Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Soyons gourmets !

Numéro 9 Septembre 2009 par Pierre Van den Dungen

septembre 2009

La presse écrite ne fait plus désor­mais par­tie des médias de masse, concur­ren­cée qu’elle est par Inter­net qui pro­duit une nou­velle géné­ra­tion de lec­teurs étran­gers au sup­port papier. Joue-t-elle encore son rôle consti­tu­tif des opi­nions publiques ou est-elle condam­née à dis­pa­raître ? Certes, une mise en pers­pec­tive his­to­rique montre que jus­qu’i­ci elle a bien résis­té à la radio et à la télé­vi­sion, mais l’a­vè­ne­ment des nou­velles tech­no­lo­gies néces­site une refonte radi­cale : de vrais jour­na­listes mul­ti­mé­dias capables d’é­la­bo­rer une poli­tique d’é­di­tion spé­ci­fique doivent créer une presse cri­tique et réflexive, dont il fau­dra assu­rer la via­bi­li­té éco­no­mique, notam­ment en garan­tis­sant le paie­ment de droits d’au­teur des œuvres dif­fu­sées sur la Toile.

Un étu­diant — un « jeune » comme les vieux les appellent — me disait l’autre semaine : « Pour­quoi ache­ter du papier qui repro­duit, avec des heures de retard, des news que l’on trouve, tout de suite et gra­tui­te­ment, sur Inter­net ? » La ques­tion sans ambages a sus­ci­té une réponse immé­diate de ma part, un de ces auto­ma­tismes de la pen­sée habi­tuels aux « profs » : la nou­velle, l’information — comme l’image — ne valent rien sans le com­men­taire et l’analyse, sans le temps de l’arrêt, de la réflexion.

Mais encore…

Information dominante, réflexion dominée ?

La news n’a guère d’intérêt avant 1850 : ne lui faut-il pas tout un mois pour fran­chir l’Atlantique ? C’est au cours de la seconde moi­tié du XIXe siècle, avec l’application indus­trielle d’innovations tech­no­lo­giques, que l’information acquiert sa posi­tion domi­nante dans la presse quo­ti­dienne au détri­ment du com­men­taire et de l’article idéo­lo­gique, jusque-là maîtres des débats. Tout au long de la période, les pro­grès sont en effet sou­te­nus. S’améliorent les moyens de com­mu­ni­ca­tion (télé­graphe, télé­phone, TSF…) et de trans­port (che­min de fer et gares démul­ti­pliées, voi­tures pour cou­vrir les évé­ne­ments et, plus tard, avions). Se per­fec­tionnent aus­si les pro­cé­dés de fabri­ca­tion des jour­naux, avec la mise au point de machines typo­gra­phiques, de presses à la vapeur et puis élec­triques. Les nova­tions au ser­vice de l’«image », quant à elles, appa­raissent sur­tout après 1914 dans la presse quo­ti­dienne. Mais, à leur tour, elles affirment la supré­ma­tie de l’information à laquelle elles apportent une touche sen­sa­tion­na­liste. Une dimen­sion dont patrons de presse et jour­na­listes prennent sans tar­der la mesure « vendeuse ».

Dès cette époque, des intel­lec­tuels — un sub­stan­tif alors à peine né dans la langue fran­çaise — cri­tiquent ce « nou­veau jour­na­lisme ». Plu­sieurs d’entre eux — dont, en Bel­gique, Paul Otlet, le père puta­tif de l’Internet — tentent de regrou­per la presse « pério­dique » (en gros la « non-quo­ti­dienne ») afin que les ques­tions du jour conti­nuent à être obser­vées avec davan­tage de recul. Outre qu’ils singent l’APB (l’Association de la presse belge), la faible dif­fu­sion de leurs publi­ca­tions les rend peu attrac­tifs pour les annon­ceurs hyp­no­ti­sés par les tirages de la presse mas­si­fiée. De fait, ceux-ci feraient rosir de plai­sir les actuels direc­teurs de jour­naux : Le Soir a tiré jusqu’à 330.000 exem­plaires par jour dans les années 1930… Dans son âge d’or, la presse géné­ra­liste d’information a peu à peu gom­mé l’esprit de par­ti pour s’en tenir à l’«objectivité ». Elle a pro­mu l’énoncé des faits contre les « tar­tines » idéo­lo­giques qui néces­si­taient une très bonne connais­sance des mondes poli­ti­co-éco­no­miques. Dans un contexte d’alphabétisation du pays, les choix édi­to­riaux d’une presse tou­chant des couches sociales de plus en plus larges, illus­trent une réelle démo­cra­ti­sa­tion de la société.

Reste que le sou­ci de rendre objec­ti­ve­ment les faits est par­fois allé jusqu’à faire dis­pa­raître l’idée géné­rale et la syn­thèse. Peu à peu s’imposaient le témoi­gnage, livré brut de décof­frage, l’interview — un genre appa­ru dans les années 1880 – 1890 : jusqu’alors accor­der un entre­tien à un jour­nal hos­tile à ses idées était consi­dé­ré comme une aber­ra­tion… Par­fois, de façon un peu plus sophis­ti­quée, la prise de parole (voire de posi­tion) de l’expert, du scien­ti­fique…, mais de plus en plus sou­vent sans l’intervention « réflexive » du rédacteur.

Osons écrire que cette objec­ti­vi­té-là a aus­si ser­vi de cache-misère à des rédac­tions dévo­rées par Chro­nos, parce qu’étriquées, parce que dépas­sées par le temps des news. Celui-ci se comp­tait naguère en heures : il est désor­mais dans l’«immédiat vir­tuel ». Le sup­port papier seul, s’il s’en tient à l’information brute, est en consé­quence condam­né à dis­pa­raître ou à jouer les utilités.

Portrait du Journaliste en professionnel De l’intérêt citoyen à ne pas uniquement trier les ordures

Le jour­na­lisme d’information va créer une mytho­lo­gie valo­ri­sant l’homme de ter­rain, celui qui inves­tigue et mène l’enquête. La lit­té­ra­ture elle-même a célé­bré les Rou­le­ta­bille, les Fan­dor…, tous fins limiers ayant à lut­ter par­fois contre les ins­ti­tu­tions (la police notam­ment), voire leur propre direc­tion, pour éta­blir la véri­té des faits. Ces pra­tiques du métier ne s’imposèrent pas sans mal en Europe conti­nen­tale tout comme, au final, la recon­nais­sance du carac­tère « pro­fes­sion­nel » du métier de jour­na­liste. D’abord, le « nou­veau jour­na­lisme » pro­ve­nait d’Amérique (Gor­don Ben­net père, fon­da­teur du New York Herald, passe en effet pour avoir publié le pre­mier repor­tage en 1836) et, à ce titre, pour beau­coup, ne pou­vait donc qu’être bar­bare. Ain­si, à l’occasion du pre­mier Congrès inter­na­tio­nal de la presse tenu à Anvers en 1894 — au moment où le genre s’impose en Bel­gique —, la pré­sence des repor­ters est-elle sou­mise à un vote préa­lable de l’assemblée. Il s’agissait de déter­mi­ner s’il était per­mis d’autoriser « ces (néan­moins) amis et confrères » à « prendre part à la dis­cus­sion ». Quant au « lais­sez-pas­ser natio­nal pour jour­na­listes, repor­ters-pho­to­graphes, repor­ters », il n’est léga­le­ment recon­nu qu’en jan­vier 1940 par arrê­té minis­té­riel, confir­mé par arrê­té royal en décembre 1946. Désor­mais, l’administration va déli­vrer le docu­ment sur demande exclu­sive de l’unique orga­nisme agréé par elle, l’AGPB, qui a suc­cé­dé à l’APB fon­dée en 1886. Quant à la carte de jour­na­liste pro­fes­sion­nel, un arrê­té royal l’institue en jan­vier 1965, deux ans après le vote de la loi du 30 décembre 1963 sur la « pro­tec­tion du jour­na­liste professionnel ».

Reste qu’aujourd’hui le jour­na­lisme d’enquête campe sur les som­mets. Le sou­tien mas­sif accor­dé aux jour­na­listes licen­ciés du Vif (Phi­lip­pon, Gru­ber, Mer­tens et Klein) peut s’interpréter comme la mani­fes­ta­tion d’une « opi­nion publique » sou­te­nant tout autant quatre vic­times d’un règle­ment de compte patro­nal que quatre mous­que­taires du « devoir d’informer1 ». Si celui-ci n’exclut pas une forme de sen­sa­tion­na­lisme com­mer­cial, il est, rap­pe­lons-le, l’un des droits « consti­tu­tifs » — au sens pre­mier — des États démocratiques.

Ce jour­na­lisme tenant d’une poli­tique édi­to­riale res­pon­sable et cou­ra­geuse ose éga­le­ment clas­ser et même trier les infor­ma­tions. Soit les ordon­ner selon leur impor­tance, voire les sélec­tion­ner. Il réclame certes de l’argent (voire ci-des­sous) mais, en aus­si grande quan­ti­té, du temps et de la com­pé­tence (ce qui est lié). Ain­si, dans le cas de la cou­ver­ture média­tique de l’affaire Dutroux — chape de plomb (de typo­graphe!), com­bien de rédac­tions ont-elles joué leur rôle de « rai­son­neuses », d’éclaireuses de l’opinion ? Beau­coup ont ajou­té à la confu­sion des sen­ti­ments, au béné­fice — des mau­vais esprits diraient « au pro­fit»… — d’une émo­tion volon­tiers raco­leuse. À l’époque où Inter­net bal­bu­tiait, il s’agissait de rendre coup pour coup (média­tique) à la télé­vi­sion. Ce fut, pen­sons-nous, l’occasion man­quée, même devant des évé­ne­ments aus­si ignobles, de se dis­tin­guer par un ton déca­lé, de mon­trer sa sin­gu­la­ri­té intel­li­gente. À la condi­tion de reva­lo­ri­ser le com­men­taire et, plus encore, l’analyse. Pas contre le média de masse ou du moins hors de lui, comme le pen­saient les « intel­lec­tuels » du début du XXe siècle, mais plu­tôt en syner­gie avec lui. Les asso­cia­tions de jour­na­listes ont rai­son de recom­man­der, comme l’une des réponses clés à la crise actuelle, un « réin­ves­tis­se­ment dans les rédac­tions, capable de garan­tir l’amélioration et la redy­na­mi­sa­tion des conte­nus des quotidiens ».

La question économique, mais pas seulement

Le Mémo­ran­dum des édi­teurs de la presse quo­ti­dienne fran­co­phone pointe des réa­li­tés cruelles : on achète de moins en moins de quo­ti­diens. Du moins tels que défi­nis à ce jour, soit en sup­port papier. Le mar­ché fran­co­phone est étroit ; il est aus­si secon­daire — les déci­deurs se trouvent sur­tout au Nord du pays — et lami­né par la concur­rence fran­çaise. Pou­vez-vous vous pro­cu­rer un quo­ti­dien de gauche en Bel­gique fran­co­phone… à part Libé­ra­tion from Paris ?

D’ores et déjà, les quo­ti­diens n’appartiennent plus à la caté­go­rie des médias de masse comme ils l’ont été entre 1880 et 1950. Ain­si (l’excellente) Libre Bel­gique de 2009 a‑t-elle un tirage quo­ti­dien (45000) équi­valent à celui de L’Étoile belge, pros­père quo­ti­dien libé­ral de la Bel­gique cen­si­taire, en 1870. Au-delà d’une ques­tion vitale de sur­vie éco­no­mique, il est légi­time de se deman­der si la presse écrite de for­mat papier joue encore son rôle consti­tu­tif des opi­nions publiques dans l’espace public démo­cra­tique ? L’interrogation vaut encore davan­tage mesu­rée à l’aune des géné­ra­tions : quel est aujourd’hui l’âge moyen des lec­teurs des quo­ti­diens « papier » ? Corol­laire : d’autres prennent-ils leur relève en nombre suffisant ?

Certes il est de bon ton de se reven­di­quer « jour­nal de qua­li­té»… Tel fut le boni­ment de L’Indépendance belge du moment qu’elle ne « fit plus ses frais » (à l’avènement de la presse mas­si­fiée vers 1880) jusqu’à sa dis­pa­ri­tion en 1940. Et de s’enorgueillir de pos­sé­der un lec­to­rat « hap­py few » d’hommes influents. Tant pis pour les femmes ; tant pis si la publi­ca­tion dépen­dait du bon vou­loir de l’état-major du par­ti libé­ral et de leurs amis des milieux d’affaires de la Bel­gique uni­ta­riste fran­co­phone d’arrière-grand-papa.

Les aides « poli­tiques » à la presse ne datent en effet pas d’hier. Elles ont même concer­né, jusqu’en 1914, la majo­ri­té des quo­ti­diens belges. Jadis, elles éma­naient de par­tis poli­tiques, d’associations notam­ment reli­gieuses ; aujourd’hui, elles pro­viennent de la Com­mu­nau­té fran­çaise. Mal­gré le « pro­grès » de sou­tiens finan­ciers désor­mais « plu­ra­listes », étu­diés de près et, en prin­cipe, sans contre­par­tie, ces types d’aide ont tou­te­fois leurs limites. Parce que dans l’esprit des nou­veaux publics de lec­teurs, notam­ment par­mi les jeunes, ils peuvent décré­di­bi­li­ser le média qui en béné­fi­cie. La ques­tion éco­no­mique sou­lève, en effet ; celle de l’indé­pen­dance — la vraie… —, laquelle ne tient pas, selon nous, sans réelle auto­no­mie finan­cière. Même si celle-ci, garan­tie néces­saire, ne consti­tue pas une condi­tion suf­fi­sante, elle pré­serve mieux les direc­tions de jour­naux des ten­ta­tives de cor­rup­tion (à dis­tin­guer des « ten­ta­tions mer­can­tiles », qui peuvent exis­ter, mais qui, jusqu’à preuve du contraire, ne sont pas illé­gales). Enfin, puis­sance éco­no­mique et influence sur l’opinion publique obligent, l’autonomie finan­cière des entre­prises de presse les pro­tège davan­tage des pres­sions politiques.

Ana­ly­sant le scan­dale finan­cier du canal de Pana­ma dans la France du XIXe siècle, Patrick Eve­no a mon­tré, sans nier les col­lu­sions éta­blies entre jour­na­listes (patrons de presse comme rédac­teurs, per­son­nel­le­ment enri­chis) et hommes d’affaires, qu’il fal­lait rela­ti­vi­ser les accu­sa­tions de « véna­li­té » et de « cor­rup­tion » de la presse. Pour ce qui nous concerne, il a prou­vé de façon convain­cante que la flo­ris­sante presse de masse, les grands quo­ti­diens de pro­vince et même les jour­naux de pres­tige ont eu le moins besoin de la publi­ci­té des annonces pour vivre. Il res­sort de son étude que la véna­li­té a tou­ché avant tout — néces­si­té ayant fait loi… — les jour­naux défi­ci­taires. À titre d’exemple, les « sub­ven­tions » de la socié­té de Les­seps repré­sentent 0,5% du chiffre d’affaires (ou encore 1,7% de la marge com­mer­ciale) du Petit Jour­nal, quo­ti­dien le plus arro­sé dans cette affaire… et cepen­dant… hos­tile au canal2 !

Rap­pe­lons-le aux thu­ri­fé­raires d’une presse « éta­ti­sée », soit sans réclame : dans la plu­part des cas, les « publi­ci­tés com­mer­ciales » ont mieux garan­ti les liber­tés édi­to­riales que les « amis poli­tiques » (un oxy­mo­ron?). « En revanche — et ceci est capi­tal — avec le suc­cès, les quo­ti­diens mas­si­fiés se sont adap­tés « au grand nombre par sup­pres­sion des carac­tères dif­fé­ren­ciés » (pour reprendre la défi­ni­tion exacte du terme mas­si­fi­ca­tion)». De façon sché­ma­tique : les belles tour­nures ont lais­sé la place aux « pluies tor­ren­tielles », aux « cha­leurs tor­rides » et autres mer­veilles d’inventivité du style dit « jour­na­lis­tique ». Plus grave, quant au fond, la presse a moins défen­du des idées et des prin­cipes pour davan­tage flat­ter la bête publique dans le sens de ses goûts et ses habi­tudes… Ici encore « l’objectivité » fut par­fois l’euphémisme de la peur de perdre des lec­teurs et, rien n’est simple, des annonceurs.

La clé Internet ou Internet à la clé ?

Où l’historien cher­cheur sort de ses vieux papiers et s’autorise une forme de pros­pec­tive argumentée…

Information dominante, réflexion dominée ?

On a admis que, dans la course aux « nou­velles », le sup­port papier n’était plus en mesure de tenir le rôle lea­der. Que la déses­pé­rance ne nous étreigne pas pour autant. Fina­le­ment et en pers­pec­tive, la presse écrite a bel et bien sur­vé­cu aux révo­lu­tions tech­no­lo­giques évo­quées. Elle a sans doute mieux résis­té à la radio qu’à la télé­vi­sion et ses images ani­mées, colo­rées, par­fois cha­toyantes. Avec le triomphe d’Internet qui redonne de la place à l’écrit à côté du son et de l’image — pour la forme et le beau style on repas­se­ra, mais… — la presse écrite a, selon nous, de nou­veau de quoi espé­rer. Twit­ter, mails, flux, RSS forment autant de pos­sibles sup­ports dont la limite se trouve avant tout dans la capa­ci­té du grand public à s’approprier cette inven­ti­vi­té conti­nuelle, presque compulsive.

Dans un uni­vers média­tique où les grands ser­veurs rendent la pro­ve­nance des infor­ma­tions sou­vent plus opaque, la presse écrite quo­ti­dienne pour­rait deve­nir le lieu de recul quo­ti­dien, le « point du jour » des enquêtes en cours, le contre­point du tout-à‑l’écran auquel il serait deman­dé de livrer ses sources… Fai­sant une force de sa fai­blesse (sa « len­teur »), elle pour­rait prendre, sinon le point de vue de Sirius, le par­ti de se moquer de la furia sen­sa­tion­na­liste de l’immédiateté.

Portrait du Journaliste en professionnel : De l’intérêt…

Car l’info­bé­si­té qu’Internet contri­bue à créer rend tou­jours plus indis­pen­sable le tra­vail des jour­na­listes trieurs-clas­seurs (Ce que Benoît Lechat appelle « la fonc­tion agen­daire qui conti­nue d’être contrô­lée par la presse écrite»…). Il a fal­lu du temps pour que la presse écrite cesse de seule­ment déni­grer la télé­vi­sion, média de masse qui lui a ravi sa pre­mière place dans les années soixante. Pour qu’elle s’en empare enfin, la décor­tique, lui consacre des cahiers entiers. Cela tenait pour une grande part aux jour­na­listes eux-mêmes : en termes de créa­tions comme de vec­teurs de connais­sances, les pre­mières géné­ra­tions avaient pré­fé­ré en res­ter à leurs amours ini­tiales, les Belles-lettres, le théâtre et le ciné­ma…, quand les sui­vantes furent hap­pées par la « petite lucarne ».

Aujourd’hui, il fau­drait que les rédac­teurs s’emparent davan­tage d’Internet : le maî­trisent mieux, apprennent à le regar­der avec des yeux cri­tiques. Faut-il rap­pe­ler que, dans l’affaire du Vif, c’est la Toile qui a ébrui­té l’affaire, contrai­gnant la presse écrite papier à en par­ler plus lon­gue­ment. Cette atti­tude fri­leuse, notam­ment de la part des rédac­tions en chef du Soir et de La Libre Bel­gique qui ont d’abord refu­sé la publi­ca­tion d’une carte blanche en faveur des jour­na­listes révo­qués avant de se la faire impo­ser… par l’«opinion vir­tuelle » du Web, contri­bue à accré­di­ter les thèses extrêmes de « jour­na­listes citoyens ». Ceux-ci ont pris d’assaut Inter­net parce qu’ils consi­dèrent la presse écrite — ver­sion papier et ses pro­lon­ge­ments sur la Toile — comme un « média offi­ciel », dévo­lu aux nota­bi­li­tés… Cer­tains de ces sites sont d’ailleurs remar­quables et deve­nus des réfé­rences. Ils peuvent être gérés par d’anciens « pros », par­fois en rup­ture de ban avec tout ou par­tie du métier « papier ». D’autres fois, ils ont entre­pris des syner­gies que nous vou­drions voir se déve­lop­per : tel le site fran­çais Demain tous jour­na­listes, de Benoît Raphaël, ex-cadre de la presse quo­ti­dienne régio­nale, rédac­teur en chef du Post, un pure-player par­ti­ci­pa­tif et com­mu­nau­taire lan­cé par Le Monde Inter­ac­tif en sep­tembre 2007.

C’est pour­quoi il est capi­tal, comme Arnaud Gré­goire le sou­ligne, de ne pas consi­dé­rer le jour­na­liste en ligne « comme un paria de seconde zone ». Ain­si que Benoît Lechat le rap­pelle, le pro­blème du sta­tut pré­caire des jour­na­listes (ces « faux indé­pen­dants sous-payés ») touche en véri­té une grande part de la pro­fes­sion, en Bel­gique comme ailleurs3.

Or il faut au contraire de vrais jour­na­listes mul­ti­mé­dias, cor­rec­te­ment payés afin de répondre aux attentes du lec­to­rat d’Internet, éga­le­ment uti­li­sa­teur-acteur-créa­teur comme ce média de masse indi­vi­dua­li­sé le per­met. Ain­si le New York Times a‑t-il créé une page Face­book sur laquelle il lance des débats : appe­lons l’initiative un « cour­riel des lec­teurs ». Des jour­na­listes, grâce à un site, sélec­tionnent les réponses les plus étayées, dès lors clas­sées et thé­ma­ti­sées, avec un ren­voi vers la page Face­book du quo­ti­dien. De telles trou­vailles, redonnent leur juste place aux pro­fes­sion­nels : ils ont trié, clas­sé, recréé des inter­ac­tions, mis en lien(s). Ils ont aus­si réaf­fir­mé une poli­tique d’édi­tion proche du comi­té de rédac­tion qui publie « après lec­ture », dans la logique démo­cra­tique (c’est-à-dire res­pon­sable) et non déma­go­gique (c’est-à-dire irres­pon­sable) du « modé­ra­teur»… De la sorte, ils ont rai­son­né et lais­sé la place à l’investigation, à la véri­fi­ca­tion face à Inter­net qui bruisse de rumeurs, et — sans ces « média­teurs » cri­tiques — laisse trop sou­vent accré­di­ter l’ignominieux pro­verbe selon lequel « il n’y a pas de fumée sans feu ». Adage de pyromanes !

La question économique : un défi, investir malgré la crise

Conti­nuons à nous frot­ter au meilleur, mal­gré la dif­fé­rence incom­men­su­rable des moyens finan­ciers entre lui et la (petite) presse écrite belge. La com­pa­rai­son qui n’est jamais rai­son nous ramène d’ailleurs aux réa­li­tés concrètes. Pas de contes (ou plu­tôt de comptes) de fée qui tiennent ici non plus. Le New York Times est lui aus­si tou­ché par la crise éco­no­mique mon­diale et plus encore par celle de la presse. Ses reve­nus publi­ci­taires ont bais­sé de 14% en 2008. Tou­te­fois, mal­gré la tour­mente, les ges­tion­naires (la famille Ochs-Sulz­ber­ger pro­prié­taire de la publi­ca­tion depuis 1896) ont pri­vi­lé­gié leur répu­ta­tion de rigueur édi­to­riale à leurs biens immo­bi­liers, pour cer­tains reven­dus. Ils ont — pour le moment — pré­ser­vé le mil­lier (!) de rédac­teurs à leur ser­vice, leurs trente bureaux à l’étranger et main­te­nu leur bud­get de quelque 200.000.000 de dol­lars dédiés à l’information4… À une échelle incom­pa­rable, ces gens d’affaires œuvrent afin de main­te­nir le sta­tut de leur quo­ti­dien qui reven­dique le droit de ne s’intéresser qu’à « l’information digne d’être publiée ». Cette exi­gence de bon aloi veut qu’aux États-Unis, les télé­vi­sions ne com­mencent à cou­vrir un sujet d’un point de vue natio­nal qu’à par­tir du moment où le New York Times l’a évoqué.

Mais, dans le même temps, les res­pon­sables du quo­ti­dien n’ont eu de cesse de déve­lop­per les syner­gies papier-Toile, à l’instar de véri­tables rubriques sur la vie d’Internet. Au-delà d’un on-line remar­quable, ils ont éga­le­ment inves­ti, fin 2006, dans une espèce de « labo­ra­toire de recherche » en charge d’interroger usages en cours et à venir du Net et de ses décli­nai­sons mul­ti­mé­dias. Pas ques­tion ici de jouer à la famille Arpel dans Mon Oncle de Jacques Tati. Il s’agit bel et bien de « com­prendre » la tech­no­lo­gie, de « rai­son­ner » sur ses appli­ca­tions. Mais, pour ce faire, il a fal­lu admettre l’évidence : l’avenir de la presse écrite de masse passe par le vir­tuel… Son futur indé­pen­dant ne peut igno­rer la kyrielle d’objets intel­li­gents (livres numé­riques, etc.) qui démul­ti­plie les pos­si­bi­li­tés de consul­ter le quo­ti­dien. Mais aus­si celles de se créer des lec­to­rats, voire de rame­ner au ber­cail ceux per­dus par le « papier ».

Inves­tir dans la recherche théo­rique pour en tirer de pos­sibles appli­ca­tions indus­trielles et com­mer­ciales relève d’une juste logique entre­pre­neu­riale. Petit pays, mais pas petit esprit quoi qu’en dise l’autre défunt : pour­quoi ne pas deman­der que les aides des pou­voirs publics se concentrent sur ce type de reconversion ?

En somme, The New York Times est déjà un quo­ti­dien mul­ti­mé­dia : il n’y est plus ques­tion de rédac­tion Web et papier puisque toutes deux sont inté­grées. Ce qui est aus­si l’occasion d’affirmer une plus grande dif­fu­sion, très bien vue des annon­ceurs : en l’occurrence, 19,2 mil­lions de lec­teurs, en 2009 pour 1.000.000 d’exemplaires quo­ti­diens vendus.

Incom­pa­rable vous disais-je : sauf dans le prin­cipe et la méthode… Car, selon nous, l’avenir de la presse écrite… s’écrit de la sorte. On se demande si cer­taines résis­tances en Europe n’expriment pas une confu­sion entre le sup­port, tou­jours en évo­lu­tion, et la pra­tique du métier elle-même. S’y mêle la sym­pa­thique sur­vi­vance « à la fran­çaise » selon laquelle les rédac­teurs sont aus­si des « jour­na­listes écri­vains », des lit­té­ra­teurs — sinon des écri­vains ! — en gésine.

Reste que 80 à 85% du chiffre d’affaires du New York Times pro­viennent de la publi­ci­té et des petites annonces… Du point de vue des recettes publi­ci­taires, le géant Inter­net demeure un nain : il en va de même en Bel­gique, où le « Web » capte à peine 3% des recettes de la publicité…

Au sur­plus, ce média de masse indi­vi­dua­li­sé pose la ques­tion de la déma­té­ria­li­sa­tion… Celle des rap­ports sociaux, celle de l’information… mais aus­si celle des rap­ports mar­chands pour (et entre) usa­gers, créa­teurs, artistes, jour­na­listes… À l’exception notable des gigan­tesques ser­veurs (Google, Yahoo) — la pro­blé­ma­tique néces­si­te­rait, à son tour, un dos­sier car elle envi­sa­ge­rait la ques­tion des « pour­voyeurs » de l’information web — les uti­li­sa­teurs d’Internet voient tout sous l’angle de la gra­tui­té. Pour ce qui nous occupe, cette der­nière déma­té­ria­li­sa­tion s’accompagne chez les uti­li­sa­teurs du média de prin­cipes et d’un modus ope­ran­di qui ignorent sou­vent le droit des auteurs et des édi­teurs ; qui peuvent aller jusqu’au pillage dans le cas du télé­char­ge­ment illé­gal. C’est pour­quoi le débat en cours ne peut igno­rer la réflexion sur les stra­té­gies de com­mer­cia­li­sa­tion de la Toile. Parce qu’elles recèlent, peut-être, des solu­tions pour la presse écrite, vir­tuelle ou (et) papier. Jadis, dès les années 1850, les quo­ti­diens optèrent pour les inser­tions payantes de publi-rédac­tion­nels et de faits divers, en plus des tra­di­tion­nelles annonces et réclames. Les ges­tion­naires du New York Times pensent déjà à des solu­tions de cet ordre tan­dis, qu’aux der­nières nou­velles — dans un contexte d’entrée de la publi­ci­té sur Google News-The Wall Street Jour­nal, pro­prié­té de News Corps aux mains du finan­cier Rupert Mur­doch, envi­sage pour sa part le micro-paie­ment en ligne d’articles à la demande.

Mais on pour­rait aus­si déga­ger des moyens finan­ciers du côté des por­tails qui repro­duisent sur leurs sites de news — titres et courts extraits d’articles. Il nous sem­ble­rait juste qu’ils paient des droits sur ce tra­vail d’autrui (aux auteurs et aux édi­teurs)… Sur­tout lorsqu’ils per­mettent l’accès gra­tuit à… des archives payantes. Tout à leur déma­té­ria­li­sa­tion, nombre d’internautes res­tent tou­te­fois insen­sibles à ce type d’argument. Plus encore — fait inté­res­sant pour l’histoire socio­cul­tu­relle — ils en condamnent les pro­lon­ge­ments devant les tri­bu­naux (affaire Copie­presse contre Google news) au nom… du droit à une libre information.

En conclusion

Sauf si déci­deurs et ges­tion­naires belges devaient ne pas « oser » les réformes néces­saires, pour­quoi la presse écrite quo­ti­dienne ne sur­vi­vrait-elle pas ? Atten­dons les pro­chains États Géné­raux avec curio­si­té. Qu’ils soient abor­dés en repen­sant l’avenir de ce média du point de vue de la forme et du fond, et au regard de deux don­nées inévi­tables. L’une, tech­nique : la péné­tra­tion sans cesse plus grande d’Internet dans les foyers. L’autre, humaine (et corol­laire de la pre­mière): l’arrivée d’un lec­to­rat de nou­velle géné­ra­tion, en géné­ral étran­ger au « papier », pour lequel la presse écrite sera proac­tive, ouverte aux tech­no­lo­gies modernes, ou ne sera pas.

De façon conco­mi­tante, il fau­dra vider le débat de la com­mer­cia­li­sa­tion d’Internet, en y impli­quant les ser­veurs que l’on ver­rait volon­tiers en « cochons de payeurs ». En fin de compte, qu’importe le sup­port — papy­rus, par­che­min, papier chif­fon, papier en cel­lu­lose… — tant que per­dure l’esprit d’une presse écrite réflexive et de grande dif­fu­sion. Celle d’aujourd’hui est encore par­fois l’une, elle n’est plus l’autre.

Popu­la­tion d’in­ter­nautes en Europe en avril 2009. VU repré­sente les “visi­teurs uniques”
Pays Nombre de visi­teurs en million  Nombre d’heures sur inter­net par VU  Nombre de pages vues par VU 
Alle­magne 40,0 22 2.601
Royaume-Uni 36,8 29 2.482
France 36,3 28 2.971
Ita­lie 21,2 19 1.790
Espagne 18,6 25 2.398
Pays-Bas 12,0 25 2.712
Suède 5,6 25 2.712
Bel­gique 5,4 19 2.032
Autriche 4,4 14 1.562
Por­tu­gal 3,7 19 1.725
Dane­mark 3,4 18 1.890
Fin­lande 3,1 26 2.777
Irlande 1,7 17 10.000

Source : http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_nbr_eu.shtml, consul­té le 18 août 2009.

Selon Com­score, l’Allemagne est le pays qui compte le plus d’internautes (40 mil­lions au total) en Europe en avril 2009, devant le Royaume-Uni (36,8 mil­lions) et la France (36,3 mil­lions). Pour­tant, c’est au Royaume-Uni que les indi­vi­dus passent le plus de temps sur Inter­net (29 heures par inter­naute en avril), devant la France (28 heures) ou encore la Fin­lande (26 heures). Enfin, c’est en France que l’on enre­gistre le plus grand nombre de pages vues par visi­teur : 2.971 sur le mois d’avril.

  1. Voir Benoît Lechat, « Jour­na­listes, un tout petit par­fum de marche blanche », La Revue nou­velle, février 2009.
  2. Eve­no P., L’argent de la presse fran­çaise des années 1820 à nos jours, Paris, CTHS, 2003, p. 34 – 36.
  3. Accar­do A. et alii, Jour­na­listes pré­caires, jour­na­listes au quo­ti­dien, Mar­seille, Agone (nou­velle édi­tion), 2007.
  4. On lira avec pro­fit : Jones A.S. et Tifft S. E., The Trust : the Pri­vate and Power­ful Fami­ly Behind The New York Times, 1999. Mais aus­si… la remar­quable notice sur Wiki­pe­dia dans sa ver­sion d’expression anglaise qui est lar­ge­ment référencée.

Pierre Van den Dungen


Auteur