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SNCB : après Buizingen, donner la parole aux cheminots

Numéro 3 Mars 2010 par Lechat Benoît

mars 2010

Dans le film fla­mand De helaa­sheid der din­gen (La mer­di­tude des choses), le per­son­nage prin­ci­pal décrit le train comme le moyen de trans­port le plus sin­cère. Tra­ver­sant le pay­sage, il laisse voir l’arrière des mai­sons, les jar­dins, les enche­vê­tre­ments hété­ro­clites de construc­tions plus ou moins réus­sies, les dépôts d’objets dont on ne veut plus se […]

Dans le film fla­mand De helaa­sheid der din­gen (La mer­di­tude des choses1), le per­son­nage prin­ci­pal décrit le train comme le moyen de trans­port le plus sin­cère. Tra­ver­sant le pay­sage, il laisse voir l’arrière des mai­sons, les jar­dins, les enche­vê­tre­ments hété­ro­clites de construc­tions plus ou moins réus­sies, les dépôts d’objets dont on ne veut plus se ser­vir, mais dont on ne par­vient pas pour autant à se sépa­rer. Der­rière les « vil­las riantes », le train montre ce que les Belges vou­draient cacher à leurs voi­sins et que les navet­teurs ne voient plus à force de pas­ser et de repas­ser. Sin­cère, jusqu’à la cruau­té, il ne par­donne pas et ne se laisse rien par­don­ner. Quand chaque année la mort de plu­sieurs cen­taines de per­sonnes sur nos routes dis­pa­rait dans l’abstraction des sta­tis­tiques de l’Institut belge de la sécu­ri­té rou­tière (ren­dues tra­di­tion­nel­le­ment avec plu­sieurs années de retard), la perte bru­tale de dix-huit per­sonnes un froid matin de février devient ins­tan­ta­né­ment une catas­trophe natio­nale, nous ren­voyant à nos peurs que tout déraille, à notre État en peau de cha­grin comme à notre cha­grin de ne jamais pou­voir être com­plè­te­ment fier de notre État.

Le rail trop sincère

Sin­cère, le train l’est aus­si jusqu’à la méta­phore, parce que celle qui le sert, la Socié­té natio­nale des che­mins de fer belges, est une sorte de Bel­gique en minia­ture, un sym­bole rou­lant et caho­tant de notre chose publique qu’on se ras­sure à croire sur­réa­liste alors qu’elle est tout juste tara­bis­co­tée. Il n’y a en effet aucune émo­tion esthé­tique à éprou­ver devant la manière dont les par­tis tra­di­tion­nels ont clas­si­que­ment consi­dé­ré la SNCB. Deve­nue entre­prise publique par la ver­tu d’une loi votée en 1991, elle a été consa­crée auto­nome pour n’être que mieux lotie, comme nos pay­sages. Mais pas par des mai­sons à quatre façades qu’on ne peut joindre qu’en voi­ture, mais par des par­tis poli­tiques. Le PS et le CD&V (ancien CVP) n’ont pas été les der­niers à s’y adju­ger la part du lion en termes d’emplois et d’investissements, à tous les niveaux de la hiérarchie.

De l’autonomie à l’impunité

Cette colo­ni­sa­tion par­ti­sane a eu pour résul­tat para­doxal d’éloigner la SNCB de son pou­voir de tutelle et de favo­ri­ser une culture de l’autorégulation, voire de la défiance publique, dans une entre­prise par­fois rétive à l’idée de rendre des comptes à la col­lec­ti­vi­té et sin­gu­liè­re­ment au par­le­ment belge. En 2002, il fal­lut que la Cour des comptes rédige un rap­port par­ti­cu­liè­re­ment cin­glant sur l’usage des deniers publics par la SNCB pour que sa poli­tique d’investissement dans une entre­prise de camions soit enfin inter­rom­pue. L’aventure ABX aura cou­té pas moins d’1,5 mil­liard d’euros de fonds publics, englou­tis dans l’acquisition d’entreprises défi­ci­taires. Il faut relire l’excellent livre du jour­na­liste fla­mand Paul Huy­brechts SOS NMBS2 et res­ter comme lui lit­té­ra­le­ment pan­tois de consta­ter que le prin­ci­pal res­pon­sable de cette aven­ture désas­treuse, Etienne Schouppe, a été réha­bi­li­té par son par­ti, le CD&V, et dési­gné secré­taire d’État à la mobi­li­té en 2008. Cet aller-retour éton­nant illustre élo­quem­ment l’absence finale de ce que les anglo-saxons appellent « l’accountability » dans le chef du som­met de l’entreprise publique. Une absence qui débouche sur une forme d’impunité, favo­ri­sée par un par­ti qui avait fait — cyni­que­ment ? — du « goed bes­tuur » un de ses slo­gans pré­fé­rés. En 2006, le même jour­na­liste fla­mand expli­quait lors de la pré­sen­ta­tion de son livre que pour un ministre char­gé des trans­ports, il n’y avait qu’une pos­si­bi­li­té : soit il com­prend que la SNCB a ses propres règles et sa propre culture et alors il sera tolé­ré — parce que la SNCB fait plus ou moins ce qu’elle veut, soit il ne le com­prend pas et on le lui fait savoir, car ce qui compte, c’est que la direc­tion de la SNCB exerce la tutelle sur le ministre de tutelle, et pas le contraire3.

L’amour obligé du rail

Que la dota­tion annuelle de la SNCB soit condi­tion­née par le res­pect d’un contrat de ges­tion ne change fina­le­ment pas grand-chose, dans la mesure où sa seule sanc­tion réelle soit en défi­ni­tive le désa­mour des Belges à l’égard de leur prin­ci­pale socié­té de trans­port et de leurs res­pon­sables poli­tiques. Bien sûr, chaque année, le nombre de voya­geurs trans­por­tés aug­mente et se dépla­cer en train, c’est tou­jours mieux que de res­ter coin­cé dans les files au car­re­four Léo­nard. Et cela devien­dra encore plus indis­pen­sable avec la flam­bée du baril et le réchauf­fe­ment du cli­mat. Mais du coup, la rela­tion entre la SNCB et ses « usa­gers » res­sem­ble­ra de plus en plus au par­cours obli­gé d’un vieux couple. Déjà aujourd’hui, les pre­miers à en souf­frir en silence sont sans doute les che­mi­nots. Mais aujourd’hui, ils ne sont guère évo­qués. La dimen­sion qua­si­ment « affec­tive » des bles­sures quo­ti­diennes qu’ils peuvent éprou­ver reste dis­si­mu­lée par la quête des res­pon­sa­bi­li­tés, qui s’est ouverte le jour même de l’accident de Bui­zin­gen. Pour­tant, l’impression de ne pas être com­pris du public, des poli­tiques, des jour­na­listes, comme des usa­gers-clients, joue assu­ré­ment un rôle dans le quo­ti­dien des quelque 35.000 che­mi­nots et dans la manière dont ils font leur travail.

Et ces élections sociales, c’est pour quand ?

Si on devait avan­cer une action prio­ri­taire à lan­cer pour répondre au drame de Bui­zin­gen, ce pour­rait donc être tout sim­ple­ment de don­ner davan­tage la parole aux tra­vailleurs du rail et de croi­ser cette parole avec celle de leurs usa­gers. De faire en sorte qu’elle trouve d’autres lieux d’échanges que les confron­ta­tions cour­rou­cées impro­vi­sées sur les quais de gare les jours de grève. Le stress, l’angoisse de mal faire, la pres­sion de la pro­duc­ti­vi­té sont loin d’être l’apanage du sec­teur pri­vé, même si ces symp­tômes prennent un tour spé­ci­fique dans une entre­prise publique sau­cis­son­née entre ses dif­fé­rents métiers. Il fau­dra notam­ment bien com­men­cer par se poser la ques­tion toute bête de savoir pour­quoi chaque année les conduc­teurs de loco­mo­tive bru­lent plu­sieurs dizaines de signaux. Certes, les res­pon­sables du rail ont trop trai­né à équi­per la SNCB d’un sys­tème effi­cace de blo­cage auto­ma­tique en cas de dépas­se­ment de signal. Certes, il fau­dra s’interroger sur la dis­pro­por­tion entre les inves­tis­se­ments dans des gares pha­rao­niques et l’attention por­tée à la sécu­ri­té. Mais au-delà des machines, il y a tous ceux et toutes celles que les machines ne rem­placent jamais… Et com­ment mieux prendre en compte leur point de vue sinon en leur don­nant la parole. Dès lors, si nous vou­lons s vrai­ment que le rail devienne le moyen de trans­port pri­vi­lé­gié des Belges du XXIe siècle, il fau­dra aus­si orga­ni­ser des élec­tions sociales à la SNCB. On en parle depuis plus long­temps que du sys­tème TBL. Et cela fait encore plus long­temps qu’on ne voit rien venir. Jusqu’ici, le sta­tut public de la SNCB a été évo­qué pour empê­cher leur orga­ni­sa­tion. Mais n’est-il pas le temps d’en finir avec cette ano­ma­lie que les entre­prises publiques (Poste, RTBF…) par­tagent avec les PME ? La peur de voir se dis­per­ser — comme en France — la repré­sen­ta­tion des tra­vailleurs du rail ne peut indé­fi­ni­ment ser­vir de pré­texte à repor­ter une réforme qui doit faire le pari de l’intelligence col­lec­tive. On attend tou­jours les argu­ments qui démontrent que le main­tien du sta­tut public est incom­pa­tible avec un ren­for­ce­ment de la démo­cra­tie économique.

(Benoît Lechat a été atta­ché de presse de la ministre de la Mobi­li­té entre 1999 et 2003)

  1. « Entre révolte et nos­tal­gie. L’étonnante leçon de choses de Félix van Groe­nin­gen », Véro­nique Degraef, La Revue nou­velle, jan­vier 2010.
  2. Paul Huy­brechts, SOS NMBS, Hou­te­kiet, 2006.
  3. Cité par Wal­ter Pau­li, De Mor­gen, le 20 février 2010.

Lechat Benoît


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