Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Stupeur et tremblement

Numéro 5 – 2022 - avortement Droit des femmes féminisme par Aline Andrianne

juillet 2022

Il y a quelques semaines, j’évoquais devant mon compagnon mon étonnement et ma déception d’être spammée par des publicités pour un évènement intéressant, mais déjà complet — la conférence d’Angela Davis au Cirque Royal — quand, face à son silence, je me suis interrompue. « Mais, tu sais de qui je parle au moins ? » Un ange passe, à nouveau. Le résultat tombe sans […]

Billet d’humeur

Il y a quelques semaines, j’évoquais devant mon compagnon mon étonnement et ma déception d’être spammée par des publicités pour un évènement intéressant, mais déjà complet — la conférence d’Angela Davis au Cirque Royal — quand, face à son silence, je me suis interrompue. « Mais, tu sais de qui je parle au moins ? » Un ange passe, à nouveau. Le résultat tombe sans appel (ou sans intérêt): non, il ne sait pas. Si, souvent, sa non-connaissance le fait dégainer automatiquement son smartphone, véritable extension de sa main, pour s’informer sur un nouveau sujet, là, encéphalogramme plat, aucune réaction. J’insiste : « Tu ne sais vraiment pas qui c’est ? Sans blague ? Angela Davis, une des membres du Black Panther Party les plus connues ? Angela Davis, une militante des droits civiques, du féminisme et de la cause LGBTQIA+?» J’ai supposé que ce savoir-là n’était bon que pour certaines personnes (les féminazis peut-être?), qu’aller écouter une vieille femme1 parler de ses engagements, de ses luttes et de ses combats politiques était une pratique plus féminine, celle de l’intérêt pour l’expérience et le savoir informel. Passons, je n’avais pas envie d’une dispute.

Malheureusement, l’actualité ne nous a pas permis de tourner la page si facilement. De fait, la semaine d’après, la Cour Suprême des États-Unis (patrie d’Angela) faisait fuiter des documents qui remettent gravement en question le droit à l’avortement dans le pays, en manifestant le désir d’annuler l’arrêt Roe V. Wade, rendant ainsi ce droit attaquable par tous les États qui voudraient en revoir les modalités ou en interdire l’usage2. (Cela remettait d’autant en avant la nécessité pour les femmes, même vieillissantes, de continuer de partager leur lutte.) Effectivement, selon les argumentaires écrits dévoilés, ce droit n’est pas inscrit dans « l’histoire et les traditions de la Nation », il n’est donc pas protégé ou sous-entendu par la Constitution et laisse donc libre chaque État de décider pour lui-même (et ses habitantes!). Ainsi, sous prétexte de respecter l’histoire et les traditions, on retire un droit essentiel à la moitié des personnes composant la population de pays — celui de décider de son corps et de son avenir3. De quelle histoire ou tradition parle-t-on ici, me suis-je demandé. L’histoire de la domination masculine ? Du patriarcat ? Des violences faites aux femmes ? Aurait-on ce genre d’argument inconsistant et vague s’il s’agissait de parler de l’intégrité physique de l’autre moitié de cette même population ? Aurait-on ce genre d’argument si on proposait de rétablir le vote censitaire — parce que franchement, faire voter les pauvres, quelle idée!: ils voudront un état social qui limite par trop les bénéfices des entreprises privées déjà multimillionnaires, non, non, non, ce serait intolérable, ça. Mon compagnon me dit de me modérer dans mes propos4. Mais le dois-je vraiment ? Mon indignation, née de la peur et de la colère face à ces faits, n’est-elle pas légitime ?

La peur parce qu’il n’avait pas entendu parler de ces femmes qui, dans des pays où l’avortement est interdit, sont condamnées et emprisonnées parce qu’elles ont fait une fausse couche. La peur parce que c’est uniquement le contexte de l’actualité qui pousse les journaux à publier sur le sujet : ainsi, les internautes ont pu apprendre récemment qu’une Salvadorienne était condamnée à trente ans de prison pour ce crime de fausse couche, mais personne (ou presque) n’a entendu parler de cette Américaine condamnée à quatre ans de prison l’an passé pour le même tort — qualifié dans ce cas d’homicide involontaire. La peur et la colère parce que, dans ces mêmes articles, les journalistes surfent sur une information sensationnelle jouant sur les émotions, en usant d’un vocabulaire inadéquat, culpabilisant et inexact, et ne visent même pas à informer leur public que les fausses couches, ou autrement qualifiées d’avortements spontanés dans la littérature scientifique, concernent entre 15 et 20% des cas où la mère est consciente de son état (ainsi, à ce chiffre déjà important, il faut rajouter les femmes qui, étant trop proches de la fécondation pour être certaines d’être enceintes, subissent elles aussi un avortement spontané5). Où sont passés le traitement de l’information, l’analyse des données, la restitution du fait dans un cadre plus large que celui du fait divers ? Devrais-je ici aussi modérer mes propos alors que l’information fiable et pertinente d’une population joue (normalement) un rôle important dans le soutien de la démocratie ?

La colère également face au silence des politiciens belges sur les projets américains de remise en question du droit à l’avortement. Cependant, leur absence de réaction n’est pas étonnante au vu de l’instrumentalisation passée du dossier parlementaire proposant une modification de la loi actuelle de 2018 durant la longue période de négociations fédérales de 2020. Alors, plusieurs partis se sont clairement opposés à la possibilité d’avoir un débat démocratique en séance parlementaire (suivie d’un vote de la nouvelle loi) en demandant un troisième renvoi injustifié devant le Conseil d’État. La colère donc, devant ce déni de démocratie, devant ce refus d’entendre des argumentaires contradictoires au sien, c’est-à-dire en l’occurrence en faveur d’un allongement du délai légal d’avortement et d’une réduction du temps de réflexion obligatoire entre l’annonce et l’acte. La peur aussi de voir nos droits diminués, affaiblis, comme cela a été le cas en 2015 en Pologne qui a restreint l’accès à ce droit aux seuls cas de malformation ou de maladie grave du fœtus et puis plus récemment, en 2021, quand le Tribunal constitutionnel polonais a jugé anticonstitutionnel le fait d’avorter (même) en cas de « malformation grave et irréversible du fœtus ou de maladie incurable qui menace la vie du fœtus ». Ces décisions ont provoqué la mort de femmes. Mais, n’oublions pas, je dois me modérer — entendez, je dois me censurer parce que mon opinion étayée n’est pas de la même tonalité que la pléthore de commentaires haineux présents sur les réseaux sociaux. En effet, après tout, nos politiciens ont simplement refusé de dialoguer sur la question au regard des réalités actuelles, ils n’ont pas (encore) fait le pas d’une contreproposition restrictive de ce droit. Pour le moment, on peut encore espérer qu’ils considèrent toujours un droit, une loi, comme une garantie légale encadrant les pratiques légitimes de leurs concitoyens, et non pas une incitation à l’usage plein et entier de chacun de ces droits dans la vie quotidienne. Sur ce point, l’Espagne peut nous proposer un modèle à la fois plus positif et plus juste à suivre. En effet, le gouvernement espagnol a récemment présenté un projet de loi visant à créer un « congé menstruel » pour les femmes souffrant de règles douloureuses6, projet révolutionnaire en Europe, s’il aboutit, d’autant que cette loi n’est qu’une des lois proposées dans le cadre d’un projet de renforcement des droits à l’avortement et des droits reproductifs. Déjà à l’usage dans d’autres parties du monde, cette loi n’encourage cependant pas les femmes à prendre chaque mois un « congé menstruel », ainsi, preuve en est le Japon où moins de 1% des femmes utilisent ce congé. On ne peut clairement pas parler d’abus d’usage de leur part, ce qui pourrait être de bon augure concernant leur attitude envers les autres droits dont elles disposent : elles n’en abuseraient pas !

La peur et la colère ont largement de quoi être nourries, comme vous le constatez. Mais ici, j’aimerais finalement me concentrer sur l’essentiel. D’abord, des citoyens correctement informés peuvent voter de manière éclairée et aujourd’hui, il est possible de trouver des informations fiables et bien traitées. Ensuite, des pays avancent dans la protection légale de leurs concitoyens en vue de leur assurer une meilleure équité et justice de traitement, comme le démontre l’Espagne (nos politiciens peuvent donc s’éclairer d’un exemple positif). Et, maintenant, mon compagnon sait qui est Angela Davis (et en sait plus sur le droit à l’avortement dans le monde).

  1. Si vous vous intéressez, vous aussi, à la parole des « vieux », n’hésitez pas à jeter un œil au n°3, « Vieilles et vieux,» de La Revue nouvelle de cette année.
  2. Cet article a été écrit avant la décision de la Cour suprême des États-Unis de révoquer le droit à l’avortement, qui n’est donc plus protégé par la Constitution.
  3. De son avenir parce que les femmes sont encore majoritairement en charge de l’éducation des enfants, selon de nombreuses études (par exemple Brugeilles C., Sebille P., « Le partage des tâches parentales : les pères, acteurs secondaires », dans Informations sociales, 2013/2, n°176, p. 24 – 30).
  4. Appel à la silenciation, souvent adressé aux femmes, comme le fait M. De Meeûs encore très récemment dans un édito où il appelle « au calme » dans le débat sur l’écriture inclusive (et on remercie Laurence Rosier, Anne Vervier et Irène Kaufer d’avoir su lui répondre dans une carte blanche publiée par Les Grenades).
  5. Dans le très bon ouvrage « les joies d’en bas », les deux auteures, étudiantes en médecine, aujourd’hui diplômées, indiquent ainsi que, si on prend en compte les grossesses cliniques (les grossesses détectées, sues et suivies) et les grossesses chimiques (les grossesses pas encore détectées), « seuls la moitié des ovules fécondés donnent lieu à des grossesses viables » (Brochmann N. et Stokken Dahl E., Les joies d’en bas, Actes Sud, Arles, 2018, p. 375).
  6. Un projet de loi pas si abscons puisqu’existant déjà dans plusieurs (rares) autres pays du monde : au Japon, en Indonésie, à Taïwan, en Corée du Sud et en Zambie.

Aline Andrianne


Auteur

Aline Andrianne est romaniste, professeure de français et français langue étrangère. École Européenne (EEB2).