère cours. Le fait d’être pla­cé dans une situa­tion extrême, une situa­tion où, sou­vent, la seule alter­na­tive à la répu­dia­tion des enga­ge­ments et des liens les plus sacrés est la mort, ne suf­fi­sait pas à dis­cul­per. En socio­logue, J.-M. Chau­mont montre de façon convain­cante que les com­por­te­ments des res­ca­pés2 de la vio­lence extrême ont été jugés, éva­lués par leurs contem­po­rains, et ce à l’aune d’une éthique de l’honneur qu’il s’efforce de reconstruire.

C’est ce que montrent les résul­tats d’une enquête fas­ci­nante qui se joue en trois actes, le pre­mier dans les archives du Par­ti com­mu­niste belge (PCB) au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale, le second dans les camps de concen­tra­tion et d’extermination nazis, où les Son­der­kom­man­dos ont été entrai­nés dans la Solu­tion Finale, le troi­sième don­nant la parole aux sur­vi­vantes du viol à tra­vers les âges, de la Lucrèce de l’His­toire Romaine de Tite-Live aux témoi­gnages contem­po­rains d’Alice Sebold, Vir­gi­nie Des­pentes ou Caro­line Lamarche.

La morale de l’honneur pour comprendre les réactions morales à l’égard des survivants

Face à la torture

Avant même la fin de la Seconde Guerre mon­diale, la direc­tion du PCB, à l’instar de ses homo­logues dans les autres pays, avait sol­li­ci­té de ses mili­tants et sym­pa­thi­sants enga­gés dans la résis­tance et res­ca­pés des pri­sons et des camps nazis une jus­ti­fi­ca­tion de leur conduite lors de leur empri­son­ne­ment, et en par­ti­cu­lier sous la tor­ture. Les rela­tions rédi­gées en appli­ca­tion de cette direc­tive sont remar­quables à plus d’un titre. Non seule­ment les mili­tants ain­si sol­li­ci­tés semblent, pour la plu­part, s’être astreints sans sour­ciller à cette exi­gence de jus­ti­fi­ca­tion, mais de plus, tant la viva­ci­té des sou­ve­nirs que la sin­cé­ri­té rela­ti­ve­ment excep­tion­nelle des décla­ra­tions en font des sources pré­cieuses pour le cher­cheur. Le drame a pour cadre la for­te­resse de Breen­donk et se joue autour du fameux com­pro­mis du 23 juillet 1943 qui vit quatre des prin­ci­paux diri­geants du PCB pas­ser un mar­ché avec la Sipo‑D (mieux connue sous le nom de Ges­ta­po): ils acce­ptèrent d’inciter les autres pri­son­niers à ces­ser le com­bat et à livrer ce qu’ils savaient, pour sau­ver « la vie de nom­breux cama­rades », mais aus­si la leur.

Au tra­vers de rela­tions où les récits de tor­ture laissent sou­vent sans voix, se recons­ti­tuent len­te­ment les faits, se des­sine une typo­lo­gie des atti­tudes où l’on dis­tingue les « incor­rup­tibles » des « péni­tents », des « désho­no­rés » (qui acce­ptèrent le com­pro­mis) et des « déver­gon­dés » (qui, à l’inverse des péni­tents et des désho­no­rés acca­blés de remords, font figure de traitres décom­plexés). On y apprend que les sanc­tions encou­rues par ceux qui n’avaient pu se plier à l’obligation de ne rien dire sous la tor­ture étaient sévères : les exclu­sions du Par­ti étaient annon­cées dans la presse clan­des­tine, les contacts des exclus avec les autres membres étaient inter­dits ; les déte­nus ont par­fois fait jus­tice eux-mêmes dans les camps en liqui­dant les traitres. Preuve sup­plé­men­taire, s’il en est, que même dans ces cir­cons­tances extrêmes, les atti­tudes, actions et com­por­te­ments ont été jugés, mora­le­ment et socialement.

On y apprend aus­si que la ruse com­pro­met. Ceux qui acce­ptèrent de pas­ser un mar­ché avec l’ennemi, croyant ou vou­lant croire que gagner du temps per­met­trait de sau­ver des vies, se sont presque tou­jours irré­mé­dia­ble­ment com­pro­mis. Ce n’est pas seule­ment parce que la ruse est sou­vent inef­fi­cace face à un enne­mi puis­sant et extrê­me­ment bien équi­pé pour sou­ti­rer des infor­ma­tions. C’est aus­si parce que la ruse sème irré­mé­dia­ble­ment le doute dans les esprits, entache les actions d’équivoque, brouille la fron­tière entre ami et enne­mi. Pour qui tra­vaille celui qui ruse ? Pour l’ennemi, comme il l’affirmait à Breen­donk ? Pour les cama­rades qu’il essaie, dit-il, de sau­ver ? Pour lui-même, pour pro­lon­ger sa vie de quelques ins­tants et pro­fi­ter de condi­tions de déten­tion plus confor­tables ? Ceux qui rusent finissent sou­vent eux-mêmes par ne plus s’y retrou­ver. Reste alors cette ques­tion, la ques­tion d’Adèle, tor­tu­rée à Breen­donk : quel modèle de com­por­te­ment, quelle édu­ca­tion seraient assez puis­sants pour sur­mon­ter l’instinct de conservation ?

Dans les camps

La morale de l’honneur n’était pas spé­ci­fique aux orga­ni­sa­tions com­mu­nistes. J.-M. Chau­mont montre que, jusqu’à la fin des années 1960, elle a gui­dé les réac­tions morales aux com­por­te­ments des sur­vi­vants des camps nazis : les pri­son­niers poli­tiques comme les Juifs vic­times de la Shoah. Deux fils direc­teurs per­mettent d’appréhender ce phé­no­mène : le par­cours du poète Abbe Kov­ner et la contro­verse autour de Treblinka.

« N’allons pas comme des mou­tons à l’abattoir ! », écrit Kov­ner dans un tract de 1941 appe­lant les Juifs du ghet­to litua­nien de Vil­na à la résis­tance. Peu répondent à l’appel ; beau­coup nour­rissent l’espoir, hor­ri­ble­ment démen­ti par la suite, d’avoir la vie sauve en échange de leur contri­bu­tion à l’effort de guerre alle­mand. En 1945, l’analyse de Kov­ner est sombre. En entre­te­nant en chaque indi­vi­du l’illusion qu’il pour­rait être un des rares sur­vi­vants, les nazis sont par­ve­nus à détruire les liens fra­ter­nels ; les paris indi­vi­duels sur la sur­vie se sont trans­for­més en une « marche gré­gaire » vers la mort. Kov­ner sou­ligne que ceux qui ont résis­té n’ont pas tant com­bat­tu pour sau­ver des vies (la leur ou celle des autres) que pour sau­ver l’honneur et la com­mu­nau­té. Pour J.-M. Chau­mont, la morale de l’honneur exige en effet, par­fois, de mou­rir sans capi­tu­ler, parce que la capi­tu­la­tion détruit les liens consti­tu­tifs de la communauté.

L’«affaire Tre­blin­ka », quant à elle, éclate en 1966, lors de la paru­tion de l’ouvrage épo­nyme de Jean-Fran­çois Stei­ner. Stei­ner a mis en évi­dence la par­ti­ci­pa­tion des Son­der­kom­man­dos (SK) au géno­cide dans le camp de la mort de Tre­blin­ka. Mais pas pour les condam­ner : l’argumentation de Stei­ner vise à mon­trer, entre autres, que leur amour de la vie était en fait un acte de résis­tance, leur sur­vie étant la condi­tion non seule­ment de la pré­ser­va­tion de la reli­gion juive, mais aus­si de la pos­si­bi­li­té de témoi­gner de « ce que l’homme est capable de faire à l’homme ». Mais les argu­ments de Stei­ner n’ont pas suf­fi à rendre caduque la morale de l’honneur, affirme J.-M. Chau­mont, celle-ci étant notam­ment à l’œuvre dans le scep­ti­cisme dont font preuve à leur égard cer­tains res­ca­pés de l’enfer nazi, tel Richard Gla­zar, ou encore Pri­mo Levi, hési­tant entre le refus de juger les res­ca­pés et l’impossibilité de ne pas condam­ner leurs actes. Comme le rap­pelle à rai­son J.-M. Chau­mont, on peut en effet juger la par­ti­ci­pa­tion des SK au géno­cide comme immo­rale tout en admet­tant qu’on n’aurait pas fait mieux qu’eux et que de telles cir­cons­tances sont proches d’annihiler notre liber­té morale. À la suite de Tre­blin­ka, c’est la réha­bi­li­ta­tion des SK par Claude Lanz­mann qui témoi­gne­rait alors, selon J.-M. Chau­mont, d’un tour­nant dans l’histoire de la morale, consa­crant l’extinction de la morale de l’honneur au pro­fit d’une éthique de la survie.

Face au viol

Le cas des sur­vi­vantes au viol est épi­neux et place la troi­sième par­tie du livre quelque peu en porte-à-faux par rap­port au reste. Le pro­blème est clai­re­ment posé par l’auteur : pour­quoi a‑t-on atten­du des vic­times de viols qu’elles soient prêtes à résis­ter, y com­pris au prix de leur vie et com­ment expli­quer que la morale de l’honneur ait gui­dé les réac­tions morales à leur égard, alors que leur « capi­tu­la­tion » ne tra­his­sait aucune loyau­té, ne mena­çait la sur­vie de per­sonne ? À par­tir de rap­pro­che­ments auda­cieux, féconds, mais par­fois un peu rapides, entre des sources antiques, modernes et contem­po­raines, J.-M. Chau­mont déve­loppe l’hypothèse que tant le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té éprou­vé par les femmes vio­lées que la sus­pi­cion qui pèse par­fois sur elles (« a‑t-elle vrai­ment résis­té ? ») sont un ves­tige d’une ancienne injonc­tion sociale dic­tée par la morale de l’honneur. Le com­por­te­ment de la vic­time ne devait lais­ser aucun doute sur sa volon­té de résis­ter, sur l’absence de com­pro­mis­sion, même fugi­tive, avec le vio­leur. C’est pour­quoi la Lucrèce de Tite-Live devait mou­rir. Son sui­cide seul pou­vait attes­ter qu’elle avait pré­fé­ré la mort au déshon­neur, qu’elle n’était res­tée en vie que le temps néces­saire pour accu­ser son agres­seur. C’est pour­quoi, sug­gère l’auteur, le viol était consi­dé­ré comme un pas vers la pros­ti­tu­tion : celles qui avaient pré­fé­ré la vie à l’honneur étaient des­ti­nées à une car­rière mercenaire.

Mais com­ment une morale aus­si impla­cable peut-elle faire sens, alors que les vio­lées ne menacent nul­le­ment la sur­vie du groupe ? Ici, l’auteur tente une conjec­ture aven­tu­reuse : il fut un temps où la pro­mis­cui­té des femmes avec les hommes d’un groupe enne­mi repré­sen­tait une menace réelle pour la sur­vie du groupe (quid de celle des hommes avec les femmes enne­mies, s’interrogent les lec­teurs que nous sommes). En ce temps révo­lu, l’implacable morale de l’honneur était donc socia­le­ment utile, mais elle a depuis bien long­temps été dévoyée et ins­tru­men­ta­li­sée par la domi­na­tion mas­cu­line. Par cette hypo­thèse, J.-M. Chau­mont tente un équi­libre quelque peu pré­caire entre sa volon­té de ne pas désa­vouer l’éthique de l’honneur et son refus de stig­ma­ti­ser les sur­vi­vantes du viol. Il fait éga­le­ment de l’éthique de l’honneur une grille de lec­ture des che­mi­ne­ments éman­ci­pa­teurs de Vir­gi­nie Des­pentes, Alice Sebold ou Caro­line Lamarche. Vio­lées, elles auraient refu­sé le modèle de rési­lience des éthiques de la sur­vie pour un modèle de résis­tance qui « ne s’accommode pas de n’importe quel amour de la vie », refuse toute com­pro­mis­sion avec la domi­na­tion mas­cu­line et venge l’honneur per­du par l’œuvre lit­té­raire ou artistique.

La morale de l’honneur face aux situations extrêmes qui nous attendent

L’exigeante morale de l’honneur pres­crit donc une loyau­té sans faille aux membres de son groupe, y com­pris au prix de sa vie. À tra­vers l’étude socio­lo­gique de trois cas — tor­ture, camps d’extermination, viols — J.-M. Chau­mont pour­suit éga­le­ment un ques­tion­ne­ment de phi­lo­so­phie morale : quelle éthique doit être culti­vée socia­le­ment, quels codes doivent être pro­mus, pour que les com­por­te­ments désho­no­rants ne deviennent pas la norme si des cir­cons­tances extrêmes venaient à se pré­sen­ter à nouveau ?

À ce titre, il part d’un pré­sup­po­sé très pes­si­miste : de telles cir­cons­tances ont de grandes chances de sur­gir à nou­veau. Au rythme où vont les choses, dans les mots d’Harald Wel­zer, « il y aura de plus en plus d’hommes qui dis­po­se­ront de moins en moins de bases pour assu­rer leur sur­vie » (Wel­zer, 2009, p. 12.), ce qui risque de dres­ser les humains les uns contre les autres et d’accroitre encore la xéno­pho­bie grim­pante. Or, sug­gère J.-M. Chau­mont, nous ne sommes plus armés pour faire face à de telles mises à l’épreuve de notre conscience morale. En effet, la dis­qua­li­fi­ca­tion pro­gres­sive de la morale de l’honneur a lais­sé place à une éthique de la sur­vie à tout prix qui approuve et reven­dique le « cha­cun pour soi» ; « nous sommes pas­sés du culte des vic­times à l’empire des sur­vi­vants », ce que J.-M. Chau­mont n’hésite pas à qua­li­fier de « régres­sion morale ». À ses yeux, « les géné­ra­tions anciennes étaient mieux pré­pa­rées que nous pour affron­ter les dilemmes de l’extrême ».

Que faire alors ? Pre­miè­re­ment, et il est impor­tant d’insister sur ce « pre­mier prin­cipe » afin d’éviter tout mal­en­ten­du quant aux thèses de l’ouvrage. Nos actions et nos ins­ti­tu­tions devraient être telles qu’elles ne placent jamais une per­sonne dans la qua­si-inca­pa­ci­té d’agir mora­le­ment. La culpa­bi­li­té des res­pon­sables des situa­tions extrêmes, de ceux qui ont vio­lé, fait tor­tu­rer, mas­sa­crer, gazer, est indis­cu­table. Mais, lorsque ce prin­cipe est vio­lé, alors J.-M. Chau­mont recom­mande de créer un sub­sti­tut aux éthiques de l’honneur, un code éthique que les modernes que nous sommes doivent encore inven­ter, qui aurait la même fonc­tion sociale que l’honneur et qui devrait faire l’objet d’un débat démo­cra­tique. La morale de l’honneur avait en effet une valeur ins­tru­men­tale : elle assu­rait la sur­vie du groupe pla­cé dans une situa­tion extrême.

La pre­mière réac­tion que sus­cite une telle réha­bi­li­ta­tion de l’honneur est l’étonnement. Spon­ta­né­ment, on l’associerait plu­tôt aux com­por­te­ments rin­gards des per­son­nages de Bar­ry Lyn­don qui per­draient la vie plu­tôt que la face devant une femme ou aux révol­tants crimes d’honneur dont les femmes sont les prin­ci­pales vic­times. Puis, rapi­de­ment, on est cap­ti­vé par l’analyse de J.-M. Chau­mont et on sai­sit mieux l’importance de l’honneur en contextes extrêmes. Effec­ti­ve­ment, on ne sau­rait sous­crire à une simple éthique de la sur­vie indi­vi­duelle à tout prix. Reste que la reva­lo­ri­sa­tion de l’honneur pose mal­gré tout une série de pro­blèmes que l’ouvrage laisse en par­tie irré­so­lus. Men­tion­nons-en deux.

Assu­rer la sur­vie du groupe ?

Les remarques qui suivent sont en par­tie sus­ci­tées par la thèse de l’auteur selon laquelle l’honneur vaut par sa fonc­tion, à savoir assu­rer la sur­vie du groupe. De quel genre de sur­vie parle-t-on exac­te­ment ? Il ne s’agit pas for­cé­ment de la pré­ser­va­tion de la vie du plus grand nombre de membres pos­sible : les résis­tants du ghet­to de Vil­na n’ont pas com­bat­tu pour sau­ver des vies. Il nous semble que, du point de vue déve­lop­pé par J.-M. Chau­mont, la sur­vie du groupe, c’est d’abord la sur­vie des liens qui unissent ses membres, liens de confiance, liens affec­tifs, liens de soli­da­ri­té. Même si la tra­hi­son per­met d’économiser des vies, elle per­ver­tit irré­mé­dia­ble­ment ces liens qui font qu’un groupe est quelque chose de plus qu’un agré­gat d’individus. La sur­vie du groupe, c’est aus­si sa sur­vie « morale ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Une des rai­sons pour les­quelles le Par­ti com­mu­niste n’accepta pas les stra­té­gies de recours à la ruse était que, même si elles étaient effi­caces (pour sau­ver des vies), elles démo­ra­li­saient les mili­tants et les sym­pa­thi­sants enga­gés dans la lutte. La com­pro­mis­sion avec l’ennemi, fût-elle utile, nuit à la dis­po­si­tion des autres à main­te­nir leur enga­ge­ment dans la lutte. Elle est sus­cep­tible de les ame­ner à remettre en cause le sens même des sacri­fices qu’ils font.

Mais cette der­nière consi­dé­ra­tion nous amène à nous inter­ro­ger : au fond, est-ce la sur­vie morale du groupe ou celle de l’individu qui est en jeu dans la morale de l’honneur ? Il va de soi que la sur­vie morale n’est pas la sur­vie « bio­lo­gique » ou « phy­sique ». Il est d’ailleurs signi­fi­ca­tif que nombre d’anciens SK uti­lisent le voca­bu­laire de la mort pour décrire ce qui cor­res­pond à la perte de leur hon­neur selon les ana­lyses de J.-M. Chaumont.
Pour com­prendre ce que l’on peut entendre par sur­vie morale, exa­mi­nons cet exemple du phi­lo­sophe Joseph Raz déve­lop­pé dans le cadre d’une tout autre dis­cus­sion (à savoir une dis­cus­sion sur l’autonomie et la coer­ci­tion) (Raz, 1986, p. 156.). Selon Raz, le choix d’une per­sonne mena­cée de mort si elle n’obtempère pas (« la bourse ou la vie ! ») est mora­le­ment équi­valent au choix d’une per­sonne mena­cée, non pas de mort au sens propre du terme, mais de ne plus pou­voir conti­nuer la vie qu’elle a de bonnes rai­sons de vou­loir pour­suivre. Ain­si, le choix du pia­niste que l’on menace de pri­ver de ses doigts est, en un sens, aus­si tra­gique que celui d’une per­sonne mena­cée de mort. Si le pia­niste refuse de céder, il ne pour­ra conti­nuer la vie qu’il a, c’est-à-dire la vie qu’il a des rai­sons de juger pré­cieuse, une vie consti­tuée de pro­jets, d’engagements (y com­pris envers les autres), qui font que ce n’est pas n’importe quelle vie, mais la sienne propre.

Or, il nous semble que le drame des mili­tants com­mu­nistes et des Juifs qui se sont com­pro­mis est qu’ils se sont pri­vés de la vie qu’ils avaient, des enga­ge­ments qui consti­tuaient cette vie, de ce qui garan­tis­sait leur inté­gri­té morale. Ils ont « ven­du leur âme », peut-être en ce qu’ils ont tra­hi leur groupe, mais sur­tout en ce qu’ils se sont tra­his eux-mêmes. C’est là une lec­ture plus indi­vi­dua­liste — un indi­vi­dua­lisme dif­fé­rent de l’égoïsme des éthiques de la sur­vie — de la valeur de la morale de l’honneur. Cette lec­ture dif­fère de la sen­si­bi­li­té com­mu­nau­ta­rienne3 qui émane des ana­lyses de J.-M. Chau­mont en ce que les enga­ge­ments en jeu sont valables car jugés et recon­nus comme tels par la per­sonne qui les prend et non pas en ver­tu de sa seule appar­te­nance au groupe dans lequel les acci­dents de l’histoire l’ont pla­cée. Mais elle est tout à fait com­pa­tible avec l’idée qu’il est aujourd’hui sou­hai­table de réha­bi­li­ter cer­taines dis­po­si­tions, telles que l’honneur ou encore le cou­rage qui sont sus­cep­tibles d’accroitre nos chances de sur­vie morale dans les temps difficiles.

L’honneur : remède ou poison ?

Tou­te­fois, on peut se deman­der si la morale de l’honneur au ser­vice du groupe n’est pas aus­si par­fois à l’ori­gine des situa­tions extrêmes qu’étudie J.-M. Chau­mont. Nul doute que les nazis, par exemple, culti­vaient eux aus­si un impor­tant sens de l’honneur et avaient inté­gré la prio­ri­té du groupe sur l’individu. Mais n’est-ce pas pré­ci­sé­ment une par­tie du pro­blème ? Com­ment expli­quer que des popu­la­tions se soient ain­si lais­sé entrai­ner dans la per­pé­tua­tion de la vio­lence extrême sans cet aban­don au groupe, à la nation, à la race ?

Une socié­té beau­coup plus indi­vi­dua­liste comme la nôtre se lais­se­rait-elle entrai­ner de la même manière ? N’y aurait-il pas beau­coup de résis­tance (éven­tuel­le­ment égoïste, mais poten­tiel­le­ment béné­fique) à par­tir au front pour défendre la nation ? À ce titre, l’honneur, en ce qu’il réclame un cer­tain aban­don de la conscience indi­vi­duelle aux normes du groupe, appa­rait autant comme le poi­son que comme le remède. De sorte que si l’on vou­lait le réha­bi­li­ter aujourd’hui, il fau­drait le conce­voir différemment.

En par­ti­cu­lier, il fau­drait voir si et com­ment il peut s’articuler à une ratio­na­li­té cri­tique. Un tel hon­neur « cri­tique » ne recom­man­de­rait par exemple le sacri­fice de l’individu à une cause que si celle-ci peut être jus­ti­fiée par des normes morales uni­ver­sa­li­sables et si sa conscience morale lui indique que c’est bien le cas. Même cela, cepen­dant, ne pré­mu­ni­rait pas contre l’idéologie. Tous ceux qui se sacri­fient pour une cause, qu’elle soit louable ou condam­nable, sont géné­ra­le­ment convain­cus d’agir pour des rai­sons morales. Il reste que la pro­mo­tion d’une cer­taine morale de l’honneur doit impé­ra­ti­ve­ment s’accompagner de la pro­mo­tion de la ratio­na­li­té cri­tique, mais aus­si de la lutte contre l’ethnocentrisme et la xéno­pho­bie, si l’on veut s’assurer qu’elle pro­tège nos âmes plu­tôt que de les embri­ga­der. Et à ce titre, il y a de bonnes rai­sons de pen­ser que nous sommes mieux armés que les géné­ra­tions pré­cé­dentes, même si les efforts à déployer sont encore considérables.

  1. Chau­mont J.-M., Sur­vivre à tout prix ? Essai sur l’honneur, la résis­tance et le salut de nos âmes, Édi­tions La Décou­verte, Paris, 2017, 397 p.
  2. Dans ce texte, les termes au mas­cu­lin gram­ma­ti­cal sont enten­dus dans leur sens épi­cène, sauf lorsqu’ils visent expli­ci­te­ment des hommes.
  3. Sur la phi­lo­so­phie com­mu­nau­ta­rienne, qui a peu en com­mun avec ce que les médias appellent le « com­mu­nau­ta­risme », voir l’excellente antho­lo­gie (mal­heu­reu­se­ment épui­sée) de Ber­ten, da Sil­vei­ra et Pour­tois, 1997.

Pierre Étienne Vandamme


Auteur

Aspirant FNRS ISP, chaire Hoover d'éthique économique et sociale (UCL).

Danielle Zwarthoed


Auteur

chargée de cours en éthique économique et sociale à la Chaire Hoover, Université Catholique de Louvain