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Succès de la consommation alternative ou « récupération » par les marchés ?

Numéro 3 - 2016 par Pleyers

mai 2016

Légumes « bio », « local », « de sai­son ». Ces appel­la­tions ont conquis jusqu’aux grandes chaines de super­mar­ché. Faut-il y voir le suc­cès des mou­ve­ments pour une consom­ma­tion alter­na­tive et l’alimentation locale ou au contraire leur « récu­pé­ra­tion par les mar­chés » ? Le débat anime d’innombrables dis­cus­sions entre « consomm’acteurs », comme il le fit aupa­ra­vant pour les pro­duits issus du « com­merce équi­table ». Au […]

Légumes « bio », « local », « de sai­son ». Ces appel­la­tions ont conquis jusqu’aux grandes chaines de super­mar­ché. Faut-il y voir le suc­cès des mou­ve­ments pour une consom­ma­tion alter­na­tive et l’alimentation locale ou au contraire leur « récu­pé­ra­tion par les mar­chés » ? Le débat anime d’innombrables dis­cus­sions entre « consomm’acteurs », comme il le fit aupa­ra­vant pour les pro­duits issus du « com­merce équitable ».

Au cours de la der­nière décen­nie, le mou­ve­ment pour une ali­men­ta­tion locale s’est consi­dé­ra­ble­ment éten­du en Bel­gique. Ses acteurs se sont coor­don­nés au niveau régio­nal, ont gagné en visi­bi­li­té et ont accé­dé à cer­taines res­sources. Le rap­pro­che­ment avec cer­taines ins­ti­tu­tions, des pro­jets d’économie soli­daire, voire de déve­lop­pe­ment local a pris une place crois­sante. Le débat autour d’une récu­pé­ra­tion par le mar­ché et d’un déclin de la cri­tique sociale et éco­no­mique a tou­jours été pré­sent dans les ini­tia­tives de consom­ma­tion alter­na­tive et d’économie solidaire.

Les débats et contro­verses autour d’une « récu­pé­ra­tion » mêlent géné­ra­le­ment des enjeux de trois ordres : le lien entre ins­ti­tu­tion et expé­rience ; la récu­pé­ra­tion de la cri­tique par les mar­chés et la renon­cia­tion à une cri­tique sociale et éco­no­mique. Étroi­te­ment liés, ils n’en consti­tuent pas moins cha­cun un défi par­ti­cu­lier. Ces trois enjeux ne sont pas spé­ci­fiques à l’étape actuelle. Ils sont au contraire une com­po­sante struc­tu­rante du mou­ve­ment de la consom­ma­tion res­pon­sable, et à ce titre pré­sents sous dif­fé­rentes moda­li­tés à cha­cune des étapes de son développement.

Le dilemme de l’institutionnalisation

Les moti­va­tions des citoyens et des familles qui rejoignent les groupes d’achats com­muns sont diverses : l’accès à des légumes bio­lo­giques, le sou­tien à l’économie locale ou les rela­tions convi­viales entre par­ti­ci­pants, mais aus­si « poser des gestes concrets » contre les dérives et les consé­quences de l’agriculture indus­trielle, en par­ti­cu­lier contre sa contri­bu­tion à la des­truc­tion de l’environnement et au réchauf­fe­ment climatique.

La dimen­sion hédo­niste d’une ali­men­ta­tion de qua­li­té et savou­reuse est pré­sente pour l’ensemble de ces acteurs. Dans la pré­sen­ta­tion de son vibrant plai­doyer pour les mou­ve­ments et ini­tia­tives pour une ali­men­ta­tion locale aux États-Unis, l’activiste des « food move­ments » Ellix Katz (2009) explique que « L’alimentation est avant tout une expé­rience sen­suelle. J’aime les odeurs, les saveurs, les tex­tures et les cou­leurs des ali­ments. […] L’activisme poli­tique autour de la nour­ri­ture pour lequel je me pas­sionne tant est en quelque sorte une exten­sion de cette quête sen­suelle dans la mesure où il cherche à faire revivre la pro­duc­tion et les échanges d’aliments locaux et de redé­ve­lop­per des com­mu­nau­tés soli­daires autour de l’alimentation. […] C’est une révo­lu­tion de la vie de tous les jours ».

Les ini­tia­teurs des groupes d’achats soli­daires qui ont (re)lancé les liens directs entre pro­duc­teurs et consom­ma­teurs étaient pour la plu­part por­tés par une pers­pec­tive enga­gée, sou­vent liée à l’altermondialisme. Au-delà du plai­sir pro­cu­ré par une ali­men­ta­tion savou­reuse, il s’agit pour ces « consomm’acteurs » de « reprendre en main » leurs choix en tant que consom­ma­teurs. La consom­ma­tion res­pon­sable est géné­ra­le­ment enten­due comme l’«attention déli­bé­rée et consciente por­tée aux déci­sions de consom­ma­tion afin de tra­duire des posi­tions poli­tiques liées à des concep­tions morales et à des res­pon­sa­bi­li­tés glo­bales » (Sas­sa­tel­li, 2006). Le concept de consom­ma­tion cri­tique (Pleyers, 2011) cible plus spé­ci­fi­que­ment des pra­tiques, acteurs et enjeux qui allient cette consom­ma­tion res­pon­sable à une démarche de cri­tique de la socié­té de consom­ma­tion et des mar­chés glo­ba­li­sés, leur confé­rant une dimen­sion de contes­ta­tion et de trans­for­ma­tion sociales.

Le rap­port entre expé­rience et ins­ti­tu­tions est d’autant plus sen­sible dans le mou­ve­ment pour une consom­ma­tion cri­tique et l’alimentation locale que le renou­veau de ces acteurs dans les années 2000 trouve ses ori­gines dans une culture acti­viste qui mise sur l’expérience et les pra­tiques quo­ti­diennes, et est méfiante à l’égard des ins­ti­tu­tions, dont Illich ou Haber­mas sou­lignent la dimen­sion oppres­sive pour l’expérience vécue et le « monde de la vie ». Les « acti­vistes de la vie quo­ti­dienne » (« acti­viens » comme se défi­nissent cer­tains d’entre eux) cherchent donc à construire des espaces auto­nomes, sous­traits aux ins­ti­tu­tions et aux mar­chés, dans les­quels ils mettent en œuvre des alter­na­tives concrètes. Mais l’appui des ins­ti­tu­tions est cepen­dant sou­vent néces­saire pour per­mettre le déve­lop­pe­ment de ces ini­tia­tives dans un envi­ron­ne­ment éco­no­mique peu favo­rable. Plus pro­fon­dé­ment, ces pro­jets concrets qui mettent en lien acteurs locaux et acteurs ins­ti­tu­tion­nels nous amènent à repen­ser le rap­port entre ins­ti­tu­tion et expé­riences d’émancipation dans leur com­plexi­té et leur ambi­va­lence. On peut sou­li­gner ain­si l’imbrication des ins­ti­tu­tions et des expé­riences, et mettre en évi­dence que lorsque des acteurs sociaux s’en emparent, les ins­ti­tu­tions peuvent deve­nir des « points d’entrée pour la construc­tion des expé­riences per­son­nelles et sociales » et un « ter­rain d’action où peuvent s’exprimer les iden­ti­tés et les expé­riences sociales ».

Oli­vier De Schut­ter sug­gère que le sou­tien et les res­sources d’institutions ou d’autorités locales peuvent se révé­ler déci­sifs pour ren­for­cer la capa­ci­té des citoyens à inven­ter et à mettre en œuvre des solu­tions concrètes et locales. Ces « inno­va­tions sociales » nous invitent à « repen­ser le rôle et l’articulation de l’État, du mar­ché, du « tiers-sec­teur » et des com­mu­nau­tés locales » (De Schut­ter, 2014). Les dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels impli­quant des acteurs locaux et inté­grant leurs savoirs pra­tiques et leurs connais­sances conduisent à une gou­ver­nance réflexive qui est non seule­ment plus démo­cra­tique, mais aus­si plus effi­cace pour faire face aux défis de la tran­si­tion éco­lo­gique et à la ges­tion des biens communs.

La récupération par les marchés

Le débat autour de la « récu­pé­ra­tion par le mar­ché » demeure tout aus­si vif. Le capi­ta­lisme est par­ti­cu­liè­re­ment prompt à inté­grer cer­taines valeurs pro­mues à son encontre par des acteurs cri­tiques. L’alimentation locale et bio­lo­gique ne fait pas excep­tion. Elle se retrouve aujourd’hui dans les rayons de plu­sieurs grandes sur­faces belges, déles­tée de la dimen­sion de cri­tique du consu­mé­risme qui fut à l’origine du renou­veau de ce secteur.

Mais le débat sur la « récu­pé­ra­tion » demande lui aus­si à être com­plexi­fié. Le socio­logue Étienne Verhae­gen rap­pelle que, dans le sec­teur de l’alimentation, « les dyna­miques de mar­chan­di­sa­tion et de récu­pé­ra­tion des valeurs de l’“alternatif” (comme l’appui aux petits pro­duc­teurs locaux, aux pro­duits de niche, favo­rables à l’environnement) par les grands groupes de dis­tri­bu­tion sont puis­santes et rapides, repous­sant sans cesse les pra­tiques alter­na­tives à la marge du sys­tème domi­nant ». Cepen­dant, dans sa brillante ana­lyse des réseaux ali­men­taires alter­na­tifs, il sou­ligne sur­tout « com­bien la fron­tière entre l’“alternatif” et le “conven­tion­nel” est floue, fluc­tuante, constam­ment brouillée, plus mar­quée par des pro­ces­sus d’hybridation et de “boucles de récu­pé­ra­tion” que de démar­quages nets. Beau­coup d’expériences consi­dé­rées comme alter­na­tives demeurent pro­fon­dé­ment enra­ci­nées dans la logique du sys­tème domi­nant et res­tent for­te­ment dépen­dantes de celui-ci, le nour­ris­sant même d’innovations mar­ke­ting » (Verhae­gen, 2011).

Ajou­tons que ser­vir d’aiguillon pour d’autres acteurs du mar­ché, y com­pris la grande dis­tri­bu­tion, consti­tue un effet indi­rect, mais consé­quent du mou­ve­ment pour une ali­men­ta­tion alter­na­tive. Ce ne sont pas les voix indi­vi­duelles, mais les voix col­lec­tives des consom­ma­teurs qui créent et trans­forment des mar­chés. La mobi­li­sa­tion autour d’une cause, les pra­tiques concrètes au sein d’initiatives locales et la construc­tion d’une iden­ti­té com­mune sont essen­tielles au suc­cès de ces « rebelles des mar­chés » (Rao, 2009), et ne peuvent se construire que dans des ini­tia­tives col­lec­tives. À par­tir de pra­tiques alter­na­tives et en dehors des cir­cuits tra­di­tion­nels, les consomm’acteurs ont ren­du visibles des cri­tères jusque-là négli­gés dans la prise en compte de la demande du consom­ma­teur, comme la pro­duc­tion locale de l’alimentation. L’intégration de ces cri­tères par des acteurs de la grande dis­tri­bu­tion per­met de tou­cher pro­duc­teurs et consom­ma­teurs à une échelle bien plus large que les groupes d’achats ou les groupes d’achat en com­mun. Mais cette exten­sion se fait-elle au prix d’une dis­pa­ri­tion de la dimen­sion critique ?

Museler la critique ?

Enfin, la mas­si­fi­ca­tion d’une consom­ma­tion ali­men­taire res­pon­sable conduit-elle for­cé­ment à muse­ler la cri­tique ? Les choses sont ici aus­si plus com­plexes et ambigües. D’une part, l’histoire de l’économie sociale et soli­daire montre que l’institutionnalisation du sec­teur n’empêche pas cer­tains de ses acteurs de main­te­nir et de renou­ve­ler l’«esprit soli­daire » qui en fut à l’origine et d’y main­te­nir une dimen­sion de cri­tique sociale, éco­no­mique et poli­tique. Si les enjeux éco­no­miques et ins­ti­tu­tion­nels semblent par­fois domi­ner, une dimen­sion cri­tique reste sou­vent pré­sente chez les acteurs les plus ins­ti­tu­tion­na­li­sés du sec­teur. De plus, de nou­veaux acteurs sur­gissent régu­liè­re­ment pour renou­ve­ler et ren­for­cer la dimen­sion cri­tique de l’économie sociale et solidaire.

D’autre part, une inté­gra­tion (encore très rela­tive) d’une ali­men­ta­tion plus res­pon­sable par les filières conven­tion­nelles ne conduit pas for­cé­ment à une dis­pa­ri­tion de la cri­tique. Au contraire, l’alimentation pour­rait bien être un « che­val de Troie » de la cri­tique des excès de la socié­té de consom­ma­tion pré­sent dans la vie de mil­lions de citoyens. À par­tir d’informations et de pra­tiques alter­na­tives liées à leur nour­ri­ture, des citoyens sont ame­nés à s’interroger sur d’autres aspects du sys­tème agroa­li­men­taire domi­nant, voire des poli­tiques éco­no­miques, pour pro­gres­si­ve­ment remettre en cause la socié­té de consom­ma­tion, les ver­tus de la crois­sance et la pen­sée éco­no­mique domi­nante. Les « entre­pre­neurs de mobi­li­sa­tion » (Mayer & Zald, 1977) de la consom­ma­tion cri­tique ont trou­vé dans la nour­ri­ture un outil de sen­si­bi­li­sa­tion par­ti­cu­liè­re­ment efficace.

« Au début, ça ne mar­chait pas. Et puis, à par­tir de la nour­ri­ture, on a réus­si à inté­res­ser les gens à notre pro­jet et à notre coopé­ra­tive. C’est quelque chose qui les tou­chait direc­te­ment et ça a fait que les gens s’intéressent à ce qu’ils mangent de plus en plus. Et à par­tir de là, on a pu les inté­res­ser aux coopé­ra­tives, à l’économie soli­daire et à un autre pro­jet de socié­té » (coopé­ra­tive Alté­rez-vous, 2013).

Si le débat de la récu­pé­ra­tion par une logique mar­chande et le risque d’une mise en retrait de la dimen­sion cri­tique n’est pas spé­ci­fique au sec­teur de la consom­ma­tion cri­tique et de l’alimentation locale, cette ten­sion pour­rait être plus impor­tante que dans les pro­jets d’économie sociale et soli­daire. Ce sec­teur trouve en effet son ori­gine dans une cri­tique radi­cale de la socié­té de consom­ma­tion et de la crois­sance. Un mou­ve­ment pro­fon­dé­ment empreint du pro­jet de « décrois­sance convi­viale » et de « sim­pli­ci­té volon­taire » peut-il se muer en une contri­bu­tion au redé­ploie­ment éco­no­mique d’une région, comme le pro­posent les « entre­pre­neurs du mou­ve­ment social » de la cein­ture ali­men­taire lié­geoise, sans perdre son âme ? Ces pro­jets méri­te­ront d’être rééva­lués à cette aune dans quelques années. Ils pour­raient suivre les pas de pro­jets plus clas­siques d’économie sociale et soli­daire, rela­ti­ve­ment inté­grée dans les éco­no­mies mar­chandes et vers la crois­sance ou deve­nir le ter­reau d’innovations sociales qui pour­raient pro­po­ser des solu­tions concrètes pour ten­ter de dépas­ser les ten­sions per­pé­tuelles et les « pres­sions entre objec­tifs envi­ron­ne­men­taux, éco­no­miques, sociaux qui ont cours » (Zac­caï, 2013 ; Bau­ler et Zac­caï, 2011).

Pleyers


Auteur

docteur en sociologie et chercheur qualifié FNRS, UCL