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Surveiller et démunir
C’est un fait bien connu : les travailleuses sociales et travailleurs sociaux des CPAS constituent un véritable danger pour qui souhaite mener une politique « vraiment de droite », c’est-à-dire reposant sur la thèse que plus d’inégalités profite à tout le monde et que la stigmatisation des plus démunis est un moteur pour le développement. Ainsi, lorsque vous jetez […]
C’est un fait bien connu : les travailleuses sociales et travailleurs sociaux des CPAS constituent un véritable danger pour qui souhaite mener une politique « vraiment de droite », c’est-à-dire reposant sur la thèse que plus d’inégalités profite à tout le monde et que la stigmatisation des plus démunis est un moteur pour le développement. Ainsi, lorsque vous jetez hors du chômage des dizaines de milliers de personnes, créant un petit miracle statistique vous permettant de claironner partout que « vous, vous avez diminué le chômage », une large partie d’entre ces rabat-joies se met à crier au danger. Évidemment, ce sont elles et eux qui rencontrent les humains que sont censés représenter les chiffres et d’une certaine manière, on peut supposer que si elles et ils ne sont pas totalement dépourvu·e·s d’empathie, elles et ils ont sans doute une certaine propension à s’allier avec les miséreux qui fréquentent les centres. La question se pose donc : comment peut-on assurer que celles-là et ceux-là qui agissent directement sur le réel puissent devenir complices efficaces de votre politique qui ne tient la route que dans l’ordre du discours ?
La solution est simple et ancienne : il suffit de transformer ces travailleurs·ses socia.ux·les en agents de renseignement. Et, bonne nouvelle, cette solution peut être aisément mise en place au travers d’un schéma largement éprouvé. Partant d’une menace en grande partie ou totalement fictive, mais dont la crédibilité est renforcée par la spectacularisation d’évènements dramatiques, il s’agit de suggérer qu’une part de la population, les pauvres, en l’occurrence, est naturellement plus encline à contribuer à ladite menace et de désigner les agents de l’État en contact direct avec cette part de la population comme « gestionnaires de la menace ».
C’est là le sens des mesures prises par le gouvernement fédéral afin de lever le secret professionnel des assistant·e·s socia.ux·les (point) et, plus récemment, de les « former à détecter le radicalisme ». En effet, le fédéral avance avec fermeté sur ces réformes en dépit des travaux sociologiques qui pointent que l’un des éléments amenant au basculement dans la violence djihadiste est précisément le renforcement des dispositifs de contrôle et de la stigmatisation institutionnelle et, plus encore, que la radicalisation, si tant il est qu’elle existe, menace finalement plus les classes moyennes inférieures en cours de décrochage social que les personnes déjà fortement précarisées. L’objet n’est donc pas l’efficacité ou la pertinence des mesures : non, il est la fabrication d’une menace et la mutation de la fonction des travailleurs sociaux.
Soyons de bon compte, au travers de la vérification de la (volonté de) disponibilité au travail, propre à l’État social actif, socialistes, écologistes, chrétiens et libéraux ont dans une exceptionnelle communion d’idées participé largement à la redéfinition de la fonction d’assistant·e social·e dans l’optique du contrôle social. Et déjà lors du passage de la loi Vande Lanotte-Onkelinx sur le « droit à l’intégration sociale » en 2002, sous le gouvernement « arc-en-ciel » mené par Guy Verhofstadt, il était évident que les assistant.e.s socia.ux.les allaient se retrouver coincé.e.s dans des doubles contraintes entre idéologie de l’activation et réalités concrètes et humaines. Bien des burn-out plus tard, le gouvernement Michel ne s’emploie finalement qu’à parachever le mouvement, mais il faut lui reconnaitre une rare détermination pour y parvenir. Mieux encore, il est arrivé à trouver une cible bien plus effrayante que le simple pauvre fainéant qu’il s’agissait de « dresser », comme le disait élégamment la ministre dans un plagiat éhonté des théories de Locke. Ici, c’est carrément la figure du « terroriste en puissance » qui est invoquée, avec tout le cortège de prénotions fantastiques qui l’entoure, ces mêmes prénotions qui empêchent tout véritable débat sur les réformes. Car c’est évident, le pauvre est tellement mauvais, corrompu, abject, qu’à tout moment, il peut basculer et devenir meurtrier. Le pauvre est une graine d’assassin. On a donc besoin de sentinelles éclairées, aux sens aiguisés, pour détecter dès les premiers symptômes la radicalisation en train d’advenir, on ne peut prendre aucun risque.
Classiquement, les sociologues et politologues inspirés par Pierre Bourdieu distinguent la main droite et la main gauche de l’État. La première englobe les fonctions régaliennes, la seconde l’État social. Dans cette métaphore, ce que fait le gouvernement fédéral, c’est transformer la main gauche en seconde main droite. Évidemment, on peut se demander, prolongeant la réflexion métaphorique, si deux mains droites, cela fait véritablement sens. La réponse (néolibérale) est déjà prête : non, bien sûr que non. On pourrait rationaliser et d’ailleurs, tant qu’à faire de la police partout, autant fusionner CPAS et commissariats en une seule agence « Contrôle et sécurité ». Caricature ? Pas du tout ! Dans un exposé brillant, Gary Stanley Becker, dont les théories économiques ont fortement influencé les néoconservateurs américains, proposait dès 1984 de regrouper en une seule instance travail de rue et fonction de police, sous le slogan « Safe and Secure ».
Mais on pourrait aller encore plus loin, pourquoi ne pas charger aussi les enseignants qui interviennent dans les écoles à indice socioéconomique faible d’une même mission ? Et on pourrait aussi imaginer que les gestionnaires des logements sociaux soient de la même manière amenés à surveiller leurs locataires. Et sans doute aussi les éboueurs, circulant dans les quartiers populaires, car après tout, qu’y a‑t-il de plus révélateur que le contenu des poubelles pour détecter ce que les gens font de leur vie ? Peut-être leur activité sur les réseaux sociaux… auquel cas on pourrait responsabiliser les amis Facebook des pauvres et exiger qu’ils surveillent ladite activité.
Mieux, on peut même répliquer la logique, car il n’y a pas que les pauvres qui constituent des cibles idéales à stigmatiser. Certaines catégories professionnelles voire milieux sociaux, singulièrement les intellectuels bisounours, risquent d’éprouver une certaine empathie envers les migrant.e.s qui sont ainsi un autre public idéal. En appliquant ici aussi les mêmes logiques, on peut transformer en police, au choix, les agents de Fedasil, les responsables associatifs, les routiers qui stationnent au bord de l’autoroute… Les possibilités ne manquent pas.
En appliquant de la sorte systématiquement l’opération de proche en proche, on pourrait promettre une société très sure. Bien entendu, chacun y deviendrait en quelque sorte un policier chargé du contrôle de tous les autres. Mais l’argument est évident : « on ne peut prendre aucun risque ». Et l’avantage est que pendant que chacun sera absorbé par le contrôle des autres et sur les autres, les mesures « vraiment à droite » pourront continuer à se multiplier.
Ne nous inquiétons pas, car dans l’ordre du discours, tout ira pour le mieux. Et puis, toute personne qui en douterait ne serait-elle pas en train de se radicaliser ?