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Soljénitsyne et les Lumières d’Estonie

Numéro 8 - 2015 par Bernard De Backer

décembre 2015

Les pre­mières images d’Alexandre Nevs­ki sont fami­lières aux ciné­philes : mame­lons her­beux où reposent crânes et osse­ments pico­rés par des cor­beaux, flèches fichées dans le sable, casques repo­sant à terre, car­casses de drak­kars dont les proues défient l’horizon. Bien­tôt, des pêcheurs dra­pés de lin, ali­gnés en demi-cercle, halent un filet hors de l’eau, bai­gnés dans un flot […]

Italique

Les pre­mières images d’Alexandre Nevs­ki sont fami­lières aux ciné­philes : mame­lons her­beux où reposent crânes et osse­ments pico­rés par des cor­beaux, flèches fichées dans le sable, casques repo­sant à terre, car­casses de drak­kars dont les proues défient l’horizon. Bien­tôt, des pêcheurs dra­pés de lin, ali­gnés en demi-cercle, halent un filet hors de l’eau, bai­gnés dans un flot musi­cal signé Pro­ko­fiev. Der­rière eux, est-ce la mer ? Pas une seule vague ne remue sur cette éten­due d’eau par­cou­rue de nuages blancs. C’est un lac étin­ce­lant, un lac immense aux confins de la Rus­sie et des terres baltes que les che­va­liers teu­to­niques ont conquises au début du XIIIe siècle, après avoir chris­tia­ni­sé la Prusse. À quelques dizaines de kilo­mètres, sur l’autre rivage du lac Peï­pous, son nom esto­nien, ils ont fon­dé la ville de Dor­pat (Tar­tu) qui devien­dra bien­tôt membre de la Hanse. Après leur croi­sade contre les der­nières terres païennes d’Europe, ils se lancent à l’assaut de la Rus­sie pour y impo­ser le chris­tia­nisme latin. Déjà, ils occupent Pskov, non loin de la fron­tière esto­nienne actuelle. Du côté russe, la cité-État de Nov­go­rod élit Alexandre Nevs­ki à sa tête pour affron­ter les che­va­liers avec l’aide des archers mon­gols. Le prince-évêque de Dor­pat, Her­mann von Buxhöv­den, qui a construit une cathé­drale sur les hau­teurs de la ville, mène les troupes teu­to­niques sur le lac gelé. La suite est connue : les che­va­liers sont vain­cus par la glace qui cède sous les sabots des che­vaux. Né à Riga, Ser­gueï Eisen­stein, fils de Mikhaïl Eisen­stein, archi­tecte des plus belles mai­sons Art nou­veau de la ville, ver­ra son film sor­tir à Mos­cou fin 1938, à l’issue de la Grande Ter­reur. Il rece­vra le prix Sta­line en 1945 pour Ivan le Ter­rible, au grand bon­heur de l’égocrate1.

Après la défaite teu­to­nique (avril 1242) au lac des Tchoudes, son nom côté russe, celui-ci demeu­re­ra la fron­tière entre les pos­ses­sions des che­va­liers alle­mands — la Livo­nie, qui réunit la majo­ri­té des ter­ri­toires actuels de l’Estonie et de la Let­to­nie2 — et le monde russe, ce der­nier pas­sant bien­tôt sous la coupe de Mos­cou. Pro­gres­si­ve­ment chris­tia­ni­sée, la Livo­nie uti­li­se­ra l’allemand comme langue offi­cielle pen­dant des siècles, même durant la courte occu­pa­tion sué­doise qui favo­ri­se­ra la créa­tion de la célèbre uni­ver­si­té de Dor­pat, en 1632. Dans la fou­lée du schisme de l’Église ortho­doxe russe en 1666, des mil­liers de « vieux-croyants » reje­tant les réformes se réfu­gie­ront pour échap­per à la répres­sion tsa­riste sur la rive occi­den­tale du lac, où ils sont tou­jours éta­blis. Puis la Rus­sie s’emparera de la Livo­nie en 1720, fer­me­ra l’université de Dor­pat qui sera dépla­cée à Pär­nu, au bord de la Bal­tique, avant de se ravi­ser sous Alexandre Ier en 1802. Les Ger­ma­no-Baltes conti­nue­ront cepen­dant d’occuper le haut du pavé dans les villes. Dans le monde rural, de vastes manoirs res­tent la pro­prié­té de leurs barons jusqu’à la réforme agraire de 1919. L’université de Dor­pat, à nou­veau ouverte en 1802 avec un ensei­gne­ment en alle­mand, devient un foyer de dif­fu­sion des sciences et de l’esprit des Lumières dans l’Empire russe jusqu’à la fin du XIXe. Elle est ensuite rus­si­fiée sous la pres­sion impé­riale et de l’église ortho­doxe. Après la période d’indépendance de l’entre-deux-guerres, lors de la seconde occu­pa­tion sovié­tique3 (1944 – 1991), elle sera un centre de dis­si­dence, for­mant de nom­breux oppo­sants sovié­tiques, dont Arse­nij Rogins­kij, fon­da­teur de l’association Mémorial.

Croyants, soldats et barons

Nous lon­geons à bicy­clette le rivage esto­nien du lac Peï­pous, mas­qué par de vastes éten­dues de roseaux. Les vieux-croyants y vivent encore dans leurs vil­lages-rues, entre le lac qui les sépare d’une Rus­sie éva­po­rée et leurs champs d’ognons et de pommes de terre bien réels. Dans le petit musée qui leur est consa­cré au milieu du vil­lage de Kolk­ja, une dame adepte de la vieille foi four­nit quelques expli­ca­tions utiles à une poi­gnée de tou­ristes alle­mands. « Nous sommes comme les autres Russes, nous ne sommes pas un groupe eth­nique. Sim­ple­ment, notre reli­gion est un peu dif­fé­rente, voi­là tout. » En face du musée, les champs de roseaux empêchent tou­jours de voir le lac ; il faut emprun­ter un che­min bor­dant un che­nal pour y par­ve­nir. Le voi­là donc, ce fameux Peï­pous ! Impas­sible mal­gré le vent qui fait ployer les joncs, plat comme la main et sans la moindre barque à l’horizon. Les mous­tiques qui dévorent les pieds nus sont les seules traces de vie. Pas même un pois­son ou un canard…

Un peu plus loin sur la rive, l’étrange bour­gade de Kal­laste (Kras­naïa Gora, « la mon­tagne rouge » en russe) domine les eaux de quelques mètres, au-des­sus de courtes falaises de grès du Dévo­nien, cou­leur rouille, où nichent des essaims d’oiseaux. Un torse de sol­dat en pierre noire éri­gé à la gloire de l’Armée rouge toise le lac ; une dame en maillot d’une pièce s’aventure dans les eaux qui ne dépassent pas ses mol­lets à deux-cents mètres du rivage. Au-des­sus de la falaise, à la lisière de Kal­laste, les tombes du cime­tière tournent le dos au lac. Sur l’une d’elles, l’histoire d’un vieux-croyant — Gavril Feo­pen­to­vitch Ogurt­sov — qui est allé se battre sur le cui­ras­sé Pobe­da contre la flotte japo­naise à Port-Arthur en 1904. Il en est reve­nu vivant pour mou­rir au bord du Peï­pous en 1958, à l’âge de sep­tante-six ans. La petite ville est peu­plée de rus­so­phones, vieux-croyants ou anciens sovié­tiques, et les Esto­niens de souche y sont très mino­ri­taires. Kal­laste res­semble à un bout d’URSS aban­don­né, avec barres d’immeubles déca­tis, usine défaite, sta­tue de sol­dat héroïque, et grande place cen­trale vide.

Quelques kilo­mètres à l’intérieur des terres, on change d’univers en péné­trant dans le blanc manoir ger­ma­no-balte d’Alatskivi, trans­for­mé en école après la réforme agraire de 1919 et res­tau­ré depuis l’indépendance. Un décor somp­tueux, éri­gé peu de temps avant la chute des barons, plus proche du Gué­pard de Lam­pe­du­sa (sa femme était ger­ma­no-balte) que du Coup de grâce de Your­ce­nar dont l’action est située en terre balte. C’est une copie du châ­teau de Bal­mo­ral, bâtie en 1885 sur les ordres d’Arved Georg von Nol­cken, admi­ra­teur des Wind­sor. Sur­gissent quelques fan­tômes, quand l’on apprend qu’Arved était le fils de Sophie Héloïse Marie Euphro­sine von Sta­ckel­berg et d’Ernst Frie­drich von Nol­cken, baron de Luun­ja. De désuètes pho­to­gra­phies cou­leur sépia, prise à Riga par un cer­tain W. V. Mali­nows­ki, montrent toute la famille von Nol­cken, dont la très mutine Paru­ness José­phine Caro­line Élise, avec ses che­veux courts et son petit cha­peau rond. Au pre­mier étage, c’est la musique esto­nienne qui est à l’honneur. Plu­sieurs pièces sont consa­crées au com­po­si­teur Hei­no Hel­ler, dont le nom figure au centre d’une arbo­res­cence de musi­ciens natio­naux : Vil­lem Kap, Ana­to­li Garn­sek, Jaan Rääts, Alo Poldmäe… Vis­con­ti-Lam­pe­du­sa, les Wind­sor, l’URSS et les vieux-croyants à quelques verstes de dis­tance, agré­men­tés de notes moder­nistes pui­sées dans un antique registre fin­no-ougrien (les Esto­niens parlent une langue proche du fin­nois); la zone fron­tière orien­tale de l’Estonie réserve bien des sur­prises. Et ce n’est pas fini.

Temples du savoir

Avant de par­tir pour le lac et son manoir, une visite de Tar­tu — le nom esto­nien de la ville de Dor­pat — nous avait conduits sur les hau­teurs de l’ancienne cathé­drale, dévas­tée par la furie ico­no­claste de la Réforme au XVIe siècle, puis aban­don­née pen­dant des siècles. Au début du XIXe siècle, l’université de Dor­pat vou­lut rem­pla­cer, explique la bro­chure du musée, la House of Wor­ship par un Temple of Know­ledge, avec biblio­thèque immense, salles de sémi­naires, labo­ra­toires et obser­va­toire astro­no­mique niché sur l’ancien clo­cher. L’évêque Her­mann von Buxhöv­den, le fon­da­teur, en aurait ava­lé sa mitre. Le pro­jet ne se réa­li­sa pas com­plè­te­ment, une aile de la cathé­drale res­tant en ruines ; mais la biblio­thèque tour­na à plein régime, four­nis­sant son lot de savants (dont Emil Krae­pe­lin, fon­da­teur de la psy­chia­trie, ou Wil­helm Ost­wald, Nobel de chi­mie en 1909) et d’étudiants prompts au duel dans le parc avoi­si­nant. Le tout est deve­nu aujourd’hui un musée de l’université, com­por­tant une vaste salle de confé­rences en bois blanc, avec bal­cons en demi-lune, gar­nie des pho­to­gra­phies d’illustres visi­teurs, dont Umber­to Eco et le qua­tor­zième dalaï-lama, doc­teurs hono­ris cau­sa. C’est ici qu’avait trou­vé refuge le lin­guiste russe You­ri Lot­man. Fon­da­teur de l’école sémio­lo­gique de Tar­tu, il y ani­ma un sémi­naire, « modèle de liber­té intel­lec­tuelle pour l’intelligentsia sovié­tique » des années 1970. La poé­tesse et eth­no­logue russe Olga Seda­ko­va, jadis élève du sémi­naire, lui ren­dit hom­mage dans un récit de voyage doux-amer vers ses funé­railles à Tar­tu en 1993.

Dans la sourde indis­tinc­tion des jours de notre jeu­nesse, en ces temps bla­fards et troubles, pris dans la langue de bois, la balour­dise, et une pesante absence de socia­bi­li­té qui empê­chait toute parole com­mune — non tout compte fait, elle ne brillait pas : elle rayon­nait pour nous, dans toute sa splen­deur, la loin­taine lampe de bureau en la presque étran­gère Tar­tu. Le brillant de l’école de Lot­man, l’éclat tar­dif du siècle des Lumières, la grâce de la pen­sée libre, et le charme de la fré­quen­ta­tion des siens. (Olga Seda­ko­va, Voyage à Tar­tu & Retour, publié à Mos­cou en 2001).

Tout le centre de la ville, tenue pour la « capi­tale spi­ri­tuelle de l’Estonie4 », res­pire la finesse, l’intelligence et la jeu­nesse fron­deuse. La sta­tue d’un couple d’amoureux, dans le style d’Oli­vier Rameau et Colombe Tire­daile, enla­cés sous un para­pluie arro­sé par une fon­taine, fait face à l’hôtel de ville ; une sculp­ture d’Oscar Wilde dis­cute avec celle de son col­lègue esto­nien Eduard Vilde, une autre montre un homme nu avec un bébé de sa taille ; des enfants visitent un miri­fique musée du jouet et des étu­diants méditent ou flirtent dans le très beau jar­din bota­nique. On peut y man­ger ita­lien, fran­çais, alle­mand, chi­nois, japo­nais, géor­gien, russe, tibé­tain — et même esto­nien. Un maga­sin de bières dans la rue pié­ton­nière offre un choix plus vaste que le meilleur spé­cia­liste bruxel­lois. Domus Dor­pa­tien­sis, une fon­da­tion uni­ver­si­taire, louant des appar­te­ments en plein centre, on aurait bien tort de s’en priver.

Le musée du KGB est dif­fi­cile à trou­ver. C’est une longue cave dans un immeuble gris. Les marches sont raides et la lumière rasante. Dans une des cel­lules mémo­rielles que l’on par­court en écou­tant les aboie­ments en russe d’un ins­truc­teur du KGB (« Viens ici, prends tes affaires ! Plus vite ! Fas­ciste ! Fas­ciste ! ») sui­vis d’un cri de ter­reur, un visage fami­lier attire l’attention dans la vitrine de gauche. Un homme grand et mince pose devant une ferme en bois, entou­ré de quelques amis. À côté de l’image, la pho­to­co­pie d’un épais manus­crit en russe : L’Archipel du Gou­lag. Que vient donc faire Sol­je­nit­syne dans les caves du KGB de Tar­tu ? On pense d’abord à une mise en rela­tion de la répres­sion sovié­tique en Esto­nie5 et de la dépor­ta­tion de mil­liers de citoyens au gou­lag, durant les deux périodes d’occupation. Mais à regar­der les images de plus près, ce n’est pas cela. Les cli­chés sont pris en Esto­nie, à Tar­tu et dans un vil­lage des envi­rons. Un texte en anglais four­nit l’explication : « Entre 1965 et 1968, Sol­je­nit­syne pas­sa les mois d’hiver près de Tar­tu, dans le vil­lage de Vasu­la, ferme de Kopli-Mar­di. C’est là, qu’entouré par des amis de confiance, il put tra­vailler sans être inquié­té pour écrire L’Archipel du Gou­lag. En 1968, ses amis l’aidèrent à faire pas­ser le manus­crit en trois volumes à l’Ouest, où il fut fina­le­ment publié en 1973. » Comme les vieux-croyants, l’auteur de L’Archipel avait fran­chi le lac pour se réfu­gier de l’autre côté et ten­ter d’échapper à la traque des sbires du Krem­lin et aux écoutes du « pla­fond ». La sur­prise pas­sée, on cherche Vasu­la sur la carte. Le vil­lage est au nord de Tar­tu ; on le visi­te­ra en reve­nant du Peï­pous, pour ten­ter de déni­cher la ferme de Kopli-Mardi.

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Mai­son où Sol­jé­nit­syne écri­vit l’Ar­chi­pel à Vasula
Source : Posti­mees

Vasula

Les petites routes esto­niennes sont excel­lentes et les vélos ne sont pas oubliés dans leur amé­na­ge­ment. Comme aux Pays-Bas, des pan­neaux leur sont dédiés, avec indi­ca­tion des par­cours cyclistes, des des­ti­na­tions et des kilo­mé­trages. L’un d’eux passe par le vil­lage de Vasu­la, un peu à l’écart sur la route qui relie Alats­ki­vi à Tar­tu. La dis­tance à par­tir du Peï­pous étant longue et les nuages mena­çants, les vélos sont ran­gés à l’arrière de la voi­ture. À quelques kilo­mètres de la ville appa­rait l’embranchement de Vasu­la. Le vil­lage est dif­fi­cile à repé­rer, l’habitat étant très dis­per­sé. En rou­lant vers ce qui appa­rait au loin comme une église, mon œil capte en une frac­tion de seconde le nom d’un arrêt de bus : « Kopli ». Arri­vés sur une petite place entou­rée de trois mai­sons, nous nous ren­sei­gnons auprès de deux hommes char­geant une voi­ture. Ils sont de Vasu­la mais n’ont jamais enten­du par­ler de la « ferme de Kopli-Mar­di ». Je leur monte une pho­to­gra­phie du texte en anglais, prise dans les caves du KGB, et tente de pro­non­cer « Sol­je­nit­syne » ou « gou­lag » avec plu­sieurs into­na­tions. Ils sont per­plexes ; tout cela leur est incon­nu. On remonte dans la voi­ture pour explo­rer les routes de terre qui se rejoignent sur la pla­cette et mènent à des fermes iso­lées. Plu­sieurs d’entre elles sont en bois, mais aucune ne cor­res­pond à celle de Kopli-Mardi.

L’image de l’arrêt de bus émerge dans ma conscience : ils portent sou­vent le nom de fermes dans ce pays. Nous rebrous­sons che­min et retrou­vons le petit pan­neau bleu à deux ou trois kilo­mètres de la pla­cette. Le nom de Kopli appa­rait bien en des­sous du pan­neau, figu­rant un petit auto­car noir. Juste en face, une ferme en bois. Je me risque dans la pro­prié­té et un homme sur­git, à moi­tié habillé, sui­vi d’un chien aboyant. Il semble de fort mau­vaise humeur et j’ai toutes les peines du monde à lui expli­quer l’étrange objet de notre visite. Il est aus­si per­plexe que les deux autres. Autant « Sol­je­nit­syne » que « gou­lag » ne lui disent stric­te­ment rien6, pas davan­tage que « Kopli-Mar­di » (mais com­ment diable pro­nonce-t-on cela en esto­nien?). L’homme se calme un peu. Je dois avoir l’air dépi­té d’un cher­cheur sin­cère, et il décide de retour­ner dans sa mai­son pour y prendre quelque chose. Il revient avec son télé­phone por­table. « Je vais télé­pho­ner à mon fils qui est poli­cier. Il connait toutes les mai­sons du vil­lage ». S’ensuit un long échange dans lequel je n’arrive pas à cap­ter « Kopli-Mar­di » en esto­nien. Le père est navré : « Mon fils ne connait pas cette ferme, vous êtes cer­tains de vos informations ? »

Bouche d’or et le Repaire

Au retour du voyage, la plon­gée dans quelques ouvrages confir­me­ra l’information. L’histoire est cap­ti­vante et plus signi­fi­ca­tive qu’il n’y paraît. Sol­je­nit­syne évoque à plu­sieurs reprises le petit État balte dans L’Archipel du Gou­lag, alors que lui-même avait com­bat­tu dans l’armée Rouge en Pologne et en Prusse orien­tale. C’est d’ailleurs dans cette région — dans la ville de Worm­ditt (aujourd’hui Orne­ta en Mazu­rie polo­naise) — qu’il fut arrê­té en février 1945 par les « organes », pour avoir moqué Sta­line dans sa cor­res­pon­dance, avant d’être envoyé au gou­lag. Et c’est en cap­ti­vi­té qu’il se lie­ra d’amitié avec un avo­cat esto­nien et éphé­mère ministre de l’Éducation en 1944, Arnold Susi, qui l’aidera plus tard à trou­ver une planque. C’est le « Repaire », que Sol­je­nit­syne cite à la fin du livre comme lieu de sa com­po­si­tion, avec la ville russe de Ria­zan, et où il écri­vit l’essentiel de L’Archipel durant les deux hivers 1965 – 1968. Il y décrit ses conver­sa­tions avec l’estonien Susi, à la pri­son de la Loubianka.

Depuis l’enfance, j’ai la cer­ti­tude, venue je ne sais d’où, que mon but est l’histoire de la révo­lu­tion russe et voi­ci que le des­tin m’a mis en face de Susi, qui ne cesse de me par­ler avec pas­sion de ce qui a fait sa vie. Or, ce qui a fait sa vie, c’est l’Estonie et la démo­cra­tie. Et bien qu’il ne me soit jamais venu à l’idée jusqu’à pré­sent de m’intéresser à l’Estonie, ni, à plus forte rai­son, à la démo­cra­tie bour­geoise, je ne me lasse pas d’écouter ses récits enflam­més sur les vingt ans de liber­té vécus par ce petit peuple dis­cret et labo­rieux… (Alexandre Sol­je­nit­syne, L’Archipel du Gou­lag)

La ren­contre de l’avocat Susi, sur­nom­mé « bouche d’or » dans son pays, est aus­si celle d’un ardent défen­seur de la démo­cra­tie et de sa patrie esto­nienne, alors que l’écrivain russe avoue avec une rude fran­chise qu’il ne lui est « jamais venu à l’idée jusqu’à pré­sent de [s]’intéresser à l’Estonie, ni, à plus forte rai­son, à la démo­cra­tie bour­geoise » (je sou­ligne). C’est à la sinistre Lou­bian­ka que Sol­je­nit­syne aura ren­con­tré ce qu’il qua­li­fie, de manière fort mar­xiste, « la démo­cra­tie bour­geoise7 », par l’entremise d’un avo­cat esto­nien, qui sur­vi­vra comme lui et res­te­ra un ami. Dans la bio­gra­phie volu­mi­neuse de l’écrivain russe, écrite par Lioud­mi­la Saras­ki­na, l’épisode de Tar­tu et de Vasu­la8 est décrit dans le détail. C’est en effet Arnold Susi9, avec l’aide de ses enfants, qui l’aidera à trou­ver la ferme de Kopli-Mar­di, car « Bouche d’or » connait du monde à Tar­tu, où il a étu­dié le droit à l’université pen­dant la période d’indépendance entre 1920 et 1939.

J’étais arri­vé dans ce Tar­tu si cher à mon cœur par un matin de neige et de givre qui don­nait un éclat par­ti­cu­lier à son décor de très ancienne ville uni­ver­si­taire, et sur­tout la fai­sait paraitre com­plè­te­ment étran­gère, euro­péenne… et pour la pre­mière fois de ma vie, je sen­tis s’installer en moi une impres­sion de sécu­ri­té, comme si j’avais com­plè­te­ment échap­pé à la traque mau­dite… (Alexandre Sol­je­nit­syne, témoi­gnage cité par Nata­lia Sol­je­nit­syne. Pré­face de L’Archipel du Goulag).

La fille d’Arnold, Héli Susi, ira régu­liè­re­ment de Tar­tu à Vasu­la en bus, puis chaus­sée de ses skis jusqu’à la ferme, pour appro­vi­sion­ner Sol­je­nit­syne. Ados­sé contre le poêle par un froid gla­cial, celui-ci est plon­gé comme un for­ge­ron dans son œuvre tita­nesque, nour­rie des témoi­gnages de zeks (déte­nus des camps) reçus après la publi­ca­tion en 1962 d’Une jour­née d’Ivan Denis­so­vitch.

Épi­sode extra­or­di­naire et para­doxal, lorsque l’on sait que le grand témoin du gou­lag avait, bien plus tard, attri­bué la cause loin­taine de la ter­reur bol­ché­vique aux Lumières10. Car c’est à l’abri des réma­nences de l’Aufklä­rung ger­ma­no-balte et de la démo­cra­tie esto­nienne — cet « Occi­dent kid­nap­pé » comme l’appelait Milan Kun­de­ra— qu’il put en dres­ser le réqui­si­toire le plus dévas­ta­teur, de l’autre côté du lac Peïpous.

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  1. Terme uti­li­sé par Sol­je­nit­syne dans L’Archipel du Gou­lag pour dési­gner Sta­line, à ne pas confondre avec celui d’autocrate qui qua­li­fiait le tsar. Claude Lefort ana­lyse lon­gue­ment cette dis­tinc­tion dans son livre cap­ti­vant et pas­sion­né, Une homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Gou­lag (1976, repu­blié en poche en 2015).
  2. L’histoire de la Litua­nie, hors l’ex-territoire de Memel (Klai­pe­da aujourd’hui) qui fai­sait par­tie de la Prusse orien­tale, est très dif­fé­rente de celle des deux autres pays baltes, les che­va­liers teu­to­niques et les mar­chands de la Hanse qui sui­virent n’ayant pas conquis le pays. Ils ont au contraire été défaits lors de la bataille de Tan­nen­berg (1410), par l’alliance polo­no-litua­nienne. On ne trouve dès lors pas de manoirs ger­ma­no-baltes ou de châ­teaux des che­va­liers en Litua­nie, pays qui consti­tua par ailleurs un grand empire lors de son union avec la Pologne.
  3. La pre­mière occu­pa­tion a duré un an, entre juin 1940 — à la suite du pacte ger­ma­no-sovié­tique de 1939 — et l’invasion alle­mande de juin 1941. C’est durant cette pre­mière occu­pa­tion que l’Estonie fut incor­po­rée à l’URSS comme les autres pays baltes, à la demande d’«assemblées popu­laires » issues d’élections à par­ti unique.
  4. Bien plus que Tal­linn, ville fon­dée par les Danois (Taa­ni-linn signi­fie « châ­teau danois »), capi­tale poli­tique et éco­no­mique du pays. On retrouve le même phé­no­mène en Litua­nie, Kau­nas étant plus litua­nienne que Vilnius.
  5. Le plus grand meurtre de masse des forces d’occupation sovié­tiques en Esto­nie fut com­mis dans les locaux du KGB à Tar­tu, le 8 juillet 1941. À l’approche des troupes alle­mandes, 192 pri­son­niers furent exé­cu­tés et jetés dans une fosse com­mune. L’épisode est men­tion­né par Sol­jé­nit­syne dans L’Archipel du Gou­lag. Selon Sny­der (2012) se réfé­rant à Weiss-Went, Mur­der Without Hatred : Esto­nians and the Holo­caust (Syra­cuse Uni­ver­si­ty Press, 2009), 963 Juifs esto­niens furent tués par le « com­man­do auto­dé­fense » esto­nien sous la hou­lette des Alle­mands et cinq-mille Esto­niens non juifs « furent tués pour pré­ten­due col­la­bo­ra­tion avec le régime soviétique ».
  6. Sans exclure un banal pro­blème de pro­non­cia­tion, cette anec­dote fait pen­ser à la conver­sa­tion de Nico­las Werth avec deux jeunes ser­veuses russes du snack Hot-Dog Piz­za de Maga­dan, ancienne capi­tale des ter­ribles camps sovié­tiques de la Koly­ma. Elles igno­raient le sens du mot « gou­lag » et pen­saient qu’il s’agissait sans doute du nom d’un… groupe de rock. Dans Nico­las Werth, La route de la Koly­ma, Bélin, 2012.
  7. Comme l’écrit Claude Lefort dans Un homme en trop. Réflexions sur L’Archipel du Gou­lag (1976), « l’image mar­xiste de la démo­cra­tie bour­geoise […] sert à recou­vrir la ques­tion de la démo­cra­tie » (sou­li­gné par lui).
  8. Il n’a été révé­lé par Sol­je­nit­syne qu’en 1991, après la chute de l’URSS et l’indépendance de l’Estonie, afin d’éviter de mettre ses amis en dan­ger. Les détails du séjour à Tar­tu et Vasu­la ne seront connus qu’en 2003. Le plan de L’Archipel avait été conçu dans une autre ferme esto­nienne, près de Vor­nu, dès l’été 1964. L’écrivain russe connais­sait bien les Pays baltes et avait voya­gé à vélo, avec Léo­nid Vlas­sov, de Riga à Vil­nius en 1962.
  9. Mort en 1968, Susi n’aura pas vécu assez long­temps pour être témoin de la publi­ca­tion de L’Archipel.
  10. Sol­jé­nit­syne décla­rait fin 2000, lors de la récep­tion du prix de l’Académie des sciences morales et poli­tiques à l’ambassade de France à Mos­cou : « C’est du siècle des Lumières que partent les racines com­munes du libé­ra­lisme, du socia­lisme et du com­mu­nisme. C’est pour­quoi, dans tous les pays, les socia­listes n’ont mon­tré aucune fer­me­té face aux com­mu­nistes : à juste titre, ils voyaient en eux des frères idéo­lo­giques, ou si ce n’est des cou­sins ger­mains, du moins au second degré. Pour ces mêmes rai­sons, les libé­raux se sont tou­jours mon­trés pusil­la­nimes face au com­mu­nisme : leurs racines idéo­lo­giques sécu­lières étaient communes. »

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur