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Société multiculturelle et insécurité

Numéro 05/6 Mai-Juin 2008 par Luc Van Campenhoudt

mai 2008

Insé­cu­ri­té, immi­gra­tion, injus­tice, émeutes, inté­gra­tion, pré­ven­tion, racisme, res­pect, vic­times, étran­gers, chô­mage, délin­quance, exclu­sion… la soupe déborde. Dans un méli-mélo de notions qu’on hésite sou­vent à uti­li­ser tant on craint qu’elles ne soient idéo­lo­gi­que­ment et affec­ti­ve­ment trop char­gées, voire poli­ti­que­ment incor­rectes, une cer­ti­tude confuse se fraye un che­min : la vio­lence a bel et bien quelque chose à voir avec […]

Insé­cu­ri­té, immi­gra­tion, injus­tice, émeutes, inté­gra­tion, pré­ven­tion, racisme, res­pect, vic­times, étran­gers, chô­mage, délin­quance, exclu­sion… la soupe déborde. Dans un méli-mélo de notions qu’on hésite sou­vent à uti­li­ser tant on craint qu’elles ne soient idéo­lo­gi­que­ment et affec­ti­ve­ment trop char­gées, voire poli­ti­que­ment incor­rectes, une cer­ti­tude confuse se fraye un che­min : la vio­lence a bel et bien quelque chose à voir avec la socié­té mul­ti­cul­tu­relle. Le cli­vage des classes sociales ne struc­ture plus, à lui seul, la hié­rar­chie et les anta­go­nismes sociaux. La nou­velle « ques­tion sociale » est de plus en plus clai­re­ment défi­nie par le cli­vage entre ceux qui occupent la place — et les meilleures places — et ceux qui aime­raient bien prendre place. Si la socié­té indus­trielle a sa vio­lence (de la condi­tion ouvrière avec ses révoltes et leur répres­sion), la socié­té mul­ti­cul­tu­relle a la sienne, qui est d’a­bord une riva­li­té cultu­relle, avance Albert Bas­te­nier. Mais quel est, pré­ci­sé­ment, le lien entre socié­té mul­ti­cul­tu­relle et vio­lence ? Et quelle direc­tion pour­rait alors emprun­ter une socié­té qui veut sau­ve­gar­der son idéal démo­cra­tique, mais pas par le moyen d’une vio­lence répres­sive et d’une inté­gra­tion forcée ?

Ce lien réside, pour une large part, dans l’hu­mi­lia­tion vécue en per­ma­nence par ceux qui ne se voient pas recon­naître la place et la consi­dé­ra­tion qu’ils se sentent en droit d’es­pé­rer. La dimen­sion sym­bo­lique de la bles­sure pèse autant, sinon davan­tage, que sa dimen­sion objec­tive : les condi­tions éco­no­miques pré­caires. La vio­lence de l’hu­mi­lié sera elle aus­si autant sym­bo­lique que phy­sique. Les ques­tions de la recon­nais­sance, du res­pect de soi et de la confiance en soi sont donc cen­trales et consti­tuent des com­po­santes anthro­po­lo­giques d’un plu­ra­lisme bien conçu en socié­té mul­ti­cul­tu­relle, explique Gene­viève War­land. Endi­guer la vio­lence passe alors plus sûre­ment par des efforts pour leur res­tau­ra­tion que par le couple pré­ven­tion-répres­sion qui entre­tient la bles­sure anthro­po­lo­gique à la source du mal que l’on pré­tend combattre.

L’af­faire concerne tous et cha­cun car ces pro­ces­sus sont rela­tion­nels : les iden­ti­tés se construisent les unes par rap­port aux autres, la recon­nais­sance vient de l’autre, la confiance en soi n’est pos­sible que si l’on se fait confiance. Les bons sen­ti­ments (comme l’an­ti­ra­cisme et la tolé­rance) sont louables, mais ce n’est pas sur eux que comptent les auteurs de ce dos­sier. Une socié­té mul­ti­cul­tu­relle ne sau­rait consis­ter en une coexis­tence paci­fique de com­mu­nau­tés étran­gères les unes aux autres, entiè­re­ment libres de leurs us et cou­tumes, et de leurs inéga­li­tés internes. Ceux qui sont en place n’ac­cep­te­ront pas de gaie­té de cœur de par­ta­ger la place avec ceux qui, assis sur les stra­pon­tins, n’at­ten­dront d’ailleurs pas qu’on la leur cède. La recon­nais­sance sociale ne s’ob­tient pas en frap­pant poli­ment à la porte. Les mul­tiples asso­cia­tions et groupes de pres­sion qui repré­sentent une diver­si­té d’in­té­rêts et de pro­jets sont en concur­rence pour la recon­nais­sance et l’ac­cès aux moyens publics, dis­pen­sés par des pou­voirs publics qui ne voient pas for­cé­ment les choses du même œil qu’elles. Un des points com­muns et, sans doute, l’ap­port le plus mar­quant de ce dos­sier réside dans la manière dont les trois textes qui le com­posent asso­cient l’exi­gence de recon­nais­sance et de confiance réci­proque, d’une part, et le conflit, d’autre part.

S’il divise et, par­fois, déchire les hommes, le conflit est aus­si ce qui les unit en leur per­met­tant de cor­ri­ger leurs inéga­li­tés, de com­po­ser avec leurs dif­fé­rences et d’al­ler au-delà des purs rap­ports de pou­voir. L’in­té­gra­tion est tou­jours conflic­tuelle, faite de riva­li­tés et de luttes contre des domi­na­tions. En cela, le conflit est cen­tral dans la struc­tu­ra­tion de l’ex­pé­rience col­lec­tive et, para­doxa­le­ment, dans la res­tau­ra­tion de la confiance et du lien social. Loin de s’op­po­ser à la coopé­ra­tion, le conflit social lui est donc com­plé­men­taire. C’est ce qu’in­tègre bien le texte de Tami­mount Essaï­di et Bru­no Mar­tens sur la poli­tique de cohé­sion sociale schaer­bee­koise, pour qui toute poli­tique et toute action doivent faire le deuil du consen­sus et être vues comme dyna­miques de coopé­ra­tion conflictuelle.

Certes, le conflit social peut prendre des formes vio­lentes. Mais c’est l’im­pos­si­bi­li­té de cer­tains acteurs de prendre part aux pro­ces­sus de coopé­ra­tion conflic­tuelle où ils estiment avoir le droit d’être impli­qués (dans la vie sociale et poli­tique sous ses mul­tiples formes) qui consti­tue une des prin­ci­pales sources de la vio­lence extrême, qu’elle pro­vienne du domi­né qui sabote un sys­tème où il ne trouve pas la place qu’il attend ou du domi­nant qui écrase le sou­lè­ve­ment et exclut davan­tage. Une socié­té qui assume le conflit et lui per­met de prendre des formes ins­ti­tu­tion­nelles se dote du plus effi­cace anti­dote contre le déchaî­ne­ment de la vio­lence incon­trô­lée, parce qu’elle sup­pose les pleines recon­nais­sances et capa­ci­té de tous comme acteurs d’un deve­nir commun.

Inca­pable de se doter de fina­li­tés par­ta­gées (comme, un temps, l’in­dus­tria­li­sa­tion et la jus­tice sociale), notre socié­té se nour­rit plu­tôt de ses peurs. Obsé­dée par la pré­ven­tion et la ges­tion des risques, elle tend à refou­ler et étouf­fer les conflits plu­tôt qu’à les assu­mer, lais­sant latentes mais brû­lantes ses plus pro­fondes ten­sions et géné­rant des risques plus graves encore. L’autre reste alors un étran­ger de l’in­té­rieur, une menace domes­tique. Nié en somme et donc humi­lié. Ce dos­sier veut explo­rer les condi­tions néces­saires pour sor­tir de cette logique. Elles sup­posent de sub­sti­tuer la confiance à la défiance, le res­pect de l’autre à l’hu­mi­lia­tion, la coopé­ra­tion à la divi­sion, le conflit à la vio­lence des rap­ports de domination.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.