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Simon Leys. Un sinologue ombrageux et aimant

Numéro 11/12 novembre/décembre 2014 - Chine littérature par Bernard De Backer

novembre 2014

« Dieu sait pour­tant com­bien l’existence serait agréa­ble­ment sim­pli­fiée si nous pou­vions nous per­sua­der que seule la Chine morte doit faire l’objet de notre atten­tion ! Comme il serait com­mode de gar­der le silence sur la Chine vivante et souf­frante, et de se ména­ger à ce prix la pos­si­bi­li­té de revoir une fois encore cette terre tant aimée… » Simon […]

« Dieu sait pour­tant com­bien l’existence serait agréa­ble­ment sim­pli­fiée si nous pou­vions nous per­sua­der que seule la Chine morte doit faire l’objet de notre atten­tion ! Comme il serait com­mode de gar­der le silence sur la Chine vivante et souf­frante, et de se ména­ger à ce prix la pos­si­bi­li­té de revoir une fois encore cette terre tant aimée… »

Simon Leys, avant-pro­pos à Ombres chi­noises.

Je n’ai vu Simon Leys qu’une fois, le 28 novembre 2006, lors d’une confé­rence sur la pein­ture chi­noise de la dynas­tie des Song, au col­lège Saint-Michel à Bruxelles1. L’homme était meur­tri par la froi­dure belge, plu­tôt gro­gnon, ses dia­po­si­tives étaient mitées et le pro­jec­teur doté d’une focale indé­cise. Mais après un temps d’échauffement salu­taire, ses com­men­taires étaient deve­nus pas­sion­nés, son intel­li­gence sen­sible et rigou­reuse de l’univers pic­tu­ral chi­nois avait cap­ti­vé l’auditoire qui l’écoutait dans un silence religieux.

J’y renouais avec une lec­ture ancienne — celle des Pro­pos sur la pein­ture de Shi Tao, tra­duits et publiés par Pierre Ryck­mans en 1966 — qu’un laca­nien esthète m’avait confiée, à la suite d’un échange sur la pein­ture de pay­sage. C’était un syl­la­bus ronéo­ty­pé, bour­ré de notes et d’idéogrammes. Cer­tains m’étaient deve­nus fami­liers, après un long voyage en Chine et quelques cours de man­da­rin qui avaient pré­cé­dé la tra­ver­sée en soli­taire de l’empire (en juillet-aout 1989, les murs de Tia­nan­men por­taient encore des traces de balles). Je réa­li­sai rapi­de­ment que l’auteur était le même que celui des Habits neufs du pré­sident Mao, ouvrage déton­nant à la cou­ver­ture « situa­tion­niste », lu qua­si­ment sous le man­teau au milieu de la défer­lante maoïste des années 1970. La fré­quen­ta­tion, durant cette même période, des écrits de Vic­tor Sega­len2, notam­ment ses poèmes exal­tés sur le Thi­bet, m’avait per­mis de dénouer cer­tains impli­cites du pseu­do­nyme choi­si par ce Belge d’une famille illustre, en lieu et place de son nom fla­mand signi­fiant « homme riche ». Comme cer­tains d’entre nous le savent, Ryck­mans a choi­si (par pru­dence pour ses proches et pour main­te­nir l’accès à la « terre tant aimée ») de se nom­mer Leys en hom­mage à un héros de Sega­len3, Pierre se muant bibli­que­ment4 en Simon.

Nous ne ferons ici qu’effleurer, hors tra­vaux uni­ver­si­taires, la consi­dé­rable pro­duc­tion d’écrits publiés sur la Chine par notre com­pa­triote, éta­bli en Aus­tra­lie avec sa famille (deux de ses fils étant par ailleurs apa­trides depuis 2007). Trois aspects frappent d’emblée : la diver­si­té des sujets, la flam­boyance iro­nique et rageuse de l’écriture, la rigueur méti­cu­leuse de la docu­men­ta­tion, le plus sou­vent en chi­nois. Les thèmes abor­dés sont tan­tôt poli­tiques et his­to­riques, tan­tôt cen­trés sur les étranges rap­ports de l’Occident avec la Chine maoïste (ce qui nous vaut d’hilarantes des­crip­tions de pèle­rins en terre sainte, mais aus­si de rési­dents neu­ras­thé­niques confi­nés dans leur ghet­to), tan­tôt rela­tifs à la culture dans des rap­ports à la poli­tique, à l’art et aux lettres. Sans oublier les polé­miques5 avec les zéla­teurs du maoïsme et autres « idiots utiles » (la liste est longue et couvre tout l’échiquier poli­tique). On y trouve éga­le­ment des por­traits assez rele­vés d’hommes de pou­voir (Sun Yat-sen, Chiang-Kai-shek, Mao Zedong, Zhou Enlai) ain­si que de l’« impé­ra­trice » Jian Qing (Mme Mao), mais éga­le­ment de rebelles (notam­ment l’extraordinaire Peng Dehuai, qui affron­ta Mao lors du Grand Bond en avant) et d’écrivains (tel le déchi­rant Lu Xun6, trans­for­mé par le pou­voir en « sta­tue de sain­doux »). Le lec­teur y fera aus­si quelques voyages dans la Chine des années 1970 et 1980, en sui­vant le « guide » Leys, qui tente sou­vent d’échapper à son propre cor­nac pour effec­tuer une pro­me­nade soli­taire (un vrai miracle dans ces années-là) ou enga­ger une conver­sa­tion infor­melle avec une Chi­noise dans un train. C’est à Hong Kong qu’il pour­ra enfin conver­ser libre­ment avec des réfu­giés et recueillir leurs témoignages.

Le tout est truf­fé de nota­tions et de cita­tions savantes qui ren­voient à l’histoire de la Chine et à son épais­seur civi­li­sa­tion­nelle mil­lé­naire. Par­ler de la « Chine vivante » per­met­tait aus­si de tis­ser des liens avec la « Chine morte », l’écriture et la cal­li­gra­phie for­mant la trame uni­fi­ca­trice7 et la mémoire de cette culture, dont la conti­nui­té inin­ter­rom­pue est la plus longue de l’histoire humaine. Mais la « Chine morte » était alors en passe de dis­pa­raitre à jamais, la fureur de la « Révo­lu­tion cultu­relle » (Leys uti­lise tou­jours les guille­mets : l’évènement n’avait rien de révo­lu­tion­naire, et encore moins de cultu­rel) ayant détruit une bonne part du patri­moine — y com­pris dans ses expres­sions popu­laires comme l’opéra vil­la­geois, la musique, la poé­sie, les fêtes, l’artisanat et même la cui­sine fami­liale — dévas­té l’enseignement, vam­pi­ri­sé les biblio­thèques et l’édition. D’où cette rage mélan­co­lique qui sourd presque de chaque page, et qui est d’autant plus grande que l’ampleur de la perte est mesu­rée à l’aune d’un savoir incomparable.

C’est un poème auto­graphe de Lu Xun qui figure sur la cou­ver­ture de ses Essais sur la Chine, publiés dans la col­lec­tion « Bou­quins » de Robert Laf­font en 1998. Ce livre de huit-cents pages, pré­fa­cé et anno­té par Leys, ne com­prend donc pas les écrits plus récents, publiés dans L’ange et le cacha­lot, Le Stu­dio de l’inutilité ou Le bon­heur des petits pois­sons (Simon Leys aimait l’eau, sur­tout la mer), ni bien enten­du la tra­duc­tion de Shi Tao (ce texte, réédi­té par Plon en 2007, est aus­si publié en ligne), mais il per­met de s’instruire lar­ge­ment sur sa vision de la Chine com­mu­niste d’avant le XXIe siècle et l’aveuglement de ses contem­po­rains occi­den­taux. Sur­ve­nue l’année même où l’un des der­niers par­tis maoïstes d’Europe — n’ayant jamais renié son sou­tien indé­fec­tible à la Chine maoïste et à la Corée du Nord — envoie des dépu­tés au Par­le­ment d’un pays qui a vu naitre, en 1963, la pre­mière dis­si­dence « pro-Pékin » d’un par­ti com­mu­niste euro­péen8, la mort de Simon Leys en aout 2014 est d’une cruelle syn­chro­nie. On ima­gine ce qu’il aurait pu écrire, avec la caus­ti­ci­té qu’on lui connait, sur cet évè­ne­ment, peut-être avant-cou­reur de la révo­lu­tion mon­diale, mais cer­tai­ne­ment indi­ca­tif d’une incul­ture his­to­rique, d’une amné­sie ou d’un néga­tion­nisme bien­pen­sant, patron­né par quelques intel­lec­tuels retrai­tés ou d’éternels « rebel­lâtres », avec ou sans rési­dence secondaire.

En reli­sant ses Essais sur la Chine, clô­tu­rés en 1998, on remarque cepen­dant com­bien l’évolution pos­té­rieure semble avoir échap­pé en par­tie aux pré­vi­sions de l’auteur. À plu­sieurs reprises, Simon Leys affirme que le carac­tère mono­li­thique du com­mu­nisme chi­nois, héri­tier du régime des Ming, l’empêche d’évoluer et qu’il ne peut dès lors que s’effondrer d’un bloc ou répé­ter sans cesse le même mou­ve­ment pen­du­laire (entre les « rouges » et les « experts », par exemple). Comme nous le savons, les évè­ne­ments n’ont pas sui­vi ce sché­ma, ce que Leys pres­sen­tait en 1979, mais seule­ment pour le « long terme » : « Il ne fait aucun doute qu’à long terme les Chi­nois sau­ront fina­le­ment ava­ler, digé­rer et tota­le­ment trans­for­mer le com­mu­nisme — peut-être en conser­ve­ront-ils seule­ment le nom — par une sorte de conser­va­tisme pure­ment for­mel et quelque peu iro­nique9. »

Si le mono­pole du pou­voir appar­tient tou­jours au par­ti com­mu­niste, qui ne tolère guère de dis­si­dence dans son empire (les évè­ne­ments à Hong-Kong l’illustrent pour les Han ; la répres­sion est impla­cable dans les colo­nies tibé­taines et ouï­goures10), celui-ci n’est plus fon­dé sur une « reli­gion sécu­lière » incar­née dans le corps d’un per­son­nage divi­ni­sé et omni­scient — le culte de Mao peut conti­nuer, mais c’est celui d’un totem « rose et radieux ». Le pas­sage d’un lea­deur à l’autre se fait sans trop d’effusion de sang, ni même de com­bat idéo­lo­gique public mobi­li­sant les « masses » pour régler leurs dif­fé­rends. Le rap­port du pou­voir poli­tique à l’économie a été bou­le­ver­sé, et le pays a connu une méta­mor­phose déjouant nombre de pro­nos­tics. Sur le plan des liber­tés, par contre, le cou­vercle tient tou­jours fer­me­ment la mar­mite, comme l’indiquent le sort réser­vé à Liu Xiao­bo11, prix Nobel de la paix 2010, la répres­sion crois­sante des artistes, voire la conver­sion du pou­voir com­mu­niste à la théo­rie de la réin­car­na­tion pour contrô­ler celle du dalaï-lama (s’agirait-il d’une exten­sion de la lutte des classes au bar­do, l’état inter­mé­diaire entre la vie et la mort ?).

Bien enten­du, comme disait Mark Twain, « L’art de la pro­phé­tie est extrê­me­ment dif­fi­cile, sur­tout en ce qui concerne l’avenir. » Avoir éclai­ré notre lan­terne sur un évè­ne­ment aus­si mythi­fié que la « révo­lu­tion cultu­relle » — qua­si­ment seul, avec sa plume pré­cise et rageuse, contre la nuée des dévots qui nous enfu­maient — tient déjà du pro­dige. Pas plus que Mao, Leys n’était un homme omni­scient qui pou­vait nous pré­dire l’avenir de la Chine12. Ren­dons-lui grâce de s’être en par­tie trom­pé, pour lais­ser place à l’imprévu, qui était jus­te­ment ce que les bureau­crates maoïstes abhorraient.

  1. Je remer­cie ici celle qui m’y avait invité.
  2. Méde­cin et écri­vain fran­çais, d’origine bre­tonne, Vic­tor Sega­len vécut six ans en Chine, de 1908 au début de la Grande guerre. Il est mort en 1919 à Huelgoat.
  3. René Leys est un roman que Sega­len écri­vit à Pékin en 1913. Le héros épo­nyme du livre est un Belge, pro­fes­seur de mand­chou, qui ini­tie le nar­ra­teur aux mys­tères de la Cité inter­dite. Simon avait d’une cer­taine manière repris le flam­beau de René.
  4. Pierre Ryck­mans était un catho­lique fervent (son œuvre s’en res­sent, notam­ment au sujet de l’homosexualité de Barthes ou de Gide, mais aus­si par sa sen­si­bi­li­té et son riche voca­bu­laire reli­gieux pour décrire le culte de Mao, ses dévots, ses lieux saints et ses rites), issu d’une famille qui avait comp­té quelques grands per­son­nages d’État dans ses rangs, dont un vice-pré­sident du Sénat (Alphonse) et un gou­ver­neur géné­ral du Congo (éga­le­ment dénom­mé Pierre).
  5. Tel le pam­phlet à l’encontre de la sino­logue Michelle Loi, qui révé­la publi­que­ment la véri­table iden­ti­té de Leys (après la publi­ca­tion des Habits neufs du pré­sident Mao), entra­vant de ce fait ses futurs voyages en Chine, sobre­ment inti­tu­lé L’oie et sa farce.
  6. Écri­vain, tra­duc­teur et poète majeur de la Chine du début du XXe siècle.
  7. Les Chi­nois des dif­fé­rentes pro­vinces ou de la dia­spo­ra ne se com­prennent pas tou­jours par le biais de la langue par­lée, mais l’écriture idéo­gra­phique per­met la com­mu­ni­ca­tion, dans la mesure où elle ne repré­sente majo­ri­tai­re­ment pas des sons, mais bien des concepts. Les Japo­nais peuvent aus­si sai­sir une par­tie du sens d’un texte, alors que leur langue est différente.
  8. Le « Par­ti com­mu­niste de Bel­gique », fon­dé par Jacques Grippa.
  9. Dans « Le “prin­temps de Pékin” », « Le temps des illu­sions », publié dans La forêt en feu, 1983.
  10. Le Xin­jiang est en voie de « tchét­ché­ni­sa­tion », affirme le dis­si­dent Wang Lixiong.
  11. L’intellectuel a été condam­né à onze ans de pri­son en 2008. Je me per­mets de ren­voyer à mon billet d’humeur « Des Nobel qui ne reflètent pas l’opinion », La Revue nou­velle, jan­vier 2011.
  12. Ajou­tons que le pas­sé n’était pas plus assu­ré. Selon le célèbre Pri­son­nier de Mao (Gal­li­mard, 1975), Jean Pas­qua­li­ni, « En Chine maoïste, c’est le pas­sé qui est impré­vi­sible » (cité par Simon Leys dans Ombres chi­noises, qui rend hom­mage à l’homme et à la jus­tesse de son témoi­gnage). L’auteur fait évi­dem­ment réfé­rence à la rec­ti­fi­ca­tion per­ma­nente du récit his­to­rique et de ses illus­tra­tions, dans laquelle excellent les régimes sta­li­niens et leurs épi­gones, notam­ment belges.

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur