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Soyons gourmets !
La presse écrite ne fait plus désormais partie des médias de masse, concurrencée qu’elle est par Internet qui produit une nouvelle génération de lecteurs étrangers au support papier. Joue-t-elle encore son rôle constitutif des opinions publiques ou est-elle condamnée à disparaître ? Certes, une mise en perspective historique montre que jusqu’ici elle a bien résisté à la radio et à la télévision, mais l’avènement des nouvelles technologies nécessite une refonte radicale : de vrais journalistes multimédias capables d’élaborer une politique d’édition spécifique doivent créer une presse critique et réflexive, dont il faudra assurer la viabilité économique, notamment en garantissant le paiement de droits d’auteur des œuvres diffusées sur la Toile.
Un étudiant — un « jeune » comme les vieux les appellent — me disait l’autre semaine : « Pourquoi acheter du papier qui reproduit, avec des heures de retard, des news que l’on trouve, tout de suite et gratuitement, sur Internet ? » La question sans ambages a suscité une réponse immédiate de ma part, un de ces automatismes de la pensée habituels aux « profs » : la nouvelle, l’information — comme l’image — ne valent rien sans le commentaire et l’analyse, sans le temps de l’arrêt, de la réflexion.
Mais encore…
Information dominante, réflexion dominée ?
La news n’a guère d’intérêt avant 1850 : ne lui faut-il pas tout un mois pour franchir l’Atlantique ? C’est au cours de la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’application industrielle d’innovations technologiques, que l’information acquiert sa position dominante dans la presse quotidienne au détriment du commentaire et de l’article idéologique, jusque-là maîtres des débats. Tout au long de la période, les progrès sont en effet soutenus. S’améliorent les moyens de communication (télégraphe, téléphone, TSF…) et de transport (chemin de fer et gares démultipliées, voitures pour couvrir les événements et, plus tard, avions). Se perfectionnent aussi les procédés de fabrication des journaux, avec la mise au point de machines typographiques, de presses à la vapeur et puis électriques. Les novations au service de l’«image », quant à elles, apparaissent surtout après 1914 dans la presse quotidienne. Mais, à leur tour, elles affirment la suprématie de l’information à laquelle elles apportent une touche sensationnaliste. Une dimension dont patrons de presse et journalistes prennent sans tarder la mesure « vendeuse ».
Dès cette époque, des intellectuels — un substantif alors à peine né dans la langue française — critiquent ce « nouveau journalisme ». Plusieurs d’entre eux — dont, en Belgique, Paul Otlet, le père putatif de l’Internet — tentent de regrouper la presse « périodique » (en gros la « non-quotidienne ») afin que les questions du jour continuent à être observées avec davantage de recul. Outre qu’ils singent l’APB (l’Association de la presse belge), la faible diffusion de leurs publications les rend peu attractifs pour les annonceurs hypnotisés par les tirages de la presse massifiée. De fait, ceux-ci feraient rosir de plaisir les actuels directeurs de journaux : Le Soir a tiré jusqu’à 330.000 exemplaires par jour dans les années 1930… Dans son âge d’or, la presse généraliste d’information a peu à peu gommé l’esprit de parti pour s’en tenir à l’«objectivité ». Elle a promu l’énoncé des faits contre les « tartines » idéologiques qui nécessitaient une très bonne connaissance des mondes politico-économiques. Dans un contexte d’alphabétisation du pays, les choix éditoriaux d’une presse touchant des couches sociales de plus en plus larges, illustrent une réelle démocratisation de la société.
Reste que le souci de rendre objectivement les faits est parfois allé jusqu’à faire disparaître l’idée générale et la synthèse. Peu à peu s’imposaient le témoignage, livré brut de décoffrage, l’interview — un genre apparu dans les années 1880 – 1890 : jusqu’alors accorder un entretien à un journal hostile à ses idées était considéré comme une aberration… Parfois, de façon un peu plus sophistiquée, la prise de parole (voire de position) de l’expert, du scientifique…, mais de plus en plus souvent sans l’intervention « réflexive » du rédacteur.
Osons écrire que cette objectivité-là a aussi servi de cache-misère à des rédactions dévorées par Chronos, parce qu’étriquées, parce que dépassées par le temps des news. Celui-ci se comptait naguère en heures : il est désormais dans l’«immédiat virtuel ». Le support papier seul, s’il s’en tient à l’information brute, est en conséquence condamné à disparaître ou à jouer les utilités.
Portrait du Journaliste en professionnel De l’intérêt citoyen à ne pas uniquement trier les ordures
Le journalisme d’information va créer une mythologie valorisant l’homme de terrain, celui qui investigue et mène l’enquête. La littérature elle-même a célébré les Rouletabille, les Fandor…, tous fins limiers ayant à lutter parfois contre les institutions (la police notamment), voire leur propre direction, pour établir la vérité des faits. Ces pratiques du métier ne s’imposèrent pas sans mal en Europe continentale tout comme, au final, la reconnaissance du caractère « professionnel » du métier de journaliste. D’abord, le « nouveau journalisme » provenait d’Amérique (Gordon Bennet père, fondateur du New York Herald, passe en effet pour avoir publié le premier reportage en 1836) et, à ce titre, pour beaucoup, ne pouvait donc qu’être barbare. Ainsi, à l’occasion du premier Congrès international de la presse tenu à Anvers en 1894 — au moment où le genre s’impose en Belgique —, la présence des reporters est-elle soumise à un vote préalable de l’assemblée. Il s’agissait de déterminer s’il était permis d’autoriser « ces (néanmoins) amis et confrères » à « prendre part à la discussion ». Quant au « laissez-passer national pour journalistes, reporters-photographes, reporters », il n’est légalement reconnu qu’en janvier 1940 par arrêté ministériel, confirmé par arrêté royal en décembre 1946. Désormais, l’administration va délivrer le document sur demande exclusive de l’unique organisme agréé par elle, l’AGPB, qui a succédé à l’APB fondée en 1886. Quant à la carte de journaliste professionnel, un arrêté royal l’institue en janvier 1965, deux ans après le vote de la loi du 30 décembre 1963 sur la « protection du journaliste professionnel ».
Reste qu’aujourd’hui le journalisme d’enquête campe sur les sommets. Le soutien massif accordé aux journalistes licenciés du Vif (Philippon, Gruber, Mertens et Klein) peut s’interpréter comme la manifestation d’une « opinion publique » soutenant tout autant quatre victimes d’un règlement de compte patronal que quatre mousquetaires du « devoir d’informer1 ». Si celui-ci n’exclut pas une forme de sensationnalisme commercial, il est, rappelons-le, l’un des droits « constitutifs » — au sens premier — des États démocratiques.
Ce journalisme tenant d’une politique éditoriale responsable et courageuse ose également classer et même trier les informations. Soit les ordonner selon leur importance, voire les sélectionner. Il réclame certes de l’argent (voire ci-dessous) mais, en aussi grande quantité, du temps et de la compétence (ce qui est lié). Ainsi, dans le cas de la couverture médiatique de l’affaire Dutroux — chape de plomb (de typographe!), combien de rédactions ont-elles joué leur rôle de « raisonneuses », d’éclaireuses de l’opinion ? Beaucoup ont ajouté à la confusion des sentiments, au bénéfice — des mauvais esprits diraient « au profit»… — d’une émotion volontiers racoleuse. À l’époque où Internet balbutiait, il s’agissait de rendre coup pour coup (médiatique) à la télévision. Ce fut, pensons-nous, l’occasion manquée, même devant des événements aussi ignobles, de se distinguer par un ton décalé, de montrer sa singularité intelligente. À la condition de revaloriser le commentaire et, plus encore, l’analyse. Pas contre le média de masse ou du moins hors de lui, comme le pensaient les « intellectuels » du début du XXe siècle, mais plutôt en synergie avec lui. Les associations de journalistes ont raison de recommander, comme l’une des réponses clés à la crise actuelle, un « réinvestissement dans les rédactions, capable de garantir l’amélioration et la redynamisation des contenus des quotidiens ».
La question économique, mais pas seulement
Le Mémorandum des éditeurs de la presse quotidienne francophone pointe des réalités cruelles : on achète de moins en moins de quotidiens. Du moins tels que définis à ce jour, soit en support papier. Le marché francophone est étroit ; il est aussi secondaire — les décideurs se trouvent surtout au Nord du pays — et laminé par la concurrence française. Pouvez-vous vous procurer un quotidien de gauche en Belgique francophone… à part Libération from Paris ?
D’ores et déjà, les quotidiens n’appartiennent plus à la catégorie des médias de masse comme ils l’ont été entre 1880 et 1950. Ainsi (l’excellente) Libre Belgique de 2009 a‑t-elle un tirage quotidien (45000) équivalent à celui de L’Étoile belge, prospère quotidien libéral de la Belgique censitaire, en 1870. Au-delà d’une question vitale de survie économique, il est légitime de se demander si la presse écrite de format papier joue encore son rôle constitutif des opinions publiques dans l’espace public démocratique ? L’interrogation vaut encore davantage mesurée à l’aune des générations : quel est aujourd’hui l’âge moyen des lecteurs des quotidiens « papier » ? Corollaire : d’autres prennent-ils leur relève en nombre suffisant ?
Certes il est de bon ton de se revendiquer « journal de qualité»… Tel fut le boniment de L’Indépendance belge du moment qu’elle ne « fit plus ses frais » (à l’avènement de la presse massifiée vers 1880) jusqu’à sa disparition en 1940. Et de s’enorgueillir de posséder un lectorat « happy few » d’hommes influents. Tant pis pour les femmes ; tant pis si la publication dépendait du bon vouloir de l’état-major du parti libéral et de leurs amis des milieux d’affaires de la Belgique unitariste francophone d’arrière-grand-papa.
Les aides « politiques » à la presse ne datent en effet pas d’hier. Elles ont même concerné, jusqu’en 1914, la majorité des quotidiens belges. Jadis, elles émanaient de partis politiques, d’associations notamment religieuses ; aujourd’hui, elles proviennent de la Communauté française. Malgré le « progrès » de soutiens financiers désormais « pluralistes », étudiés de près et, en principe, sans contrepartie, ces types d’aide ont toutefois leurs limites. Parce que dans l’esprit des nouveaux publics de lecteurs, notamment parmi les jeunes, ils peuvent décrédibiliser le média qui en bénéficie. La question économique soulève, en effet ; celle de l’indépendance — la vraie… —, laquelle ne tient pas, selon nous, sans réelle autonomie financière. Même si celle-ci, garantie nécessaire, ne constitue pas une condition suffisante, elle préserve mieux les directions de journaux des tentatives de corruption (à distinguer des « tentations mercantiles », qui peuvent exister, mais qui, jusqu’à preuve du contraire, ne sont pas illégales). Enfin, puissance économique et influence sur l’opinion publique obligent, l’autonomie financière des entreprises de presse les protège davantage des pressions politiques.
Analysant le scandale financier du canal de Panama dans la France du XIXe siècle, Patrick Eveno a montré, sans nier les collusions établies entre journalistes (patrons de presse comme rédacteurs, personnellement enrichis) et hommes d’affaires, qu’il fallait relativiser les accusations de « vénalité » et de « corruption » de la presse. Pour ce qui nous concerne, il a prouvé de façon convaincante que la florissante presse de masse, les grands quotidiens de province et même les journaux de prestige ont eu le moins besoin de la publicité des annonces pour vivre. Il ressort de son étude que la vénalité a touché avant tout — nécessité ayant fait loi… — les journaux déficitaires. À titre d’exemple, les « subventions » de la société de Lesseps représentent 0,5% du chiffre d’affaires (ou encore 1,7% de la marge commerciale) du Petit Journal, quotidien le plus arrosé dans cette affaire… et cependant… hostile au canal2 !
Rappelons-le aux thuriféraires d’une presse « étatisée », soit sans réclame : dans la plupart des cas, les « publicités commerciales » ont mieux garanti les libertés éditoriales que les « amis politiques » (un oxymoron?). « En revanche — et ceci est capital — avec le succès, les quotidiens massifiés se sont adaptés « au grand nombre par suppression des caractères différenciés » (pour reprendre la définition exacte du terme massification)». De façon schématique : les belles tournures ont laissé la place aux « pluies torrentielles », aux « chaleurs torrides » et autres merveilles d’inventivité du style dit « journalistique ». Plus grave, quant au fond, la presse a moins défendu des idées et des principes pour davantage flatter la bête publique dans le sens de ses goûts et ses habitudes… Ici encore « l’objectivité » fut parfois l’euphémisme de la peur de perdre des lecteurs et, rien n’est simple, des annonceurs.
La clé Internet ou Internet à la clé ?
Où l’historien chercheur sort de ses vieux papiers et s’autorise une forme de prospective argumentée…
Information dominante, réflexion dominée ?
On a admis que, dans la course aux « nouvelles », le support papier n’était plus en mesure de tenir le rôle leader. Que la désespérance ne nous étreigne pas pour autant. Finalement et en perspective, la presse écrite a bel et bien survécu aux révolutions technologiques évoquées. Elle a sans doute mieux résisté à la radio qu’à la télévision et ses images animées, colorées, parfois chatoyantes. Avec le triomphe d’Internet qui redonne de la place à l’écrit à côté du son et de l’image — pour la forme et le beau style on repassera, mais… — la presse écrite a, selon nous, de nouveau de quoi espérer. Twitter, mails, flux, RSS forment autant de possibles supports dont la limite se trouve avant tout dans la capacité du grand public à s’approprier cette inventivité continuelle, presque compulsive.
Dans un univers médiatique où les grands serveurs rendent la provenance des informations souvent plus opaque, la presse écrite quotidienne pourrait devenir le lieu de recul quotidien, le « point du jour » des enquêtes en cours, le contrepoint du tout-à‑l’écran auquel il serait demandé de livrer ses sources… Faisant une force de sa faiblesse (sa « lenteur »), elle pourrait prendre, sinon le point de vue de Sirius, le parti de se moquer de la furia sensationnaliste de l’immédiateté.
Portrait du Journaliste en professionnel : De l’intérêt…
Car l’infobésité qu’Internet contribue à créer rend toujours plus indispensable le travail des journalistes trieurs-classeurs (Ce que Benoît Lechat appelle « la fonction agendaire qui continue d’être contrôlée par la presse écrite»…). Il a fallu du temps pour que la presse écrite cesse de seulement dénigrer la télévision, média de masse qui lui a ravi sa première place dans les années soixante. Pour qu’elle s’en empare enfin, la décortique, lui consacre des cahiers entiers. Cela tenait pour une grande part aux journalistes eux-mêmes : en termes de créations comme de vecteurs de connaissances, les premières générations avaient préféré en rester à leurs amours initiales, les Belles-lettres, le théâtre et le cinéma…, quand les suivantes furent happées par la « petite lucarne ».
Aujourd’hui, il faudrait que les rédacteurs s’emparent davantage d’Internet : le maîtrisent mieux, apprennent à le regarder avec des yeux critiques. Faut-il rappeler que, dans l’affaire du Vif, c’est la Toile qui a ébruité l’affaire, contraignant la presse écrite papier à en parler plus longuement. Cette attitude frileuse, notamment de la part des rédactions en chef du Soir et de La Libre Belgique qui ont d’abord refusé la publication d’une carte blanche en faveur des journalistes révoqués avant de se la faire imposer… par l’«opinion virtuelle » du Web, contribue à accréditer les thèses extrêmes de « journalistes citoyens ». Ceux-ci ont pris d’assaut Internet parce qu’ils considèrent la presse écrite — version papier et ses prolongements sur la Toile — comme un « média officiel », dévolu aux notabilités… Certains de ces sites sont d’ailleurs remarquables et devenus des références. Ils peuvent être gérés par d’anciens « pros », parfois en rupture de ban avec tout ou partie du métier « papier ». D’autres fois, ils ont entrepris des synergies que nous voudrions voir se développer : tel le site français Demain tous journalistes, de Benoît Raphaël, ex-cadre de la presse quotidienne régionale, rédacteur en chef du Post, un pure-player participatif et communautaire lancé par Le Monde Interactif en septembre 2007.
C’est pourquoi il est capital, comme Arnaud Grégoire le souligne, de ne pas considérer le journaliste en ligne « comme un paria de seconde zone ». Ainsi que Benoît Lechat le rappelle, le problème du statut précaire des journalistes (ces « faux indépendants sous-payés ») touche en vérité une grande part de la profession, en Belgique comme ailleurs3.
Or il faut au contraire de vrais journalistes multimédias, correctement payés afin de répondre aux attentes du lectorat d’Internet, également utilisateur-acteur-créateur comme ce média de masse individualisé le permet. Ainsi le New York Times a‑t-il créé une page Facebook sur laquelle il lance des débats : appelons l’initiative un « courriel des lecteurs ». Des journalistes, grâce à un site, sélectionnent les réponses les plus étayées, dès lors classées et thématisées, avec un renvoi vers la page Facebook du quotidien. De telles trouvailles, redonnent leur juste place aux professionnels : ils ont trié, classé, recréé des interactions, mis en lien(s). Ils ont aussi réaffirmé une politique d’édition proche du comité de rédaction qui publie « après lecture », dans la logique démocratique (c’est-à-dire responsable) et non démagogique (c’est-à-dire irresponsable) du « modérateur»… De la sorte, ils ont raisonné et laissé la place à l’investigation, à la vérification face à Internet qui bruisse de rumeurs, et — sans ces « médiateurs » critiques — laisse trop souvent accréditer l’ignominieux proverbe selon lequel « il n’y a pas de fumée sans feu ». Adage de pyromanes !
La question économique : un défi, investir malgré la crise
Continuons à nous frotter au meilleur, malgré la différence incommensurable des moyens financiers entre lui et la (petite) presse écrite belge. La comparaison qui n’est jamais raison nous ramène d’ailleurs aux réalités concrètes. Pas de contes (ou plutôt de comptes) de fée qui tiennent ici non plus. Le New York Times est lui aussi touché par la crise économique mondiale et plus encore par celle de la presse. Ses revenus publicitaires ont baissé de 14% en 2008. Toutefois, malgré la tourmente, les gestionnaires (la famille Ochs-Sulzberger propriétaire de la publication depuis 1896) ont privilégié leur réputation de rigueur éditoriale à leurs biens immobiliers, pour certains revendus. Ils ont — pour le moment — préservé le millier (!) de rédacteurs à leur service, leurs trente bureaux à l’étranger et maintenu leur budget de quelque 200.000.000 de dollars dédiés à l’information4… À une échelle incomparable, ces gens d’affaires œuvrent afin de maintenir le statut de leur quotidien qui revendique le droit de ne s’intéresser qu’à « l’information digne d’être publiée ». Cette exigence de bon aloi veut qu’aux États-Unis, les télévisions ne commencent à couvrir un sujet d’un point de vue national qu’à partir du moment où le New York Times l’a évoqué.
Mais, dans le même temps, les responsables du quotidien n’ont eu de cesse de développer les synergies papier-Toile, à l’instar de véritables rubriques sur la vie d’Internet. Au-delà d’un on-line remarquable, ils ont également investi, fin 2006, dans une espèce de « laboratoire de recherche » en charge d’interroger usages en cours et à venir du Net et de ses déclinaisons multimédias. Pas question ici de jouer à la famille Arpel dans Mon Oncle de Jacques Tati. Il s’agit bel et bien de « comprendre » la technologie, de « raisonner » sur ses applications. Mais, pour ce faire, il a fallu admettre l’évidence : l’avenir de la presse écrite de masse passe par le virtuel… Son futur indépendant ne peut ignorer la kyrielle d’objets intelligents (livres numériques, etc.) qui démultiplie les possibilités de consulter le quotidien. Mais aussi celles de se créer des lectorats, voire de ramener au bercail ceux perdus par le « papier ».
Investir dans la recherche théorique pour en tirer de possibles applications industrielles et commerciales relève d’une juste logique entrepreneuriale. Petit pays, mais pas petit esprit quoi qu’en dise l’autre défunt : pourquoi ne pas demander que les aides des pouvoirs publics se concentrent sur ce type de reconversion ?
En somme, The New York Times est déjà un quotidien multimédia : il n’y est plus question de rédaction Web et papier puisque toutes deux sont intégrées. Ce qui est aussi l’occasion d’affirmer une plus grande diffusion, très bien vue des annonceurs : en l’occurrence, 19,2 millions de lecteurs, en 2009 pour 1.000.000 d’exemplaires quotidiens vendus.
Incomparable vous disais-je : sauf dans le principe et la méthode… Car, selon nous, l’avenir de la presse écrite… s’écrit de la sorte. On se demande si certaines résistances en Europe n’expriment pas une confusion entre le support, toujours en évolution, et la pratique du métier elle-même. S’y mêle la sympathique survivance « à la française » selon laquelle les rédacteurs sont aussi des « journalistes écrivains », des littérateurs — sinon des écrivains ! — en gésine.
Reste que 80 à 85% du chiffre d’affaires du New York Times proviennent de la publicité et des petites annonces… Du point de vue des recettes publicitaires, le géant Internet demeure un nain : il en va de même en Belgique, où le « Web » capte à peine 3% des recettes de la publicité…
Au surplus, ce média de masse individualisé pose la question de la dématérialisation… Celle des rapports sociaux, celle de l’information… mais aussi celle des rapports marchands pour (et entre) usagers, créateurs, artistes, journalistes… À l’exception notable des gigantesques serveurs (Google, Yahoo) — la problématique nécessiterait, à son tour, un dossier car elle envisagerait la question des « pourvoyeurs » de l’information web — les utilisateurs d’Internet voient tout sous l’angle de la gratuité. Pour ce qui nous occupe, cette dernière dématérialisation s’accompagne chez les utilisateurs du média de principes et d’un modus operandi qui ignorent souvent le droit des auteurs et des éditeurs ; qui peuvent aller jusqu’au pillage dans le cas du téléchargement illégal. C’est pourquoi le débat en cours ne peut ignorer la réflexion sur les stratégies de commercialisation de la Toile. Parce qu’elles recèlent, peut-être, des solutions pour la presse écrite, virtuelle ou (et) papier. Jadis, dès les années 1850, les quotidiens optèrent pour les insertions payantes de publi-rédactionnels et de faits divers, en plus des traditionnelles annonces et réclames. Les gestionnaires du New York Times pensent déjà à des solutions de cet ordre tandis, qu’aux dernières nouvelles — dans un contexte d’entrée de la publicité sur Google News-The Wall Street Journal, propriété de News Corps aux mains du financier Rupert Murdoch, envisage pour sa part le micro-paiement en ligne d’articles à la demande.
Mais on pourrait aussi dégager des moyens financiers du côté des portails qui reproduisent sur leurs sites de news — titres et courts extraits d’articles. Il nous semblerait juste qu’ils paient des droits sur ce travail d’autrui (aux auteurs et aux éditeurs)… Surtout lorsqu’ils permettent l’accès gratuit à… des archives payantes. Tout à leur dématérialisation, nombre d’internautes restent toutefois insensibles à ce type d’argument. Plus encore — fait intéressant pour l’histoire socioculturelle — ils en condamnent les prolongements devant les tribunaux (affaire Copiepresse contre Google news) au nom… du droit à une libre information.
En conclusion
Sauf si décideurs et gestionnaires belges devaient ne pas « oser » les réformes nécessaires, pourquoi la presse écrite quotidienne ne survivrait-elle pas ? Attendons les prochains États Généraux avec curiosité. Qu’ils soient abordés en repensant l’avenir de ce média du point de vue de la forme et du fond, et au regard de deux données inévitables. L’une, technique : la pénétration sans cesse plus grande d’Internet dans les foyers. L’autre, humaine (et corollaire de la première): l’arrivée d’un lectorat de nouvelle génération, en général étranger au « papier », pour lequel la presse écrite sera proactive, ouverte aux technologies modernes, ou ne sera pas.
De façon concomitante, il faudra vider le débat de la commercialisation d’Internet, en y impliquant les serveurs que l’on verrait volontiers en « cochons de payeurs ». En fin de compte, qu’importe le support — papyrus, parchemin, papier chiffon, papier en cellulose… — tant que perdure l’esprit d’une presse écrite réflexive et de grande diffusion. Celle d’aujourd’hui est encore parfois l’une, elle n’est plus l’autre.
Pays | Nombre de visiteurs en million | Nombre d’heures sur internet par VU | Nombre de pages vues par VU |
Allemagne | 40,0 | 22 | 2.601 |
Royaume-Uni | 36,8 | 29 | 2.482 |
France | 36,3 | 28 | 2.971 |
Italie | 21,2 | 19 | 1.790 |
Espagne | 18,6 | 25 | 2.398 |
Pays-Bas | 12,0 | 25 | 2.712 |
Suède | 5,6 | 25 | 2.712 |
Belgique | 5,4 | 19 | 2.032 |
Autriche | 4,4 | 14 | 1.562 |
Portugal | 3,7 | 19 | 1.725 |
Danemark | 3,4 | 18 | 1.890 |
Finlande | 3,1 | 26 | 2.777 |
Irlande | 1,7 | 17 | 10.000 |
Source : http://www.journaldunet.com/cc/01_internautes/inter_nbr_eu.shtml, consulté le 18 août 2009.
Selon Comscore, l’Allemagne est le pays qui compte le plus d’internautes (40 millions au total) en Europe en avril 2009, devant le Royaume-Uni (36,8 millions) et la France (36,3 millions). Pourtant, c’est au Royaume-Uni que les individus passent le plus de temps sur Internet (29 heures par internaute en avril), devant la France (28 heures) ou encore la Finlande (26 heures). Enfin, c’est en France que l’on enregistre le plus grand nombre de pages vues par visiteur : 2.971 sur le mois d’avril.
- Voir Benoît Lechat, « Journalistes, un tout petit parfum de marche blanche », La Revue nouvelle, février 2009.
- Eveno P., L’argent de la presse française des années 1820 à nos jours, Paris, CTHS, 2003, p. 34 – 36.
- Accardo A. et alii, Journalistes précaires, journalistes au quotidien, Marseille, Agone (nouvelle édition), 2007.
- On lira avec profit : Jones A.S. et Tifft S. E., The Trust : the Private and Powerful Family Behind The New York Times, 1999. Mais aussi… la remarquable notice sur Wikipedia dans sa version d’expression anglaise qui est largement référencée.