Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Solidarité, condescendance, estime. Sortir de la fosse aux Wallons
L’automne politique s’annonce crucial pour les rapports entre les Wallons, les Bruxellois et les Flamands. Le résultat des élections du 13 juin pèsera lourdement sur les négociations que devrait tenter d’organiser le Premier ministre fédéral. Mais quels qu’en soient les résultats, on peut se demander si davantage que la répartition du pouvoir ou des moyens des pouvoirs publics, les relations « communautaires » ne mobilisent pas d’abord les représentations que l’on se fait de soi et de l’autre. Entre le refoulement des identités, qui débouche sur leur déchainement violent, et la reconnaissance des différences, qui peuvent menacer les équilibres fédéraux, la voie de l’équilibre est plus que jamais étroite. Concilier identités et solidarité reste le défi belge par excellence.
Ce texte, que nous republions en hommage à Benoît Lechat, est paru pour la première fois dans le numéro 8 d’aout 2004.
Dans Le Soir du 15 juin, Luc Delfosse signait un éditorial consacré aux résultats des élections régionales et européennes sous le titre « Belgique-België terminus ». Sans point d’interrogation, en laissant tout au plus au forum institutionnel qui s’ouvrira à l’automne le soin d’établir le « temps qu’il nous reste à vivre ensemble pour de bon ». La raison de cette dramatisation ? Deux tiers des Flamands ont émis « un vote racrapoté, un vote égoïste, un vote de nouveau riche ». Un vote pour des partis politiques qui ne verraient dans les francophones qu’une « clique de vanupied qui n’en touche pas une, en rapporte encore moins ». Et l’éditorialiste d’inviter les élus francophones à faire preuve de la plus grande fermeté par rapport aux politiques flamands en opposant un « non » en majuscules à toute nouvelle revendication « de nature à précipiter misérablement l’inégalité entre les Communautés. Et les Belges qui, pour l’heure, les habitent ». La posture est classique. Ce qui l’est moins, c’est le ton. Il y a bien longtemps que les médias et les politiques francophones jurent que si les Flamands continuent d’avancer de nouvelles revendications de délestage de l’État fédéral, il faut leur opposer la « fin de la Belgique » et, par exemple, une rediscussion des frontières entre Régions. Mais jusqu’ici, la tendance était plutôt de s’en tenir à un subtil — et très apolitique — distinguo entre les habitants de la Flandre et la classe politique flamande. Or, cette fois, ce sont les électeurs flamands qui sont directement pris à partie. À raison, car ce sont bien eux qui donnent leurs voix à des partis qui ne font aucun mystère de leurs intentions en matière institutionnelle. Ce sont eux également qui légitiment un discours politique qui a tendance à caricaturer les francophones en profiteurs vivant aux dépens des Flamands. Mais en se regardant dans le miroir d’une certaine caricature flamande, quelle image d’eux-mêmes aperçoivent les francophones ?
Les voies de la condescendance
La caricature de Kroll qui a accompagné l’éditorial de Luc Delfosse est très révélatrice. Des bourgeois endimanchés (des femmes en manteaux de fourrure portant des colliers de diamant) viennent voir des Wallons dans une fosse du zoo d’Anvers. Ceux-ci sont tout nus, pauvres, adorateurs du PS et d’Elio Di Rupo. Et fatalement, ils sont dépendants. Une des femmes ne dit-elle pas à un gamin « arrête de les nourrir, qu’on t’a dit » ? Sous-entendu, ils sont déjà nourris. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement quand on est parqué dans une fosse entourée de murs ? N’est-on pas condamné à l’oisiveté (jouer aux cartes, se balancer à un pneu de voiture…). Juché sur un monticule de terre, Elio Di Rupo semble cependant bien fier de son pouvoir. Il agite les bras en l’air, dans un désopilant décalage avec le dithyrambe que Bénédicte Vaes consacre quelques centimètres plus haut au président du PS qu’elle compare à un sphinx dont la « stature énigmatique permet de dominer plus encore ses concurrents, forcés de guetter au PS les signes de leur destin ». Le dessin donne à penser que ce sont les Flamands qui (re) découvrent les Wallons (« Ils ne sont pas vraiment comme nous »), mais on pourrait tout autant soutenir que ce qui est mis en scène, c’est la redécouverte plus ou moins étonnée de l’existence, quelque part au nord de la frontière linguistique, de gens dont on suppose qu’ils portent un regard condescendant sur leurs voisins francophones. En écho, les Flamands percevront sans doute une forme de mépris tout aussi condescendant dans l’accusation de « nouveaux riches » lancée par les Wallons à leur égard.
Un potlatch belge ?
La condescendance, c’est-à-dire une attitude de dédain ou de mépris par laquelle on cherche à exprimer une supériorité, caractérise assez bien l’état actuel des relations entre les communautés belges. Une condescendance dont l’origine pourrait être recherchée dans la manière suivant laquelle chacune des grandes communautés perçoit la solidarité entre les Belges. Par maints aspects, les rapports entre les Flamands et les Wallons ressemblent à un potlatch, cette forme d’échange prémarchand décrite par Marcel Mauss dans certaines sociétés archaïques. Un échange régi par la triple obligation de donner, de recevoir et de rendre. Mais il s’agirait d’un potlatch en train d’échouer. Parce que loin de se conclure à la satisfaction de chacun des participants, il tournerait à la confusion sur l’interprétation de ce qui a été donné et de ce qui doit être rendu. Selon les Wallons, les transferts dont ils bénéficient actuellement de la part de la Flandre seraient le juste retour d’une solidarité qu’ils ont eux-mêmes assumée envers les Flamands jusqu’au début des années soixante, à une époque où la richesse belge dépendait surtout de la puissance économique de la Wallonie. Cette représentation se double de l’idée que les Flamands auraient profité de leur position majoritaire dans l’État belge pour détourner des moyens dont la Wallonie avait besoin pour sa propre reconversion. En revanche, du côté flamand, on estime que ces transferts Sud-Nord (quand on reconnait leur existence) ont eu pour corolaire une domination culturelle, politique, économique et sociale de la Flandre par les francophones. Les Flamands ne devraient leur rétablissement économique qu’à eux-mêmes. Celui-ci se serait fait en dépit de la Belgique. Enfin, aujourd’hui, cette même Belgique, « instrumentalisée » par les francophones, entraverait le développement de la Flandre en lui imposant une couteuse solidarité. Une vision que les francophones jugent en retour outrageante et humiliante. Plus personne n’y retrouverait donc vraiment son compte. D’où cette attitude de condescendance blessée, au nord comme au sud de la frontière linguistique. Comme le dit Marcel Mauss, « le don non rendu rend encore inférieur celui qui l’a accepté, surtout quand il est reçu sans esprit de retour » (Essai sur le don, p. 258). La solidarité « subie » sans perspective de « rendre » constitue un double affront. À la fois pour celui qui donne et ne reçoit rien en retour et pour celui qui reçoit et s’humilie de ne rien pouvoir rendre.
Solidarités à plusieurs niveaux
Mais en Belgique, qui serait l’obligé de qui ? Flamands, Wallons et Bruxellois divergent sur les dettes et aussi sur le niveau auquel elles se contractent. Le système belge qui est basé sur la coexistence de solidarités à plusieurs niveaux ne facilite pas la tâche, d’autant qu’il n’a pas toujours été fédéral. Il y a, d’une part, au niveau de la sécurité sociale et des compétences fédérales, une solidarité entre les personnes fondée sur le principe de l’assurance et de l’appartenance commune au monde du travail ou à la fédération belge. Il y a, d’autre part, une solidarité entre les Régions et les Communautés, basée notamment sur l’intérêt bien compris de ne pas voir son voisin le plus proche plongé dans une disette destructrice de sa propre activité économique. Si dans les représentations d’une part croissante de l’opinion publique flamande, le primat est donné à la solidarité interrégionale (entre les Régions), chez les francophones, l’accent reste davantage mis sur la réciprocité interpersonnelle entre citoyens-travailleurs belges, quelle que soit la Région à laquelle ils appartiennent. Dans la représentation flamande, cette solidarité doit être « objective », mesurable et toujours réversible. À chaque Région d’établir ensuite de manière autonome comment elle répartit le produit de cette solidarité entre ses habitants. En revanche, le modèle social-démocrate dominant en Wallonie reste celui d’un attachement à une sécurité sociale interpersonnelle. Parce qu’elle a précisément permis de sortir des notions prémodernes de charité et d’assistance. Parce qu’elle libère les individus des liens sociaux de proximité et des systèmes d’allégeances de toutes natures. Et implicitement, ce dont les francophones accusent les Flamands, c’est de changer les règles du jeu en cours de partie. En déplaçant le niveau de la solidarité de la citoyenneté belge au niveau interrégional. En faisant primer l’appartenance à la Flandre. C’est du reste en vertu de cette différence de point de départ que les Flamands se disent prêts à « concéder » encore quelques années de solidarité, mais pourvu qu’elles servent réellement au redressement de la Wallonie et qu’ensuite la Flandre puisse prendre sa pleine autonomie. Enfin, le « non » francophone à leurs revendications institutionnelles est souvent perçu comme un déni de réciprocité, comme une volonté égoïste de transformer la solidarité en redistribution à sens unique.
« La Wallonie n’est pas le Jutland »
Certes, tout ceci ne constitue qu’un ensemble d’idées reçues, pas toujours explicitées par les représentants politiques ou par les éditorialistes. Mais elles constituent bel et bien le cœur des diatribes qui se jouent directement ou indirectement entre les deux principales communautés du pays. Alors faut-il vouloir recréer un grand consensus sur la solidarité où l’on remettrait les compteurs à zéro, en se mettant d’accord une fois pour toutes sur ce que chacun a reçu ? En établissant une fois pour toutes ce à quoi chacun a encore droit ? Indépendamment de la difficulté que comporterait la réalisation d’un tel inventaire, on peut se demander si vouloir limiter les transferts dans le temps ne revient pas en fait à nier la légitimité même de ces transferts. Une légitimité qui ne fait d’ailleurs pas question dans nombre d’autres pays européens. Un journaliste néerlandais s’est récemment attiré les foudres de ténors de la droite nationaliste flamande parce qu’il s’était étonné de sa hargne contre les transferts Nord-Sud1. Au Danemark, tout le monde trouve normal que les habitants du Jutland bénéficient de la solidarité de leurs compatriotes, avait-il fait remarquer. Réponse de Mathias Storme et de Boudewijn Bouckaert : les transferts sont en grande partie « injustifiés » et ils n’aident pas la Wallonie. Les Wallons ne sont pas « loyaux » parce que depuis des décennies ils collaborent à la remise en question des droits des Flamands. Mais surtout, la différence entre la Belgique et le Danemark, c’est que le pays n’est pas habité par un peuple unique.
L’automne de la violette
Alors, Belgique-Terminus ? Pour de bon, cette fois ? Comme de coutume, les négociations institutionnelles qui s’ouvriront à l’automne devraient tourner autour de cette question existentielle, sans y aller vraiment. Sous la pression des partis francophones, l’accord de gouvernement violet de juillet 2003 a limité la liste des points ouverts à la discussion. Tout dépendra cependant de la résistance que le PS et le MR afficheront à la volonté flamande de l’allonger et notamment pour y faire entrer les revendications approuvées en 1999 par tous les partis démocratiques du Parlement flamand, à l’exception d’Agalev. Défait en Flandre, le parti du Premier ministre fédéral se retrouve ainsi placé dans une position peu confortable. Soit il se transforme en relais des demandes flamandes et met en danger la coalition qu’il dirige au risque de s’en faire évincer. Soit il exécute loyalement son programme de gouvernement et, dans ce cas, il pourrait passer pour un traitre à la cause nordiste et apporter de l’eau au moulin du Vlaams Blok et du CD&V qui ont remporté les élections du 13 juin. Quant au PS, s’il apparait aujourd’hui en position de force, il doit aussi veiller à ne pas rendre complètement intenable la situation de son partenaire VLD, sous peine de devoir, tôt ou tard, composer avec un CD&V autrement plus exigeant sur le plan communautaire, notamment du fait de son alliance avec les nationalistes de la N‑VA. À court terme, l’asymétrie entre les majorités fédérale et régionales peut donc apparaitre comme une des meilleures garanties pour un relatif maintien du statuquo institutionnel que recherchent les francophones.
Un cocktail explosif de ressentiments
C’est de ce cocktail inédit et vraisemblablement complètement opaque aux yeux d’une immense majorité de la population que dépend donc l’avenir du pays. Une fois encore, on est donc bien loin des grands rendez-vous historiques. De ces moments forts où l’histoire s’accélère et où tout devient compréhensible. Y aurait-il une sorte de « grande main invisible » qui veillerait sur la Belgique et qui présiderait à chacune de ses insensibles transformations ? Faut-il dire, « dormez braves gens, vos hommes politiques s’occupent de tout » ? Rien n’est moins sûr. Il apparait, en effet, que le fond pragmatique qui a permis tant d’arrangements communautaires depuis près d’un demi-siècle risque de ne plus suffire à surmonter l’accumulation des rancœurs. Notamment parce que ce « fond » s’appuyait sur des familles politiques à l’intérieur desquelles les arbitrages pouvaient se produire. Or, non seulement ces familles ne sont pas présentes aux mêmes niveaux de pouvoir, mais elles n’ont jamais été autant divisées. À cet égard, l’opinion francophone n’a pas encore pris l’exacte mesure du ressentiment qu’ont provoqué dans la classe politique flamande l’octroi du droit de vote aux étrangers et les accords du Lambermont qui ont refinancé les Communautés. Pour les partis flamands, une forme d’équilibre aurait été rompue parce que les francophones auraient par deux fois au moins « imposé » à la Flandre quelque chose qu’elle ne voulait pas. C’est bien sûr nier que les différents refinancements des Communautés profitent autant à la Flandre qu’à la Wallonie et à Bruxelles. C’est évidemment donner au droit de vote des étrangers une portée qui dépasse de loin la réalité. Mais en l’occurrence ce dont ne décolère pas une majorité d’hommes politiques flamands, c’est que ce soit une « majorité belge », composée des partis francophones et du SP.A qui l’ait octroyé. D’où, peut-être, leur hargne à vouloir scinder l’arrondissement de Bruxelles-Halle-Vilvorde, qui constitue précisément le dernier arrondissement électoral « fédéral ».
Pour sortir de toutes les fosses
En politique, comme dans la vie sociale, le ressenti a parfois autant d’importance que le droit qui cherche à le canaliser. Et même s’ils sont toujours jugés extrêmement éloignés des préoccupations des citoyens, les problèmes dits « communautaires » ne doivent pas être pris à la légère. Loin de constituer des questions secondaires, ils mobilisent l’estime que chacune des communautés porte à l’autre et, partant, l’estime que les francophones et les Flamands se portent à eux-mêmes. Or nier que l’image que l’on a de soi est un élément fondamental de toute construction personnelle ou collective, c’est s’exposer au risque de terribles retours de manivelle dont l’histoire contemporaine nous a livré suffisamment d’exemples. À cet égard, le dessin de Kroll pourrait indiquer que les francophones commencent peut-être à intérioriser la vision flamande. D’un côté, c’est une évolution positive parce que cela voudrait dire que les Wallons et les Bruxellois francophones sortent enfin de leur état de minorité qui s’ignore, et commencent à construire leurs conduites politiques sur la base d’une conscience plus juste de la réalité des rapports de forces. Mais de l’autre, cela pourrait aussi s’avérer ravageur, car cela mettrait entre parenthèses la richesse passée et présente produite par les Wallons, sans parler de leur contribution à la construction de la démocratie en Belgique. Ce serait enfin et surtout s’exposer au risque d’accepter d’en revenir à une vision prémoderne de la solidarité qui ne serait plus basée sur le droit social tel qu’il a été conquis depuis plus de cinquante ans en Belgique. Entre le refoulement des identités, qui débouche sur leur déchainement violent, et la reconnaissance des différences, qui peuvent menacer les équilibres fédéraux, la voie de l’équilibre est plus que jamais étroite. Pour la suivre, il importe de faire coexister ces identités multiples et de ne pas les mépriser au nom d’un facile rejet de la bêtise nationaliste qui, bien souvent, s’appuie sur une ignorance crasse de l’autre (en commençant par l’ignorance de sa langue et de sa culture), quand ce n’est pas sur une arrogance qu’on prétend par ailleurs dénoncer. Pour sortir de toutes les fosses aux Wallons ou aux Flamands dans lesquelles nous plongent les condescendances, il faudra concilier cette approche respectueuse des identités avec une conception moderne de la solidarité. Cela reste le défi de la Belgique. Qu’elle soit fédérale ou confédérale.
- « Geld waar het Jutland van België recht op heeft », par Jeroen Trommelen dans le Financieel Economische Tijd du 26 mai 2004.