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(Sur)vivre en Russie

Numéro 5 – 2022 - guerre Russie Ukraine par Christophe Mincke

juillet 2022

Com­ment ne pas par­ler de la Rus­sie ? Mais com­ment par­ler de la Rus­sie ? Comme d’un bloc, à l’ancienne ? En res­sas­sant d’immémoriales peurs ? En cou­vrant Vla­di­mir Pou­tine d’anathèmes ? En tenant la popu­la­tion pour res­pon­sable de tout ? En la consi­dé­rant comme vic­time de tout ? Non, bien enten­du, rien de tout ça. Ne pas par­ler de la guerre menée en […]

Dossier

Com­ment ne pas par­ler de la Russie ?

Mais com­ment par­ler de la Rus­sie ? Comme d’un bloc, à l’ancienne ? En res­sas­sant d’immémoriales peurs ? En cou­vrant Vla­di­mir Pou­tine d’anathèmes ? En tenant la popu­la­tion pour res­pon­sable de tout ? En la consi­dé­rant comme vic­time de tout ?

Non, bien enten­du, rien de tout ça. Ne pas par­ler de la guerre menée en Ukraine par la Rus­sie revien­drait à nier un des évè­ne­ments majeurs de ce début de XXIe siècle. Mais en par­ler n’importe com­ment, voire comme tout le monde n’aurait pas de sens.

Voi­là pour­quoi nous avons choi­si de vous par­ler de la Rus­sie en prê­tant par­ti­cu­liè­re­ment atten­tion à vous faire entendre le point de vue des habi­tants et habi­tantes du pays, mais aus­si en contex­tua­li­sant cette posi­tion. Il ne s’agit pas de por­ter la parole du pou­voir, mais de ten­ter d’approcher la com­plexi­té de la situa­tion russe, aujourd’hui, en enten­dant les popu­la­tions et en com­pre­nant le cadre dans lequel elles se meuvent.

Un pre­mier pas sur cette voie consiste à prendre en compte la diver­si­té eth­nique du pays. Kse­nia Pime­no­va, anthro­po­logue sociale à l’ULB, a choi­si de nous par­ler des popu­la­tions de natio­na­li­té russe, mais eth­ni­que­ment non russes, témoins de l’histoire colo­niale de la Rus­sie (et de ses diverses incar­na­tions impé­riales), qui paient aujourd’hui l’essentiel du cout humain de la guerre. Elles souffrent ain­si dou­ble­ment d’une guerre qui ravive les dis­cours xéno­phobes et colo­nia­listes russes — les­quels sou­tiennent la répres­sion des oppo­sants issus de ces popu­la­tions — et qui exige son tri­but de vies, pré­le­vées pour l’essentiel loin des grandes villes, dans ces régions défavorisées.

Vin­ciane Quin­tard, assis­tante sociale, étu­diante en mas­ter en sciences poli­tiques, éco­no­miques et sociales à l’UCL, nous fait part de ses rela­tions avec ses amis mos­co­vites depuis le déclen­che­ment de l’offensive russe. Entre les jeunes oppo­sants au régime, pour les­quels les inti­mi­da­tions du pou­voir sont mon­naie cou­rante, et les per­sonnes âgées qui ont appris au cours de décen­nies de com­mu­nisme à se faire oublier et à tra­ver­ser les temps de crise, elle esquisse le por­trait d’une popu­la­tion diver­si­fiée, loin de faire bloc der­rière Vla­di­mir Pou­tine, et qui lutte avec ses maigres moyens pour sur­vivre et pour qu’un monde meilleur soit pos­sible, quand elle en a la possibilité.

Pour nous per­mettre de mieux com­prendre com­ment les liber­tés se sont raré­fiées pour les habi­tants et habi­tantes de la Rus­sie, Anne Le Hué­rou, socio­logue, spé­cia­liste de la Rus­sie et mai­tresse de confé­rences en études slaves à l’université Paris Nan­terre, et Aude Mer­lin, char­gée de cours en sciences poli­tiques à l’ULB, spé­cia­liste de la Rus­sie et du Cau­case, membre du Cevi­pol, nous retracent le déve­lop­pe­ment, puis la mise au pas de la socié­té civile, depuis la péres­troï­ka jusqu’à aujourd’hui. Se des­sine un pay­sage dans lequel la contes­ta­tion et l’organisation des citoyens sont de plus en plus difficiles.

En écho, le jour­na­liste Art­joms Kono­hovs, cor­res­pon­dant à Bruxelles de la radio publique let­tone, nous dresse le por­trait des médias russes et, bien enten­du, de la cen­sure qui règne dans le pays. Car si les citoyens peinent de plus en plus à s’organiser et à s’exprimer, ils sont aus­si mal infor­més. Cette contri­bu­tion nous montre com­ment le ver­rouillage des médias favo­rise la dif­fu­sion d’un mes­sage sur, d’une part, la gran­deur de la Rus­sie et de son peuple, jus­ti­fiant ses visées de puis­sance et, d’autre part, sur le mépris et l’hostilité des pays occi­den­taux, expli­quant pour­quoi, mal­gré ses qua­li­tés, la Rus­sie n’est pas le pays magni­fique, heu­reux et conqué­rant qu’elle devrait être.

Enfin, pour par­ler de la Rus­sie, il faut éga­le­ment être capable d’identifier la pro­pa­gande que le pou­voir nous adresse et se gar­der de tom­ber dans ses pièges et ses sim­pli­fi­ca­tions. Bap­tiste Cam­pion, doc­teur en com­mu­ni­ca­tion et pro­fes­seur à l’Institut des Hautes études des com­mu­ni­ca­tions sociales, actua­lise son ana­lyse de 2016 de la pro­pa­gande russe. Il montre com­ment le pou­voir russe a réus­si à s’emparer des codes de com­mu­ni­ca­tion de l’internet pour s’adresser à nous et nous four­nir des récits cor­res­pon­dant à sa vision du monde et à ses inté­rêts, plu­tôt qu’à l’exactitude des faits. Face à cette stra­té­gie, les démo­cra­ties occi­den­tales sont mal à l’aise et peinent à mettre en place une réac­tion cohé­rente, d’autant plus que la ques­tion de la dés­in­for­ma­tion dépasse très lar­ge­ment le cadre des médias contrô­lés par la Russie.

Le tour d’horizon que nous avons pu par­cou­rir ici est bien modeste, mais il aide­ra peut-être à regar­der au-delà des cli­chés et des réac­tions hor­ri­fiées face à la vio­lence du conflit en cours. Le but n’est pas de mini­mi­ser la res­pon­sa­bi­li­té de l’État russe, bien enten­du, mais de mieux com­prendre, à la fois com­ment les popu­la­tions sur les­quelles il règne tentent de sur­vivre dans les cir­cons­tances actuelles, et com­ment les écrans de fumée mis en place troublent les regards et obèrent les pos­si­bi­li­tés d’un dépas­se­ment des cli­vages actuels.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.