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Surveiller et démunir

Numéro 3 - 2018 par Renaud Maes

mai 2018

C’est un fait bien connu : les tra­vailleuses sociales et tra­vailleurs sociaux des CPAS consti­tuent un véri­table dan­ger pour qui sou­haite mener une poli­tique « vrai­ment de droite », c’est-à-dire repo­sant sur la thèse que plus d’inégalités pro­fite à tout le monde et que la stig­ma­ti­sa­tion des plus dému­nis est un moteur pour le déve­lop­pe­ment. Ain­si, lorsque vous jetez […]

Billet d’humeur

C’est un fait bien connu : les tra­vailleuses sociales et tra­vailleurs sociaux des CPAS consti­tuent un véri­table dan­ger pour qui sou­haite mener une poli­tique « vrai­ment de droite », c’est-à-dire repo­sant sur la thèse que plus d’inégalités pro­fite à tout le monde et que la stig­ma­ti­sa­tion des plus dému­nis est un moteur pour le déve­lop­pe­ment. Ain­si, lorsque vous jetez hors du chô­mage des dizaines de mil­liers de per­sonnes, créant un petit miracle sta­tis­tique vous per­met­tant de clai­ron­ner par­tout que « vous, vous avez dimi­nué le chô­mage », une large par­tie d’entre ces rabat-joies se met à crier au dan­ger. Évi­dem­ment, ce sont elles et eux qui ren­contrent les humains que sont cen­sés repré­sen­ter les chiffres et d’une cer­taine manière, on peut sup­po­ser que si elles et ils ne sont pas tota­le­ment dépourvu·e·s d’empathie, elles et ils ont sans doute une cer­taine pro­pen­sion à s’allier avec les misé­reux qui fré­quentent les centres. La ques­tion se pose donc : com­ment peut-on assu­rer que celles-là et ceux-là qui agissent direc­te­ment sur le réel puissent deve­nir com­plices effi­caces de votre poli­tique qui ne tient la route que dans l’ordre du discours ?

La solu­tion est simple et ancienne : il suf­fit de trans­for­mer ces travailleurs·ses socia.ux·les en agents de ren­sei­gne­ment. Et, bonne nou­velle, cette solu­tion peut être aisé­ment mise en place au tra­vers d’un sché­ma lar­ge­ment éprou­vé. Par­tant d’une menace en grande par­tie ou tota­le­ment fic­tive, mais dont la cré­di­bi­li­té est ren­for­cée par la spec­ta­cu­la­ri­sa­tion d’évènements dra­ma­tiques, il s’agit de sug­gé­rer qu’une part de la popu­la­tion, les pauvres, en l’occurrence, est natu­rel­le­ment plus encline à contri­buer à ladite menace et de dési­gner les agents de l’État en contact direct avec cette part de la popu­la­tion comme « ges­tion­naires de la menace ».

C’est là le sens des mesures prises par le gou­ver­ne­ment fédé­ral afin de lever le secret pro­fes­sion­nel des assistant·e·s socia.ux·les (point) et, plus récem­ment, de les « for­mer à détec­ter le radi­ca­lisme ». En effet, le fédé­ral avance avec fer­me­té sur ces réformes en dépit des tra­vaux socio­lo­giques qui pointent que l’un des élé­ments ame­nant au bas­cu­le­ment dans la vio­lence dji­ha­diste est pré­ci­sé­ment le ren­for­ce­ment des dis­po­si­tifs de contrôle et de la stig­ma­ti­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle et, plus encore, que la radi­ca­li­sa­tion, si tant il est qu’elle existe, menace fina­le­ment plus les classes moyennes infé­rieures en cours de décro­chage social que les per­sonnes déjà for­te­ment pré­ca­ri­sées. L’objet n’est donc pas l’efficacité ou la per­ti­nence des mesures : non, il est la fabri­ca­tion d’une menace et la muta­tion de la fonc­tion des tra­vailleurs sociaux.

Soyons de bon compte, au tra­vers de la véri­fi­ca­tion de la (volon­té de) dis­po­ni­bi­li­té au tra­vail, propre à l’État social actif, socia­listes, éco­lo­gistes, chré­tiens et libé­raux ont dans une excep­tion­nelle com­mu­nion d’idées par­ti­ci­pé lar­ge­ment à la redé­fi­ni­tion de la fonc­tion d’assistant·e social·e dans l’optique du contrôle social. Et déjà lors du pas­sage de la loi Vande Lanotte-Onke­linx sur le « droit à l’intégration sociale » en 2002, sous le gou­ver­ne­ment « arc-en-ciel » mené par Guy Verhof­stadt, il était évident que les assistant.e.s socia.ux.les allaient se retrou­ver coincé.e.s dans des doubles contraintes entre idéo­lo­gie de l’activation et réa­li­tés concrètes et humaines. Bien des burn-out plus tard, le gou­ver­ne­ment Michel ne s’emploie fina­le­ment qu’à par­ache­ver le mou­ve­ment, mais il faut lui recon­naitre une rare déter­mi­na­tion pour y par­ve­nir. Mieux encore, il est arri­vé à trou­ver une cible bien plus effrayante que le simple pauvre fai­néant qu’il s’agissait de « dres­ser », comme le disait élé­gam­ment la ministre dans un pla­giat éhon­té des théo­ries de Locke. Ici, c’est car­ré­ment la figure du « ter­ro­riste en puis­sance » qui est invo­quée, avec tout le cor­tège de pré­no­tions fan­tas­tiques qui l’entoure, ces mêmes pré­no­tions qui empêchent tout véri­table débat sur les réformes. Car c’est évident, le pauvre est tel­le­ment mau­vais, cor­rom­pu, abject, qu’à tout moment, il peut bas­cu­ler et deve­nir meur­trier. Le pauvre est une graine d’assassin. On a donc besoin de sen­ti­nelles éclai­rées, aux sens aigui­sés, pour détec­ter dès les pre­miers symp­tômes la radi­ca­li­sa­tion en train d’advenir, on ne peut prendre aucun risque.

Clas­si­que­ment, les socio­logues et poli­to­logues ins­pi­rés par Pierre Bour­dieu dis­tinguent la main droite et la main gauche de l’État. La pre­mière englobe les fonc­tions réga­liennes, la seconde l’État social. Dans cette méta­phore, ce que fait le gou­ver­ne­ment fédé­ral, c’est trans­for­mer la main gauche en seconde main droite. Évi­dem­ment, on peut se deman­der, pro­lon­geant la réflexion méta­pho­rique, si deux mains droites, cela fait véri­ta­ble­ment sens. La réponse (néo­li­bé­rale) est déjà prête : non, bien sûr que non. On pour­rait ratio­na­li­ser et d’ailleurs, tant qu’à faire de la police par­tout, autant fusion­ner CPAS et com­mis­sa­riats en une seule agence « Contrôle et sécu­ri­té ». Cari­ca­ture ? Pas du tout ! Dans un expo­sé brillant, Gary Stan­ley Becker, dont les théo­ries éco­no­miques ont for­te­ment influen­cé les néo­con­ser­va­teurs amé­ri­cains, pro­po­sait dès 1984 de regrou­per en une seule ins­tance tra­vail de rue et fonc­tion de police, sous le slo­gan « Safe and Secure ».

Mais on pour­rait aller encore plus loin, pour­quoi ne pas char­ger aus­si les ensei­gnants qui inter­viennent dans les écoles à indice socioé­co­no­mique faible d’une même mis­sion ? Et on pour­rait aus­si ima­gi­ner que les ges­tion­naires des loge­ments sociaux soient de la même manière ame­nés à sur­veiller leurs loca­taires. Et sans doute aus­si les éboueurs, cir­cu­lant dans les quar­tiers popu­laires, car après tout, qu’y a‑t-il de plus révé­la­teur que le conte­nu des pou­belles pour détec­ter ce que les gens font de leur vie ? Peut-être leur acti­vi­té sur les réseaux sociaux… auquel cas on pour­rait res­pon­sa­bi­li­ser les amis Face­book des pauvres et exi­ger qu’ils sur­veillent ladite activité.

Mieux, on peut même répli­quer la logique, car il n’y a pas que les pauvres qui consti­tuent des cibles idéales à stig­ma­ti­ser. Cer­taines caté­go­ries pro­fes­sion­nelles voire milieux sociaux, sin­gu­liè­re­ment les intel­lec­tuels bisou­nours, risquent d’éprouver une cer­taine empa­thie envers les migrant.e.s qui sont ain­si un autre public idéal. En appli­quant ici aus­si les mêmes logiques, on peut trans­for­mer en police, au choix, les agents de Feda­sil, les res­pon­sables asso­cia­tifs, les rou­tiers qui sta­tionnent au bord de l’autoroute… Les pos­si­bi­li­tés ne manquent pas.

En appli­quant de la sorte sys­té­ma­ti­que­ment l’opération de proche en proche, on pour­rait pro­mettre une socié­té très sure. Bien enten­du, cha­cun y devien­drait en quelque sorte un poli­cier char­gé du contrôle de tous les autres. Mais l’argument est évident : « on ne peut prendre aucun risque ». Et l’avantage est que pen­dant que cha­cun sera absor­bé par le contrôle des autres et sur les autres, les mesures « vrai­ment à droite » pour­ront conti­nuer à se multiplier. 

Ne nous inquié­tons pas, car dans l’ordre du dis­cours, tout ira pour le mieux. Et puis, toute per­sonne qui en dou­te­rait ne serait-elle pas en train de se radicaliser ?

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).