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Simenon dans l’ombre de Maigret

Numéro 3 Mars 2003 par La rédaction

mars 2003

On fête cette année le cen­te­naire de la nais­sance de Georges Sime­non, né en 1903 et mort en 1989. Les col­loques, les expo­si­tions et les publi­ca­tions se suc­cèdent mais, sur­tout, le petit repor­ter de La Gazette de Liège, le roman­cier poly­graphe et contes­té, le créa­teur de Mai­gret entre dans la pres­ti­gieuse col­lec­tion « La Pléiade » et […]

On fête cette année le cen­te­naire de la nais­sance de Georges Sime­non, né en 1903 et mort en 1989. Les col­loques, les expo­si­tions et les publi­ca­tions se suc­cèdent mais, sur­tout, le petit repor­ter de La Gazette de Liège, le roman­cier poly­graphe et contes­té, le créa­teur de Mai­gret entre dans la pres­ti­gieuse col­lec­tion « La Pléiade » et reçoit ain­si une consé­cra­tion qui ne lui fut pas vrai­ment octroyée de son vivant.

Or Georges Sime­non, avec Jules Verne peut-être, est l’au­teur fran­co­phone le plus tra­duit et le plus lu dans le monde — et sur tous les conti­nents. Son œuvre est une mine inépui­sable pour les cinéastes, et sin­gu­liè­re­ment pour la télé­vi­sion. Encore faut-il aus­si­tôt ajou­ter que cette der­nière, par ses feuille­tons presque exclu­si­ve­ment consa­crés à Mai­gret, réduit, pour le grand public, l’œuvre immense à l’une de ses com­po­santes. Sime­non l’a dit lui-même : « Mai­gret m’a fait beau­coup de tort. » Sur plus de quatre-cents romans, sans comp­ter les cen­taines de contes et les repor­tages, les Mai­gret sont au nombre de sep­tante-sept. Si Mau­riac, Gide et Céline, entre autres, ont clas­sé Sime­non par­mi les grands roman­ciers, ce n’est nul­le­ment à cause des Mai­gret.

Enfin, il faut dire que Sime­non est le seul Belge à s’être his­sé au niveau mon­dial, à avoir créé une œuvre uni­ver­selle où les lec­teurs, que ce soit aux Amé­riques ou en Orient, retrouvent leurs inter­ro­ga­tions fon­da­men­tales. Il ne manque pas d’é­cri­vains belges de très haut niveau. On pense ici, pour l’é­poque contem­po­raine, à Michaux par exemple et aux nom­breux auteurs belges qui ont choi­si la France comme patrie, mais Sime­non est un cas unique.

La Bel­gique a‑t-elle recon­nu Sime­non ? Le public l’a plé­bis­ci­té certes, en le lisant ou en regar­dant les films tirés de son œuvre. L’A­ca­dé­mie royale l’a accueilli dès 1952, mais a‑t-il été recon­nu par ce que Jacques Dubois appelle l’« ins­ti­tu­tion littéraire » ?

René Andrianne relève que, para­doxa­le­ment, les his­toires de la lit­té­ra­ture fran­çaise de Bel­gique en parlent à peine ou le classent dans les genres mar­gi­naux. Il est vrai que Sime­non dis­pa­rait de Bel­gique à l’âge de dix-neuf ans et n’y revien­dra que rare­ment. En France, il fau­dra que des cri­tiques ou écri­vains recon­nus s’in­ter­rogent sur le « cas » Sime­non pour que, tar­di­ve­ment, on lui fasse une place dans le pan­théon lit­té­raire. Il a quit­té la Bel­gique à dix-neuf ans, il quitte la France de 1945 à 1955 pour les États-Unis et revient en Europe, mais pour s’ins­tal­ler… en Suisse.

Plus tout à fait belge, pas entiè­re­ment fran­çais, Georges Sime­non est inclas­sable. Jean-Bap­tiste Baro­nian a rai­son d’in­sis­ter sur le fait que Sime­non est un Lié­geois. C’est une évi­dence, dira-t-on. Beau­coup plus qu’on ne le pense. En effet, une ana­lyse minu­tieuse de l’œuvre, telle que celle faite par Michel Lemoine, montre que, der­rière un cadre situé à Nevers, La Rochelle, Mou­lins et même Paris, se pro­filent tou­jours Liège, ses quar­tiers, ses ave­nues, ses monu­ments et ses petites gens. Il s’a­git non seule­ment du cadre mais des sou­ve­nirs d’en­fance. La cri­tique presque una­nime s’ac­corde ain­si à dire que Pedi­gree (1948), roman auto­bio­gra­phique de l’en­fance et de l’a­do­les­cence de l’au­teur, non seule­ment offre à Liège ses lettres de noblesse lit­té­raire mais se trouve être la matrice de l’œuvre entière. J.-B. Baro­nian est cepen­dant d’a­vis que Je me sou­viens… (1945), petit livre de sou­ve­nirs qui pré­pare Pedi­gree, est net­te­ment supé­rieur à l’œuvre auto­bio­gra­phique ache­vée qu’est Pedi­gree.

Maints cri­tiques ont sou­li­gné le côté « ahis­to­rique » de l’œuvre de Sime­non. Quelques détails mis à part, l’œuvre aurait pu être écrite à la fin du XIXe siècle, tant elle est éloi­gnée de l’é­poque de sa créa­tion. Appa­rem­ment, ce sont des récits clas­siques, réa­listes. Éga­le­ment des récits loin des cou­rants lit­té­raires du XXe siècle, sauf peut-être du popu­lisme. Mais rien, ou presque, sur la guerre de 1914, la grande crise éco­no­mique et ses consé­quences, la guerre civile espa­gnole, le mar­xisme ou le nazisme. Rien sur la Seconde Guerre, que l’au­teur passe au fond de la Ven­dée, loin du conflit et sans souf­frir des res­tric­tions impo­sées aux popu­la­tions occu­pées par l’Al­le­magne. Pour un auteur que l’on a par­fois com­pa­ré à Bal­zac, cette carac­té­ris­tique est étrange. Aus­si, Jérôme Leroy s’ef­force-t-il, à juste titre, d’é­lu­ci­der le réa­lisme de Simenon.

Et Mai­gret ? Son créa­teur en a fait un détec­tive ori­gi­nal, très dif­fé­rent, dans sa méthode d’in­ves­ti­ga­tion, des grands pré­dé­ces­seurs créés par Sir Arthur Conan Doyle, Mau­rice Leblanc ou Dashiell Ham­mett par exemple. Ori­gi­na­li­té aus­si dans la struc­ture du roman poli­cier, qui n’est plus le roman-devi­nette d’A­ga­tha Chris­tie. On a même pu affir­mer que Sime­non n’a­vait pas écrit de romans poli­ciers à pro­pre­ment par­ler, mais tout sim­ple­ment des romans psy­cho­lo­giques, des romans de la des­ti­née, au même titre que L’É­tran­ger ou Thé­rèse Des­quey­roux. Ces élé­ments d’a­na­lyse sont connus. Aus­si Ber­nard Spée, à par­tir du pre­mier Mai­gret, Pie­tr-le-Let­ton, émet-il une hypo­thèse ori­gi­nale et rare­ment envi­sa­gée : la riva­li­té entre frères serait un moteur secret non seule­ment de ce pre­mier Mai­gret, mais de bien d’autres romans. L’a­na­lyse est convaincante.

Étrange, et tou­jours fas­ci­nant, fut le des­tin de ce Lié­geois par­ti du quar­tier de Coron­meuse à la conquête de Paris et du monde. D’a­bord auteur de romans et de contes pour midi­nettes, il fut accueilli par Gal­li­mard, l’un des édi­teurs les plus pres­ti­gieux au sein de l’in­tel­li­gent­sia pari­sienne. Il connut la gloire et la for­tune. Au som­met de sa car­rière, il vécut, comme un mil­liar­daire au train de vie démen­tiel, puis se reti­ra à Lau­sanne et vécut ses der­nières années, tel un retrai­té, dans un modeste loge­ment — reve­nu, pour ain­si dire, à ses origines.
Et de la même manière qu’il a écrit « Je suis res­té un enfant de chœur », il aurait pu dire : « Je suis res­té le petit gar­çon de Liège. »

La rédaction


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