Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Simon Leys. Somme toute
« J’ai partout cherché le repos et je ne l’ai trouvé nulle part, sauf dans un coin avec un livre » Thomas a Kempis. À chacun son Simon Leys. Le déboulonneur de Mao ou le « Grand Tisonnier ». Le traducteur de Confucius ou de Lu Xun. L’amoureux de la mer et de ses écrivains. De la calligraphie ou de l’opéra chinois. […]
« J’ai partout cherché le repos et je ne l’ai trouvé nulle part,
sauf dans un coin avec un livre »
Thomas a Kempis.
À chacun son Simon Leys. Le déboulonneur de Mao ou le « Grand Tisonnier ». Le traducteur de Confucius ou de Lu Xun. L’amoureux de la mer et de ses écrivains. De la calligraphie ou de l’opéra chinois. Le lecteur attentif de Michaux, Chesterton, Conrad. Ou encore de George Orwell.
Pour ce qui me concerne, c’est bien par l’entremise de l’auteur d’Hommage à la Catalogne que je vins un beau jour à lui. Déniché galerie des Princes à Bruxelles, son bref essai Orwell ou l’horreur de la politique (paru en 1984 dans la collection « Savoir » des éditions Hermann) résume, tout bien considéré, ce qui nous rend Simon Leys si attachant et si proche : cet alliage rare fait d’une langue claire au service d’une pensée érudite, à quoi il faut ajouter ce que les Anglo-Saxons appellent le wit, ce sens aigu du trait d’esprit, chez lui souvent ravageur, quoique jamais dénué de profondeur.
La couverture de ce mince ouvrage, pourtant austère dans son édition originale, accroche régulièrement mon œil et alors que je le reprenais en mains récemment, je me suis aperçu qu’il faisait partie de ceux qui me suivent avec une fidélité sans faille, et dont les idées continuent à résonner en moi, les années passant, comme d’une urgente actualité.
Pour s’en convaincre, les fulgurances ne manquent pas : « Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, précisément, faute d’imagination. » Cette forte imagination, Leys la détecte parmi les premiers textes d’Orwell, comme Une pendaison (1931), Comment j’ai tué un éléphant (1936) ou Le quai de Wigan (1937), qui mettront cependant des décennies à nous parvenir. Il y a aussi cette réflexion qui traverse l’ouvrage sur comment quitter le monde respectable et rejoindre le camp des vaincus, des opprimés. Ou encore ces liens tissés avec l’œuvre de la philosophe Simone Weil sur laquelle Leys s’est aussi penché avec attention.
D’ailleurs, à relire son Orwell, comment ne pas percevoir, dans ce portrait intellectuel, le reflet de Leys lui-même ? Il écrit : « [Orwell] voyait l’évidence, […] il savait l’épeler dans un langage intelligible. Cette si rare capacité l’armait d’une certitude qui, pour être dénuée d’arrogance, à l’occasion pouvait néanmoins se montrer assez férocement barbelée. »
Une férocité contagieuse
Pour savourer chez notre homme ce caractère féroce, il faut en préambule — cela pourra paraitre une évidence — revoir sa prestation du 27 mai 1983 dans l’émission Apostrophes. Il a alors déjà publié trois livres, attaquant avec clairvoyance le régime de Mao. Son passage placera sous l’éteignoir ces railleries qui le poursuivent depuis le début des années 1970, lui dont le seul tort est d’avoir eu raison avant tout le monde, ou peu s’en faut, dans le paysage intellectuel français de l’époque.
Dans Le métier de lire, Bernard Pivot épinglera d’ailleurs la présence de Leys sur son plateau en ces termes : « Quand elle est fondée, généreuse et qu’elle s’applique à des choses essentielles, l’indignation est un sentiment sans rival. » On y voit un Leys ce soir-là porté par cette conviction orwellienne qu’il a depuis des années chevillée à l’âme, à savoir que « les intellectuels sont portés au totalitarisme bien plus que les gens ordinaires. » D’apparence nerveux, son discours gagne peu à peu en force et il se met à décocher une série de flèches qui viennent transpercer Maria Antonietta Macciocchi, et à travers elle, tous les laudateurs du maoïsme : « Son ouvrage De la Chine, ce que l’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale, parce que si l’on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie. »
Ce sens du trait assassin trouve d’ailleurs une abondante illustration dans ses Essais sur la Chine (Robert Laffont, collection « Bouquins »). Ainsi, que n’écrit-il pas à propos des Impressions d’Asie de Bernard-Henri Lévy ! « Dans son aimable insignifiance, l’essai de M. Lévy semble confirmer l’observation d’Henri Michaux : les philosophes d’une nation de garçons coiffeurs sont plus profondément garçons coiffeurs que philosophes. » Et Leys de s’amuser, quand il ne s’en exaspère pas, de jugements du type : « Le voyageur de l’avenir n’aura pas vraiment le choix : il sera kantien, ou il ne sera pas. » Rideau.
Par la suite, passeront encore à la trappe Barthes en client courroucé d’Air France, Peyrefitte et sa myopie, ou cet ambassadeur français parti en poste, aveu ô combien touchant, dans la Chine de la Révolution culturelle et cela pour s’y reposer !
Angles d’attaque
Belge rebelle aux modes, bravant la mentalité de certains de ces contemporains (logés pour bon nombre sur la rive gauche de la scène), Leys a su tirer avantage de ses origines. Il incarne à merveille ce qu’écrivait Borges : « Un écrivain né dans un grand pays court le risque de présupposer que la culture de sa patrie lui suffit. Paradoxalement, c’est lui qui tend ainsi à être provincial. » Happé par la Chine alors qu’il n’a pas vingt ans, Leys, confusément conscient d’un manque, laisse par la suite proliférer en lui bien des espaces intimes, au-delà de l’exigüité du territoire national, et s’approprie avec gourmandise langages, littératures, sensibilités.
Côté méthode, son acuité vient sans doute aussi du fait qu’il ne fait confiance qu’au texte. Comme l’écrivait D.H. Lawrence, qu’il aimait à citer : « Méfiez-vous de l’auteur. Faites confiance à son œuvre. La vraie tâche d’un critique est de sauver l’œuvre des mains d’un auteur. » Pour parfaite illustration de cette ligne de conduite, Simon Leys examine dans son essai Belgitude de Michaux la manière dont l’auteur malmène sur ses vieux jours ce que l’on peut considérer comme l’un de ses chefs‑d’œuvre, Un barbare en Asie (1931), et cela au seuil d’une impression sur papier bible dans la Pléiade. Michaux, devenu « Français » et dès lors pris de scrupules, sabre allègrement dans le texte, mettant son lecteur au régime sans sel. Il élimine des passages de l’édition originale, comme ici, ceux notés en italiques : « Au Japon, les hommes sont laids, sans rayonnement, douloureux et secs. L’air de tout petits, petits employés sans avenir, de caporaux, tous en sous-ordres, serviteurs du baron X et de Monsieur Z ou de la papatrie… de petits yeux de cochon, des dents cariées. » Le rouge aux joues, il va même écrire un petit mot d’excuse en exergue du chapitre qui lui est consacré : « Ce Japon d’aspect étriqué, méfiant et sur les dents, est dépassé. Il est clair à présent qu’à l’autre bout de la planète, l’Europe a trouvé un voisin. » La plume de Michaux rature avec vigueur. « Les brahmes sont souvent jaloux comme des bossus et ignorants comme des carpes » se métamorphose en un sobre : « Les brahmes sont jaloux, souvent ignorants. » Peuh !
Face à ce désastre, Simon Leys écrit : « Une œuvre inspirée est, par définition même, une œuvre qui a échappé à son auteur — le danger est donc qu’il veuille le rattraper et qu’il tente maladroitement de rétablir son contrôle sur elle. » Puisé au même tonneau, Leys cite ce que reprochait une critique new-yorkaise à Henry James : « On souhaiterait que M. James ait plus de respect pour les classiques, à commencer par ceux qui sont sortis de sa plume. »
Jouer le texte contre son auteur. Investir dans la connaissance de l’autre et de sa langue. Tout lire. Même les petits caractères. Pas étonnant que Simon Leys ait été pris d’admiration pour le père Ladany, ce jésuite d’origine hongroise, emprisonné sous Mao, finalement établi à Hong Kong et auteur du bulletin China News Analysis, source obligatoire pour qui s’intéressait à la Chine. La méthode était simple : à l’aide d’une énorme antenne radio, ausculter ce qui pouvait se dire au plus profond de l’immense territoire chinois et comparer ce qui pouvait être dit, entre cette multitude de voix locales et le discours officiel de Pékin. L’art, pour reprendre les mots de Leys, d’interpréter des inscriptions inexistantes écrites à l’encre invisible sur une page blanche.
Il nous reste ainsi bien des territoires à explorer, Leys ayant, par ses essais, ouvert des horizons souvent insoupçonnés ou tout bonnement oubliés. Après lui, Orwell ne se voit donc plus réduit à 1984 et à la Ferme aux animaux. Et D.H. Lawrence à L’amant de lady Chatterley. Toute son œuvre nous invite donc à ouvrir les yeux et à nous appliquer à voir, enfin, ce qui est là, parfois juste au bout de notre nez. Je fais ainsi le pari, comme il l’écrivait en 1984 à propos d’Orwell, que « ce mort continuera à nous parler avec plus de force et de clarté que la plupart des commentateurs et politiciens dont nous pouvons lire la prose dans le journal de ce matin ».
[([*À écouter*]
Sur France Culture, le podcast de l’émission de La Chine à l’ombre de Mao, documentaire d’archive en hommage à Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, à qui sied à merveille cette citation de Lu Xun, lue en préambule de l’émission : « Aussi, s’il se trouvait aujourd’hui quelque étranger, qui tout en ayant été admis à s’assoir au banquet chinois, n’hésiterait pourtant pas à vitupérer en notre nom contre la présente condition de la Chine, voilà ce que j’appellerai un homme vraiment honnête, un homme vraiment admirable. »)]