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So long Alice Miller et Louise Bourgeois

Numéro 9 Septembre 2010 par Degraef

septembre 2010

The end is coming a lit­tle ear­ly this year, ai-je pen­sé en appre­nant le décès fin mai2010 à New York, de la peintre, sculp­trice et plas­ti­cienne fran­­co-amé­­ri­­caine Louise Bour­geois. Quelques semaines plus tôt, un petit entre­fi­let dans la presse m’avait appris la mort de la Suisse Alice Mil­ler, doc­teure en phi­lo­so­phie et en psy­cho­lo­gie de l’université de […]

The end is coming a lit­tle ear­ly this year, ai-je pen­sé en appre­nant le décès fin mai2010 à New York, de la peintre, sculp­trice et plas­ti­cienne fran­co-amé­ri­caine Louise Bour­geois. Quelques semaines plus tôt, un petit entre­fi­let dans la presse m’avait appris la mort de la Suisse Alice Mil­ler, doc­teure en phi­lo­so­phie et en psy­cho­lo­gie de l’université de Zürich (1953), auteure de nom­breux ouvrages sur l’enfance mal­trai­tée, inlas­sable pour­fen­deuse de la vio­lence édu­ca­tive ordi­naire. J’ignore si Alice Mil­ler et Louise Bour­geois se connais­saient, s’appréciaient, j’imagine que oui, mais peu importe puisque, à mes yeux, leurs œuvres mul­ti­formes, d’une sim­pli­ci­té appa­rente, à la limite du res­sas­se­ment, se parlent, s’interpellent, se répondent. Cette proxi­mi­té peut se résu­mer en une for­mule : l’art de la mémoire, et en une image, celle de la spirale.

Pédagogie noire

Les livres aux titres élo­quents d’Alice Mil­ler comme Le drame de l’enfant doué, L’enfant sous ter­reur, C’est pour ton bien, Images d’une enfance, La souf­france muette de l’enfant, La connais­sance inter­dite, Abattre le mur du silence, tra­duits en trente langues, ont ren­con­tré un grand suc­cès public en Alle­magne et aux États-Unis, net­te­ment moins en France où ils sont res­tés plus confi­den­tiels1. Ce que sou­ligne l’écrivaine Nan­cy Hus­ton dans un hom­mage paru fin mai dans Le Monde : « Alice Mil­ler fut peu prise au sérieux. Une femme qui parle des enfants, c’est mignon. Pen­dant ce temps, les hommes vaquent aux choses sérieuses, la poli­tique, les guerres, les géno­cides. Ain­si, parce que les souf­frances des enfants, les nôtres, sont refou­lées et mini­mi­sées, la machine à vio­lence peut-elle tour­ner indé­fi­ni­ment. Mil­ler est morte le 14 avril 2010, sans que les pen­seurs de l’humain — intel­lec­tuels, phi­lo­sophes, his­to­riens, socio­logues, psy­cho­logues — s’en soient émus. »

Tout entière consa­crée aux souf­frances de l’enfance bafouée, trom­pée, mani­pu­lée, mépri­sée, aban­don­née, humi­liée, abu­sée, et à l’examen atten­tif des consé­quences de ces souf­frances ain­si que du déni et du mépris qui les entourent à l’âge adulte, pour les indi­vi­dus comme pour la socié­té, l’œuvre de Mil­ler s’enracine dans la psy­cha­na­lyse qu’elle pra­ti­qua durant vingt ans pour ensuite s’en détour­ner dans les années sep­tante2. Jugeant la psy­cha­na­lyse enfer­mée dans une arma­ture concep­tuelle et théo­rique géné­ra­trice de « céci­té émo­tion­nelle » ain­si qu’elle la nomme, Alice Mil­ler s’est tour­née vers la pra­tique artis­tique — des­sin, pein­ture — comme base d’une thé­ra­pie condui­sant à la décou­verte de ce qu’elle nomme le Vrai Soi. S’appuyant sur sa propre his­toire comme sur les récits de ses patients ain­si que ses études sur des bio­gra­phies de dic­ta­teurs et d’artistes répu­tés, Mil­ler montre que la non-auto­ri­sa­tion, voire l’interdiction, de mani­fes­ter colère et angoisse face à la vio­lence paren­tale conduit les enfants deve­nus adultes à déchar­ger ces émo­tions refou­lées sur leurs propres enfants et leurs proches ou, s’ils en ont le pou­voir, sur des nations entières. La spi­rale de la vio­lence, repré­sen­tée, per­çue et vécue comme une fata­li­té, qua­si consti­tu­tive de la nature humaine, ne connait ain­si pas de fin.

La mémoire, source et sujet de la création

L’œuvre lar­ge­ment auto­bio­gra­phique de Louise Bour­geois, née le 25 décembre 1911 de parents pro­prié­taires d’un ate­lier de res­tau­ra­tion de tapis­se­ries anciennes à Choi­sy-le-Roi, mais ins­tal­lée à New York depuis 1938, plonge au cœur des affres de l’enfance, de la chair, de la sexua­li­té. Enfance dont elle dit qu’elle en a conser­vé « la magie, le mys­tère et le drame3 » et dont les trau­ma­tismes imprègnent toute l’œuvre. Enfance déchi­rée entre une mère « ado­rée » et un père volage détes­té, ce qu’exprime l’installation en latex Des­truc­tion of the father (1974) où elle met en scène un par­ri­cide sym­bo­lique. Don­ner voix et corps aux trau­ma­tismes de l’enfance, en fouiller la mémoire, tel est le pro­jet auquel l’artiste res­ta fidèle toute sa vie en alliant sub­ti­le­ment audace, rigueur, iro­nie et téna­ci­té. « La souf­france est le sujet qui m’occupe. Don­ner sens et forme à la frus­tra­tion et à la souf­france. Ce qui arrive à mon corps doit se tra­duire dans une forme abs­traite. Alors on pour­rait dire que la souf­france est la ran­çon du for­ma­lisme4. »

Après des études de mathé­ma­tiques à la Sor­bonne, elle s’en détourne pour suivre les cours de l’école des Beaux-Arts et de l’école du Louvre. « Pour expri­mer des ten­sions fami­liales insup­por­tables, il fal­lait que mon anxié­té s’exerce sur des formes que je pou­vais chan­ger, détruire et recons­truire. » L’art, disait-elle, est non seule­ment « mémoire », mais aus­si « répa­ra­tion » et, en ce sens, « garan­tie de san­té men­tale ». En 1937, elle épouse Hen­ri Gold­wa­ter, his­to­rien d’art amé­ri­cain, ren­con­tré à Paris alors qu’elle venait d’ouvrir sa propre gale­rie d’art, le couple s’installant à New York en 1938, ville qu’elle ne quit­te­ra plus. Si elle béné­fi­cie d’une pre­mière expo­si­tion per­son­nelle de pein­ture en 1945, à trente-quatre ans, ce n’est qu’au milieu des années sep­tante que son inven­ti­vi­té for­melle explose sur la scène artis­tique amé­ri­caine. Deve­nue veuve, entou­rée de jeunes musi­ciens punks, écri­vains, intel­lec­tuels et autres artistes under­ground, elle entame alors, à l’âge où la plu­part des gens prennent leur retraite, une car­rière artis­tique inter­na­tio­nale qu’elle mena, avec une éner­gie stu­pé­fiante et une liber­té d’expression sur­pre­nante, jusqu’à sa mort à nonante-huit ans. Long­temps igno­rée, elle est deve­nue une héroïne, le mou­ve­ment fémi­niste fai­sant d’elle une icône, ce que l’artiste enga­gée, mi-sérieuse mi-rieuse qu’elle était, lais­sa dire et faire.

J’ai encore col­lé sur la rétine l’image de la vieille dame sque­let­tique aux longs che­veux blancs qui déam­bule dans son immense stu­dio de Brook­lyn, au milieu d’étranges ins­tal­la­tions, appe­lées « cel­lules » (Cells), com­po­sées de clô­tures, de grillages, de pièces de mobi­lier, sem­blables à des chambres de tor­ture. La vision de ce docu­men­taire5 sur Arte en 1995 marque ma ren­contre avec une œuvre mys­té­rieuse, dense, trou­blante, patiem­ment tis­sée comme une toile d’araignée durant près de sep­tante ans par cette femme brillante et sin­gu­lière qui résu­mait son par­cours en disant dans Des­truc­tion du père recons­truc­tion du père : « Au début mon tra­vail por­tait sur la peur de tom­ber. Puis il s’est trans­for­mé en art de tom­ber. Com­ment tom­ber sans se bles­ser. Plus tard, il devient l’art d’être là et de durer. »

Maman l’araignée

Depuis ses pre­miers des­sins, pein­tures et gra­vures, son œuvre tourne autour de la pro­créa­tion, de la nais­sance et de la mater­ni­té (elle est mère de trois fils) sous la forme de femmes-mai­sons, mêlant le corps à l’architecture, l’organique au géo­mé­trique : buste en brique, mai­sons à colonnes sur les épaules, cages tho­ra­ciques en forme d’escaliers et de portes. Le fil rouge de son œuvre, c’est le phal­lus (le père), qu’elle bap­tise « fillette », et l’araignée qui tisse sa toile (la mère). Elle asso­cie aus­si son propre tra­vail à une toile d’émotions et de sou­ve­nirs qu’elle tisse et détisse et retisse, telle Péné­lope, tout au long d’une vie, l’artiste inti­tu­lant d’ailleurs une de ses œuvres monu­men­tales de 2000, com­po­sée de trois tours d’acier, I do, I undo, I redo (Je fais, je défais, je refais).

Bour­geois aime jouer sur l’ambivalence et l’ironie, ce dont atteste l’araignée qu’elle réa­lise depuis 1994 sous dif­fé­rentes formes et mises en scène6. Ain­si, la célèbre arai­gnée géante en bronze aux longues pattes cro­chues, réa­li­sée en 1999, a beau s’appeler Maman, et être qua­li­fiée de « figure mater­nelle, amie, pro­tec­trice, propre et utile », elle n’en reste pas moins syno­nyme d’angoisse et de peurs irra­tion­nelles voire de répu­gnance. Tout aus­si impres­sion­nante est l’araignée en acier et marbre, de neuf mètres de haut, expo­sée pour l’inauguration du Tur­bine Hall de la Tate Modern de Londres. En 1997, le gou­ver­ne­ment fran­çais com­mande à Louise Bour­geois une œuvre monu­men­tale pour la nou­velle Biblio­thèque natio­nale de France. Elle réa­lise une gigan­tesque sculp­ture murale d’aluminium poli quioffre aux visi­teurs ses courbes monu­men­tales, jaillies du mur, tel un miroir. « Un miroir coquillage » de plus de deux tonnes qui conjugue la mol­lesse de ses élé­ments incur­vés à l’âpreté de ses arti­cu­la­tions den­te­lées. Toi et moi est le titre de cette œuvre douce et rude à la fois, qui s’évase vers le ciel et se sus­pend sans retom­ber, comme pro­té­geant (ou mena­çant ?) de sa masse le visi­teur qui la contemple.

Les der­niers tra­vaux de Bour­geois sont actuel­le­ment expo­sés à Venise à la Fon­da­tion Vedo­va. La veille de sa mort, elle n’était pas d’accord avec la cou­leur de la cou­ver­ture du cata­logue, un jaune en réfé­rence à l’une de ses sculp­tures. Elle vou­lait du bleu, la « cou­leur du père ». Ce fut son der­nier mes­sage. Les cou­ver­tures jaunes sont par­ties au pilon.

  1. Le drame de l’enfant doué, Presses uni­ver­si­taires de France, 1983 ; C’est pour ton bien, Aubier, 1985 ; L’enfant sous ter­reur, Aubier, 1986 ; Images d’une enfance, Aubier, 1987 ; La souf­france muette de l’enfant, Aubier, 1990 ; La connais­sance inter­dite, Aubier, 1990 ; Abattre le mur du silence, Aubier, 1991 ; L’avenir du drame de l’enfant doué, Presses uni­ver­si­taires de France, 1996 ; Che­mins de Vie — Sept His­toires, Flam­ma­rion, 1998 ; Libres de savoir : ouvrir les yeux sur notre propre his­toire, Flam­ma­rion, 2001 ; Notre corps ne ment jamais, Flam­ma­rion, 2004 ; Ta vie sau­vée enfin, Flam­ma­rion, 2008.
  2. Ain­si qu’elle s’en explique dans Le drame de l’enfant doué, À la recherche du Vrai Soi et dans sa ver­sion revue et com­plé­tée L’Avenir du drame de l’enfant doué.
  3. Louise Bour­geois, Des­truc­tion du père, recons­truc­tion du père. Écrits et entre­tiens 1923 – 1997, tra­duc­tion fran­çaise Lelong édi­teurs, 2000.
  4. Robert Storr, Pau­lo Her­ken­hoff, Allan Schwartz­man, Louise Bour­geois, édi­tions Phaï­don, 120 illus­tra­tions cou­leur, 30 illus­tra­tions noir et blanc, 160 pages.
  5. Louise Bour­geois, film de Camille Gui­chard avec la par­ti­ci­pa­tion de Jer­ry Goro­voy et Ber­nard Mar­ca­dé, 52 minutes, 1993, pro­duit par Ter­ra Luna Films et le Centre Georges Pom­pi­dou, édi­té en DVD par Arte video.
  6. Maman (2005), série de sculp­tures géantes d’araignées que l’on peut trou­ver à Otta­wa, Bil­bao, Tokyo, Séoul, Saint-Péters­bourg, Paris et LaHavane.

Degraef


Auteur

Véronique Degreef est sociologue, elle a mené de nombreuses missions de recherche et d'évaluation pour des centres universitaires belges et étrangers, des autorités publiques belges et des organisations internationales.