Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Succès de la consommation alternative ou « récupération » par les marchés ?
Légumes « bio », « local », « de saison ». Ces appellations ont conquis jusqu’aux grandes chaines de supermarché. Faut-il y voir le succès des mouvements pour une consommation alternative et l’alimentation locale ou au contraire leur « récupération par les marchés » ? Le débat anime d’innombrables discussions entre « consomm’acteurs », comme il le fit auparavant pour les produits issus du « commerce équitable ». Au […]
Légumes « bio », « local », « de saison ». Ces appellations ont conquis jusqu’aux grandes chaines de supermarché. Faut-il y voir le succès des mouvements pour une consommation alternative et l’alimentation locale ou au contraire leur « récupération par les marchés » ? Le débat anime d’innombrables discussions entre « consomm’acteurs », comme il le fit auparavant pour les produits issus du « commerce équitable ».
Au cours de la dernière décennie, le mouvement pour une alimentation locale s’est considérablement étendu en Belgique. Ses acteurs se sont coordonnés au niveau régional, ont gagné en visibilité et ont accédé à certaines ressources. Le rapprochement avec certaines institutions, des projets d’économie solidaire, voire de développement local a pris une place croissante. Le débat autour d’une récupération par le marché et d’un déclin de la critique sociale et économique a toujours été présent dans les initiatives de consommation alternative et d’économie solidaire.
Les débats et controverses autour d’une « récupération » mêlent généralement des enjeux de trois ordres : le lien entre institution et expérience ; la récupération de la critique par les marchés et la renonciation à une critique sociale et économique. Étroitement liés, ils n’en constituent pas moins chacun un défi particulier. Ces trois enjeux ne sont pas spécifiques à l’étape actuelle. Ils sont au contraire une composante structurante du mouvement de la consommation responsable, et à ce titre présents sous différentes modalités à chacune des étapes de son développement.
Le dilemme de l’institutionnalisation
Les motivations des citoyens et des familles qui rejoignent les groupes d’achats communs sont diverses : l’accès à des légumes biologiques, le soutien à l’économie locale ou les relations conviviales entre participants, mais aussi « poser des gestes concrets » contre les dérives et les conséquences de l’agriculture industrielle, en particulier contre sa contribution à la destruction de l’environnement et au réchauffement climatique.
La dimension hédoniste d’une alimentation de qualité et savoureuse est présente pour l’ensemble de ces acteurs. Dans la présentation de son vibrant plaidoyer pour les mouvements et initiatives pour une alimentation locale aux États-Unis, l’activiste des « food movements » Ellix Katz (2009) explique que « L’alimentation est avant tout une expérience sensuelle. J’aime les odeurs, les saveurs, les textures et les couleurs des aliments. […] L’activisme politique autour de la nourriture pour lequel je me passionne tant est en quelque sorte une extension de cette quête sensuelle dans la mesure où il cherche à faire revivre la production et les échanges d’aliments locaux et de redévelopper des communautés solidaires autour de l’alimentation. […] C’est une révolution de la vie de tous les jours ».
Les initiateurs des groupes d’achats solidaires qui ont (re)lancé les liens directs entre producteurs et consommateurs étaient pour la plupart portés par une perspective engagée, souvent liée à l’altermondialisme. Au-delà du plaisir procuré par une alimentation savoureuse, il s’agit pour ces « consomm’acteurs » de « reprendre en main » leurs choix en tant que consommateurs. La consommation responsable est généralement entendue comme l’«attention délibérée et consciente portée aux décisions de consommation afin de traduire des positions politiques liées à des conceptions morales et à des responsabilités globales » (Sassatelli, 2006). Le concept de consommation critique (Pleyers, 2011) cible plus spécifiquement des pratiques, acteurs et enjeux qui allient cette consommation responsable à une démarche de critique de la société de consommation et des marchés globalisés, leur conférant une dimension de contestation et de transformation sociales.
Le rapport entre expérience et institutions est d’autant plus sensible dans le mouvement pour une consommation critique et l’alimentation locale que le renouveau de ces acteurs dans les années 2000 trouve ses origines dans une culture activiste qui mise sur l’expérience et les pratiques quotidiennes, et est méfiante à l’égard des institutions, dont Illich ou Habermas soulignent la dimension oppressive pour l’expérience vécue et le « monde de la vie ». Les « activistes de la vie quotidienne » (« activiens » comme se définissent certains d’entre eux) cherchent donc à construire des espaces autonomes, soustraits aux institutions et aux marchés, dans lesquels ils mettent en œuvre des alternatives concrètes. Mais l’appui des institutions est cependant souvent nécessaire pour permettre le développement de ces initiatives dans un environnement économique peu favorable. Plus profondément, ces projets concrets qui mettent en lien acteurs locaux et acteurs institutionnels nous amènent à repenser le rapport entre institution et expériences d’émancipation dans leur complexité et leur ambivalence. On peut souligner ainsi l’imbrication des institutions et des expériences, et mettre en évidence que lorsque des acteurs sociaux s’en emparent, les institutions peuvent devenir des « points d’entrée pour la construction des expériences personnelles et sociales » et un « terrain d’action où peuvent s’exprimer les identités et les expériences sociales ».
Olivier De Schutter suggère que le soutien et les ressources d’institutions ou d’autorités locales peuvent se révéler décisifs pour renforcer la capacité des citoyens à inventer et à mettre en œuvre des solutions concrètes et locales. Ces « innovations sociales » nous invitent à « repenser le rôle et l’articulation de l’État, du marché, du « tiers-secteur » et des communautés locales » (De Schutter, 2014). Les dispositifs institutionnels impliquant des acteurs locaux et intégrant leurs savoirs pratiques et leurs connaissances conduisent à une gouvernance réflexive qui est non seulement plus démocratique, mais aussi plus efficace pour faire face aux défis de la transition écologique et à la gestion des biens communs.
La récupération par les marchés
Le débat autour de la « récupération par le marché » demeure tout aussi vif. Le capitalisme est particulièrement prompt à intégrer certaines valeurs promues à son encontre par des acteurs critiques. L’alimentation locale et biologique ne fait pas exception. Elle se retrouve aujourd’hui dans les rayons de plusieurs grandes surfaces belges, délestée de la dimension de critique du consumérisme qui fut à l’origine du renouveau de ce secteur.
Mais le débat sur la « récupération » demande lui aussi à être complexifié. Le sociologue Étienne Verhaegen rappelle que, dans le secteur de l’alimentation, « les dynamiques de marchandisation et de récupération des valeurs de l’“alternatif” (comme l’appui aux petits producteurs locaux, aux produits de niche, favorables à l’environnement) par les grands groupes de distribution sont puissantes et rapides, repoussant sans cesse les pratiques alternatives à la marge du système dominant ». Cependant, dans sa brillante analyse des réseaux alimentaires alternatifs, il souligne surtout « combien la frontière entre l’“alternatif” et le “conventionnel” est floue, fluctuante, constamment brouillée, plus marquée par des processus d’hybridation et de “boucles de récupération” que de démarquages nets. Beaucoup d’expériences considérées comme alternatives demeurent profondément enracinées dans la logique du système dominant et restent fortement dépendantes de celui-ci, le nourrissant même d’innovations marketing » (Verhaegen, 2011).
Ajoutons que servir d’aiguillon pour d’autres acteurs du marché, y compris la grande distribution, constitue un effet indirect, mais conséquent du mouvement pour une alimentation alternative. Ce ne sont pas les voix individuelles, mais les voix collectives des consommateurs qui créent et transforment des marchés. La mobilisation autour d’une cause, les pratiques concrètes au sein d’initiatives locales et la construction d’une identité commune sont essentielles au succès de ces « rebelles des marchés » (Rao, 2009), et ne peuvent se construire que dans des initiatives collectives. À partir de pratiques alternatives et en dehors des circuits traditionnels, les consomm’acteurs ont rendu visibles des critères jusque-là négligés dans la prise en compte de la demande du consommateur, comme la production locale de l’alimentation. L’intégration de ces critères par des acteurs de la grande distribution permet de toucher producteurs et consommateurs à une échelle bien plus large que les groupes d’achats ou les groupes d’achat en commun. Mais cette extension se fait-elle au prix d’une disparition de la dimension critique ?
Museler la critique ?
Enfin, la massification d’une consommation alimentaire responsable conduit-elle forcément à museler la critique ? Les choses sont ici aussi plus complexes et ambigües. D’une part, l’histoire de l’économie sociale et solidaire montre que l’institutionnalisation du secteur n’empêche pas certains de ses acteurs de maintenir et de renouveler l’«esprit solidaire » qui en fut à l’origine et d’y maintenir une dimension de critique sociale, économique et politique. Si les enjeux économiques et institutionnels semblent parfois dominer, une dimension critique reste souvent présente chez les acteurs les plus institutionnalisés du secteur. De plus, de nouveaux acteurs surgissent régulièrement pour renouveler et renforcer la dimension critique de l’économie sociale et solidaire.
D’autre part, une intégration (encore très relative) d’une alimentation plus responsable par les filières conventionnelles ne conduit pas forcément à une disparition de la critique. Au contraire, l’alimentation pourrait bien être un « cheval de Troie » de la critique des excès de la société de consommation présent dans la vie de millions de citoyens. À partir d’informations et de pratiques alternatives liées à leur nourriture, des citoyens sont amenés à s’interroger sur d’autres aspects du système agroalimentaire dominant, voire des politiques économiques, pour progressivement remettre en cause la société de consommation, les vertus de la croissance et la pensée économique dominante. Les « entrepreneurs de mobilisation » (Mayer & Zald, 1977) de la consommation critique ont trouvé dans la nourriture un outil de sensibilisation particulièrement efficace.
« Au début, ça ne marchait pas. Et puis, à partir de la nourriture, on a réussi à intéresser les gens à notre projet et à notre coopérative. C’est quelque chose qui les touchait directement et ça a fait que les gens s’intéressent à ce qu’ils mangent de plus en plus. Et à partir de là, on a pu les intéresser aux coopératives, à l’économie solidaire et à un autre projet de société » (coopérative Altérez-vous, 2013).
Si le débat de la récupération par une logique marchande et le risque d’une mise en retrait de la dimension critique n’est pas spécifique au secteur de la consommation critique et de l’alimentation locale, cette tension pourrait être plus importante que dans les projets d’économie sociale et solidaire. Ce secteur trouve en effet son origine dans une critique radicale de la société de consommation et de la croissance. Un mouvement profondément empreint du projet de « décroissance conviviale » et de « simplicité volontaire » peut-il se muer en une contribution au redéploiement économique d’une région, comme le proposent les « entrepreneurs du mouvement social » de la ceinture alimentaire liégeoise, sans perdre son âme ? Ces projets mériteront d’être réévalués à cette aune dans quelques années. Ils pourraient suivre les pas de projets plus classiques d’économie sociale et solidaire, relativement intégrée dans les économies marchandes et vers la croissance ou devenir le terreau d’innovations sociales qui pourraient proposer des solutions concrètes pour tenter de dépasser les tensions perpétuelles et les « pressions entre objectifs environnementaux, économiques, sociaux qui ont cours » (Zaccaï, 2013 ; Bauler et Zaccaï, 2011).