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Sondages égoïstes

Numéro 12 Décembre 2012 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2012

Un an de gou­ver­ne­ment Papillon se clô­ture labo­rieu­se­ment sur un bud­get dure­ment négo­cié entre six par­tis qui vont de la gauche assez bien à gauche, mais pas trop, à la droite assez bien à droite, mais pas trop. La N‑VA a au moins le mérite de contraindre les autres par­tis à trou­ver un accord qui avait toutes les chances de […]

Un an de gou­ver­ne­ment Papillon se clô­ture labo­rieu­se­ment sur un bud­get dure­ment négo­cié entre six par­tis qui vont de la gauche assez bien à gauche, mais pas trop, à la droite assez bien à droite, mais pas trop. La N‑VA a au moins le mérite de contraindre les autres par­tis à trou­ver un accord qui avait toutes les chances de n’être qu’un com­pro­mis plus ou moins boi­teux et sans grande vision. Mais au moins, il y a un accord et, tout le monde ou presque respire.

Comme pour une mala­die fatale, on a tou­te­fois le sen­ti­ment, para­doxa­le­ment pénible et sou­la­geant, d’être dans une période de rémis­sion entre deux crises dont la sui­vante, déjà pré­vue pour 2014, ren­dra la situa­tion encore plus cri­tique et périlleuse. D’i­ci là, on ne pense pas que la com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises belges va consi­dé­ra­ble­ment s’a­mé­lio­rer et que la crois­sance va reprendre. On craint au contraire que les des­truc­tions d’emplois ne se pour­suivent. On sait que la situa­tion de Dexia n’a pas fini de plom­ber les finances publiques et que le défi­cit annon­cé de 2,15% pour 2013 sera sans doute plu­tôt de 3%. Nul n’es­père vrai­ment, hélas, qu’un gou­ver­ne­ment aus­si com­po­site sera en mesure d’en­tre­prendre des réformes radi­cales pour­tant bien néces­saires. Entre­temps, les inéga­li­tés conti­nuent de se creu­ser et de plus en plus de familles se retrouvent en situa­tion de plus en plus désespérante.

Entre­temps aus­si, on fait des son­dages pour deman­der au peuple ce qu’il pense de ceux qui le dirigent et de leur poli­tique. Qu’en pense donc le peuple ? Comme chan­tait Brel, il ne pense pas, il compte ses mal­heu­reux sous et espère seule­ment que le gou­ver­ne­ment ira cher­cher de pré­fé­rence ceux des autres. Du moins si l’on en juge par le son­dage effec­tué fin novembre par le baro­mètre poli­tique Dedicated/La Libre/RTL. À peu de choses près, tous les résul­tats auraient pu être pré­dits à l’avance.

La toute grande majo­ri­té de la popu­la­tion n’a pas la chance de faire par­tie des grosses for­tunes ou n’es­père pas en faire par­tie un jour. Par consé­quent, la toute grande par­tie de la popu­la­tion est tout à fait ou plu­tôt favo­rable à une taxa­tion sup­plé­men­taire des grosses for­tunes. Une bonne moi­tié des Belges est fumeuse et/ou consomme régu­liè­re­ment de l’al­cool. De façon peu sur­pre­nante, une bonne moi­tié des Belges n’est pas favo­rable à l’aug­men­ta­tion des accises sur le tabac et l’al­cool. Le reste est à l’a­ve­nant. C’est simple ce genre de son­dage. Pour pré­dire les résul­tats, il suf­fit de prendre, approxi­ma­ti­ve­ment, le pour­cen­tage de la popu­la­tion non concer­née, actuel­le­ment ou poten­tiel­le­ment, par une situa­tion, par exemple la consom­ma­tion d’al­cool ou de tabac et la for­tune ou encore le chô­mage, la pro­prié­té d’une rési­dence secon­daire, les dépla­ce­ments quo­ti­diens en voi­ture, en métro ou en train… Ce sera à peu de chose près le même pour­cen­tage que celui des son­dés qui se décla­re­ront en faveur de mesures défa­vo­rables aux per­sonnes qui se trouvent dans cette situa­tion. Ain­si pour­rions-nous faire éco­no­mi­ser pas mal de sous à ceux qui com­mandent des son­dages. Par exemple, sans risque de nous trom­per, nous pou­vons gra­cieu­se­ment annon­cer ici qu’une très grande majo­ri­té de la popu­la­tion serait favo­rable à un rem­bour­se­ment encore plus géné­reux du cout des consul­ta­tions médi­cales et des opé­ra­tions chi­rur­gi­cales, mais ne s’op­po­se­rait pas à ce que les hono­raires des méde­cins spé­cia­listes dimi­nuent quelque peu.

Ces son­dages ne font qu’illus­trer une réa­li­té évi­dente et que l’on ne condam­ne­ra évi­dem­ment pas à la légère : cha­cun songe d’a­bord à ses propres inté­rêts. Mais en iso­lant les opi­nions des carac­té­ris­tiques et condi­tions de vie de celles et ceux qui les donnent, ces son­dages créent l’im­pres­sion qu’il s’a­git d’o­pi­nions « pures » et dés­in­té­res­sées. Par là ils trompent en fait l’o­pi­nion publique plus qu’ils ne l’in­forment et ils déforcent arti­fi­ciel­le­ment la légi­ti­mi­té des gou­ver­nants. Loin d’être des « son­dages scien­ti­fiques », ce ne sont que des « son­dages égoïstes ».

Pour­quoi alors s’en pré­oc­cu­per ici ? Parce qu’ils illus­trent à contra­rio un vrai pro­blème en cette période de grandes incer­ti­tudes : la dif­fi­cul­té, pour les médias notam­ment, de pro­duire et de par­ta­ger une connais­sance rigou­reuse et per­ti­nente des situa­tions aux­quelles les citoyens sont confron­tés, qui leur per­met­trait de prendre des posi­tions réflé­chies et argu­men­tées à l’é­gard des déci­sions gouvernementales.

On aurait tort de s’a­char­ner sur les seuls médias de masse. Les recherches en sciences sociales elles-mêmes en res­tent trop sou­vent aux opi­nions et au « vécu » des gens sans déga­ger suf­fi­sam­ment d’élé­ments de com­pré­hen­sion des méca­nismes de la vie en socié­té qui soient per­ti­nents pour le débat et pour l’ac­tion. À moins qu’elles ne se com­plaisent dans une modé­li­sa­tion qui sert plus la science de la socié­té que la socié­té elle-même. Les poli­tiques ne sont pas en reste. On est frap­pé, par exemple, de voir com­bien cer­tains fins poli­tiques de droite sont capables de déve­lop­per un rai­son­ne­ment sys­té­mique rela­ti­ve­ment sub­til lors­qu’il est ques­tion de contrer une taxa­tion des grosses for­tunes, en décor­ti­quant les effets per­vers et indi­rects sup­po­sés de mesures que leur élec­to­rat désap­prou­ve­rait, alors qu’ils sont en revanche inca­pables de pro­po­ser autre chose qu’un juge­ment mora­li­sant et répres­sif sim­pliste lors­qu’il est ques­tion de lutte contre la cri­mi­na­li­té, sans aucune prise en compte cette fois des effets sys­té­miques. À l’in­verse, com­bien de mili­tants de gauche, capables de sai­sir sub­ti­le­ment les méca­nismes de repro­duc­tion de la cri­mi­na­li­té pro­vo­qués par une répres­sion mal conçue, se contentent de récla­mer que l’on fasse « payer les riches », sans avoir anti­ci­pé les effets poten­tiels de mesures mal­adroites sur la pros­pé­ri­té générale.

Quand on deman­dait au phi­lo­sophe Gilles Deleuze la rai­son pour laquelle il répu­gnait à pas­ser à la télé­vi­sion, il répon­dait en sub­stance ceci : « Si l’on regarde le niveau de la télé­vi­sion habi­tuelle, même des émis­sions très sérieuses, on n’y pose que des inter­ro­ga­tions comme : Est-ce que vous croyez à l’Eu­rope ? Que pen­sez-vous de l’é­vo­lu­tion de la Chine ? Qu’est-ce que vous pen­sez de ceci ? Et de cela ? On ne défi­nit pas un pro­blème, on demande des opi­nions à par­tir de simples inter­ro­ga­tions. C’est pour ça que la télé­vi­sion, ce n’est pas très inté­res­sant, elle se limite géné­ra­le­ment à l’o­pi­nion des gens, y com­pris des spé­cia­listes. Dis­cu­ter des choses quand per­sonne ne sait de quel pro­blème il s’a­git, de quelle ques­tion on a à trai­ter…, c’est une bouillie, c’est très fati­guant. Si on se don­nait la peine de poser des pro­blèmes dans une émis­sion de télé­vi­sion, ce serait océa­nique, d’ac­cord, mais ça n’ar­rive pas souvent. »

À quelles condi­tions est-il pos­sible de réduire les inéga­li­tés tout en accrois­sant la pros­pé­ri­té géné­rale ? À quoi sert Dieu ou Allah ? Quelles bonnes rai­sons peut avoir un citoyen de s’in­té­res­ser à la chose publique ? Com­ment se fait-il que, depuis des décen­nies, le sys­tème uni­ver­si­taire s’ac­com­mode d’un taux de 60% d’é­checs en pre­mière année ? Pour­quoi la fraude sociale et la fraude fis­cale, loin d’être des « dys­fonc­tion­ne­ments » mar­gi­naux, sont-elles des com­po­santes cen­trales du fonc­tion­ne­ment réel du sys­tème éco­no­mique et social ? La laï­ci­té favo­rise-t-elle l’é­man­ci­pa­tion des femmes (pour reprendre le thème du dos­sier du pré­sent numé­ro)? Voi­là quelques exemples de pro­blèmes par­mi cent autres qu’il serait néces­saire de poser.

Défi­nir le mieux pos­sible les pro­blèmes. Regar­der les choses en face. En débattre avec la popu­la­tion sur la base d’a­na­lyses et d’ar­gu­ments solides, en exploi­tant — pour­quoi pas ? — les res­sources tech­no­lo­giques actuelles. S’af­fran­chir de la tyran­nie de l’o­pi­nion en exi­geant de cha­cun un mini­mum de réflexion. Ne pas se payer de mots sur­tout. Dans les cir­cons­tances actuelles, on ne peut plus se per­mettre de cau­ser de n’im­porte quoi n’im­porte comment.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.