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Soignants-patients : quelle communauté politique ?
La notion d’autonomie est omniprésente dans les discours sur le soin, qu’ils soient professionnels, médiatiques, académiques, politiques. Toute la littérature relative aux « bons » soins convoque à un moment ou l’autre cette visée comme indispensable. Pourtant son univers sémantique est loin d’être univoque. Si ses usages conceptuels renvoient à un héritage complexe, toujours prégnant, ses manifestations pratiques au cœur des gestes de soin nous disent à quel type de communauté politique nous nous invitons les uns les autres à participer.
Lorsque l’on prône l’autonomie comme valeur fondamentale, quelles sont les figures de l’hétéronomie auxquelles il est fait référence1 ? Ou encore, quels risques de dégradations sont-ils appréhendés par l’usage de cette notion ? Notre héritage conceptuel oscille entre plusieurs réponses, qui renvoient à des figures distinctes de la communauté de nos semblables. Mais la dimension normative et proprement politique des déclinaisons de l’autonomie se marque tout autant dans nos pratiques. De ce point de vue, les relations de soin sont particulièrement éclairantes. Elles engagent en effet une visée émancipatoire à l’attention des soignés qui, selon les cas, appelle différentes compréhensions de l’autonomie.
Mais commençons par un retour sur l’arrière-plan conceptuel de cette notion avant d’en examiner quelques déclinaisons dans la pratique des relations de soin.
Retour aux sources conceptuelles : l’arrière-plan en héritage
Dans le contexte moral occidental, quelques étapes clés permettent de considérer la transformation de la notion d’autonomie et ses figures de l’hétéronomie. En Grèce antique, le concept est utilisé « dans le registre politique pour signifier l’indépendance ou l’autodétermination d’un État2 ». L’hétéronomie signifie la soumission à une autorité extérieure, la subordination au pouvoir d’autrui, et la mise sous tutelle.
Avec Rousseau, tout en demeurant politique, le concept est élargi au domaine moral et associé à une définition de la liberté comme « obéissance à la loi qu’on s’est prescrite3 ». L’hétéronomie c’est alors la loi de la causalité qui règne dans le domaine de la nature, à laquelle s’oppose la liberté, déterminée par les lois de la moralité. La subordination change de sens. Il ne s’agit plus, pour préserver son autonomie, de se dégager d’une soumission à la volonté d’un tiers, mais bien de se dégager des contraintes de la nécessité naturelle. Cette maitrise passe par la détermination libre des fins que se donne un collectif comme volonté.
Avec Kant, le concept d’autonomie s’intériorise et se subjectivise, tout en restant fermement articulé à l’horizon de la moralité. Rattachée au règne de l’intelligible, la morale renvoie aux qualités suivantes : rationalité, universalité, abstraction ; en opposition au règne sensible, où se déploient le particulier, le concret, l’émotionnel, l’affectif, l’attachement singulier. L’ancrage de la volonté dans le domaine moral est également associé à la notion de dignité de la personne, de tout être rationnel en vérité, qu’il soit ou non humain. Kant soutient que l’agir moral découle de « l’idée de la dignité d’un être raisonnable qui n’obéit à d’autre loi qu’à celle qu’il institue en même temps lui-même4 ». La notion de la dignité d’une personne est pensée en contraste avec celle du prix qui peut être accordé à une chose : « Ce qui a un prix peut être aussi bien remplacé par quelque chose d’autre, à titre d’équivalent ; au contraire, ce qui est supérieur à tout prix, et par suite n’admet pas d’équivalent, c’est ce qui a une dignité5 ». Avec Kant, l’hétéronomie, qui est tout autant une perte de dignité, est associée à l’ingérence des sentiments et des émotions, confondus avec des appétits naturels et des penchants impulsifs. En même temps, l’hétéronomie renvoie à une idée de non-maitrise, de déprise, de dépossession de son propre gouvernement, qu’il soit collectif ou individuel.
Nous héritons donc avec ce concept d’autonomie d’un arrière-plan fort chargé. S’y mêlent divers spectres de l’hétéronomie : soumission à la volonté d’un tiers ; soumission aux contraintes de la nécessité naturelle ; soumission à la contingence et à l’arbitraire. Un ensemble de déclinaisons qui renvoie plus largement à l’altérité, qu’elle se présente sous la figure de la nature en nous-même ou hors de nous, qu’elle renvoie à la vie émotionnelle, aux inclinations sensibles, ou aux déterminations causales du monde externe. Cette altérité doit être surmontée, contrôlée, maitrisée ou il faut pouvoir en faire abstraction pour prétendre atteindre à une véritable autodétermination. Enfin, le cercle des sujets autonomes connait lui aussi une certaine mouvance, partant d’une compréhension politique et collective pour aboutir à une conception morale et individuelle.
Face à cet héritage, les critiques soulignent le décalage de cette constellation conceptuelle — restrictive, subjective et décontextualisée — avec la sensibilité morale contemporaine. Restrictive dès lors que seuls des raisonnements intellectuels sont considérés comme sources de réflexivité et de connaissances morales, les sensations physiques ou les expériences émotionnelles n’en étant pas parties prenantes. Comment alors envisager non seulement l’autonomie, mais encore la dignité de celles et ceux qui n’ont pas ou plus la maitrise des compétences requises pour évoluer dans le registre de l’intelligible ? Subjective, ensuite, dès lors que l’autonomie est liée à l’exercice de l’autoréflexion d’individus capables de s’extraire de la contingence de leurs attaches ordinaires (c’est là un gage de la prétention à l’universalité de l’exercice de la raison qui sous-tend le concept kantien). L’autonomie morale s’appuie sur la disposition de ressources physiques, psychiques, matérielles, sociales, qui sont elles-mêmes produites et reproduites par un ensemble de personnes, d’êtres vivants et de choses. Cette interdépendance ne doit-elle pas être prise en considération pour penser l’autonomie ? Décontextualisée, enfin, dans la mesure où la prétention à l’universalité qui caractérise l’approche kantienne ignore l’ancrage des raisonnements moraux dans des formes de vie historiques, culturelles et sociales. Comment, de même, penser l’autonomie sans la détacher de cette situation, tout en maintenant sa puissance normative ?
Partant, on comprend que le domaine des relations de soin est un lieu privilégié de réflexion sur les tensions qui habitent la notion d’autonomie. Secteur où elle est mobilisée en permanence, l’autonomie des personnes confiées aux bons soins d’autrui interpelle intrinsèquement ses horizons normatifs par la dépendance même de l’une des parties en présence. Pour explorer et expliciter ces tensions, un courant de recherche en sciences sociales propose de s’intéresser aux pratiques elles-mêmes. L’éthique empirique déploie ses analyses en s’appuyant strictement sur des observations et des descriptions. Non pas sur les discours et les justifications, mais sur les gestes effectués en situation, sur les relations nouées en contexte. Bref, sur l’autonomie comme pratique.
Retour aux sources pratiques : les visées incarnées dans le soin aux personnes
Rattachée à ce courant, Jeannette Pols (2006) a mené une ethnographie de longue durée dans des unités hospitalières de soin psychiatrique et des maisons de retraite aux Pays-Bas. Dans ces divers lieux de soin, elle a porté l’attention à des actes qui nous concernent tous, à savoir le moment de l’hygiène quotidienne. La toilette relève-t-elle de l’intimité du patient ? Les soignants aident-ils les usagers dans son déroulement ou sont-ils invités à se débrouiller seuls ? Et si oui, avec quels objectifs ? Doivent-ils rencontrer des attentes en termes de propreté ? Est-ce alors pour des raisons thérapeutiques ou pour soutenir une certaine qualité du vivre ensemble ?
Explorant bien d’autres dimensions de ces soins mineurs en apparence, Pols constate de nombreuses divergences dans les mises en œuvre de la toilette qui traversent les institutions. Sur la base de ces observations, elle va dégager les types de citoyenneté que soutiennent ces pratiques. Elle les analyse en les rassemblant dans quatre répertoires incarnant concrètement, au cœur même des gestes de soin, des visions distinctes de la communauté politique et de ses conditions de rattachement.
Sous un premier répertoire sont regroupées les observations au sein desquelles la toilette est considérée comme relevant de la sphère privée des personnes. Les patients ou les résidents ont leur histoire propre, qui s’exprime notamment dans leurs préférences personnelles quant au rythme ou à la manière d’effectuer ces soins. Encouragés à rester fidèles à leurs habitudes, les soignants veillent à préserver un espace individuel et privé pour ces faits et gestes, les laissant opérer à leur guise. La tolérance est ici large à l’égard des attentes en termes de régularité et de résultats. La toilette dans ce répertoire peut être optionnelle.
Un second répertoire regroupe les approches dans lesquelles la toilette est considérée comme une compétence de base. Elle n’est pas renvoyée à des préférences personnelles, mais elle est insérée dans un socle de compétences que les patients et résidents ont tout intérêt à préserver, voire à renforcer. Pour ce faire, le personnel induit les personnes à réaliser ces actes par eux-mêmes. La toilette participe ici des compétences sur lesquelles il faut pouvoir compter avant d’évoluer en société. Les soins visent à soutenir la personne dans son parcours de réhabilitation de sa capacité à être indépendant. La toilette n’y est donc pas optionnelle.
Un troisième répertoire range la toilette dans les prérequis dont la réalisation est un préalable à l’engagement dans ce qui compte vraiment, c’est-à-dire la poursuite d’un projet de vie personnel, variable en vertu des potentialités et des désirs de chacun. Les soignants n’accordent pas de valeur spécifique à la toilette, même si elle n’est pas davantage optionnelle. L’important est ailleurs. Non pas dans des compétences à recouvrer, mais dans des projets pour la réalisation desquels la toilette fait partie des coulisses que tout un chacun à a gérer sans y accorder d’intérêt outre mesure.
Enfin, un quatrième répertoire rassemble les pratiques au sein desquelles la toilette est une activité comme une autre, susceptible de permettre le développement de relations sociales. La visée première est d’établir des relations, et non des capacités ou des prérequis. Il n’y a pas de hiérarchie entre les activités, et le protocole n’est pas davantage fixé une fois pour toutes. L’échange préside à la relation de soin, et la négociation entre les personnes en est d’autant plus requise. Les soignants sont appelés à s’adapter pour être en mesure de gérer des situations singulières. Pour stabiliser le soin, la solution consiste à construire une relation de confiance avec le patient ou le résident. Et cela peut se faire à l’occasion de la toilette comme de toute autre activité.
S’il faut lire l’étude de Pols dans son intégralité, pour ce qu’elle montre aussi des liens entre ces répertoires et le type d’organisation du travail, ainsi qu’avec le statut des traitements thérapeutiques, je souhaite m’arrêter sur le destin de la notion d’autonomie dans les différents répertoires qu’elle a identifiés. Et ceci en lien avec les formes de communautés politiques qu’appellent ces figures, en écho à notre héritage conceptuel et à ses prolongements actuels.
Ce que le soin fait à la notion d’autonomie
On retrouve dans les trois premiers répertoires les traces des héritages conceptuels que nous avons croisés. La compréhension moderne de l’autonomie renvoie à une communauté de pairs égaux, à une communauté morale au sens où les êtres rationnels qui la composent se donnent leur loi. Telle est leur autonomie. Face à cette vision d’un collectif qui rassemble la communauté des êtres autonomes, plusieurs auteurs contemporains ont avancé un concept d’autonomie relationnelle. Il s’agit par là de prendre en considération, dans la définition même de l’autonomie, la nécessité d’inclure à son exercice le soutien de réseaux d’interdépendance. Toutefois comment concevoir cette inclusion ? Et quelle incidence a‑t-elle sur la conception de la communauté qui y est associée ?
La relation de soin, en tant qu’elle vise à aider les personnes à reconstruire les conditions de possibilité de leur participation à la communauté, s’inscrit d’emblée et pratiquement dans une conception relationnelle de l’autonomie. Mais tous les répertoires distingués par Pols ne conduisent pas à une communauté de même composition. Dans les trois premiers répertoires, la visée émancipatoire des soins s’accompagne d’une mise à distance de la communauté des pairs, située hors les lieux. Elle s’accompagne également d’une mise à distance relationnelle, le soignant étant dans la position d’exercer le fameux métier impossible consistant à mener le patient ou le résident à l’autonomie. On a ici encore une compréhension de la partie vulnérable de la relation comme déficitaire, même si on reconnait sa prétention à vouloir participer à une même humanité. En ce sens, si la conception de l’autonomie peut bien être relationnelle, au sens où le soutien relationnel est reconnu comme indispensable à l’acquisition ou au recouvrement de l’autonomie, cela n’en conduit pas pour autant à une compréhension de la communauté des pairs ouverte à l’altérité.
Seul le quatrième répertoire renvoie à compréhension plus radicale de l’autonomie, en s’ouvrant à une co-construction de la volonté bonne sans préjuger des compétences, des ressources ou des capacités nécessaires à une participation pleine et entière à cette détermination. La communauté des semblables devient la communauté des dissemblables. Mais si l’on en croit Pols, cette dernière possibilité n’a pas besoin d’un concept d’autonomie. Elle requiert plutôt la reconnaissance de la dépendance mutuelle des uns et des autres.
« Lorsque la toilette est une activité relationnelle, être citoyen signifie être relié à d’autres personnes. Il n’est pas ici fondamental d’être autonome. Au contraire, le citoyen a à établir et à maintenir des relations avec d’autres gens. Les relations amicales et personnelles sont des entrées dans la communauté. Vivre en institution n’implique pas automatiquement une marginalisation. Il n’y a pas de division spatiale prédéfinie entre ce qui est intérieur et ce qui est extérieur à la communauté. C’est le manque de relations qui marginalise, et c’est à ce niveau que les infirmières psychiatriques engagent le travail. Elles débutent en nouant une relation de soin plus personnelle et plus équilibrée. L’infirmière participe au réseau social. Il n’y a pas de soi (self) autonome qui puisse être conçu isolément. Le soi est variable et inconsistant. C’est vrai pour les soignants comme pour les patients 6. »
La visée normative qui habite l’idée de dignité n’est plus alors celle de l’émancipation au sens de l’accès ou de la restauration de l’exercice des compétences par le soin. Le projet est plutôt celui du respect mutuel des uns et des autres dans leurs spécificités, associé à la reconnaissance de l’interdépendance de toutes ces singularités. La difficulté est alors de stabiliser les formes institutionnelles les plus aptes à l’organisation de ce vivre ensemble en constante mouvance. L’hétéronomie en serait comme l’imposition d’institutions auxquelles on n’a pas à adhérer, ou qui ne nous reconnaissent pas en tant que membres ou partenaires.
- Ces réflexions ont débuté à l’occasion du séminaire « Démence et fin de vie » organisé par le réseau Braises en janvier 2010. Je remercie Natalie Rigaux de les avoir suscitées.
- Monique Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, 2004, p. 115.
- Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, I, VIII., 1762.
- Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, Gallimard, 1994, p. 280.
- Ibidem.
- Jeannette Pols, « Washing the citizen » (2006), trad. « Laver le citoyen ».