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Simenon dans l’ombre de Maigret
On fête cette année le centenaire de la naissance de Georges Simenon, né en 1903 et mort en 1989. Les colloques, les expositions et les publications se succèdent mais, surtout, le petit reporter de La Gazette de Liège, le romancier polygraphe et contesté, le créateur de Maigret entre dans la prestigieuse collection « La Pléiade » et […]
On fête cette année le centenaire de la naissance de Georges Simenon, né en 1903 et mort en 1989. Les colloques, les expositions et les publications se succèdent mais, surtout, le petit reporter de La Gazette de Liège, le romancier polygraphe et contesté, le créateur de Maigret entre dans la prestigieuse collection « La Pléiade » et reçoit ainsi une consécration qui ne lui fut pas vraiment octroyée de son vivant.
Or Georges Simenon, avec Jules Verne peut-être, est l’auteur francophone le plus traduit et le plus lu dans le monde — et sur tous les continents. Son œuvre est une mine inépuisable pour les cinéastes, et singulièrement pour la télévision. Encore faut-il aussitôt ajouter que cette dernière, par ses feuilletons presque exclusivement consacrés à Maigret, réduit, pour le grand public, l’œuvre immense à l’une de ses composantes. Simenon l’a dit lui-même : « Maigret m’a fait beaucoup de tort. » Sur plus de quatre-cents romans, sans compter les centaines de contes et les reportages, les Maigret sont au nombre de septante-sept. Si Mauriac, Gide et Céline, entre autres, ont classé Simenon parmi les grands romanciers, ce n’est nullement à cause des Maigret.
Enfin, il faut dire que Simenon est le seul Belge à s’être hissé au niveau mondial, à avoir créé une œuvre universelle où les lecteurs, que ce soit aux Amériques ou en Orient, retrouvent leurs interrogations fondamentales. Il ne manque pas d’écrivains belges de très haut niveau. On pense ici, pour l’époque contemporaine, à Michaux par exemple et aux nombreux auteurs belges qui ont choisi la France comme patrie, mais Simenon est un cas unique.
La Belgique a‑t-elle reconnu Simenon ? Le public l’a plébiscité certes, en le lisant ou en regardant les films tirés de son œuvre. L’Académie royale l’a accueilli dès 1952, mais a‑t-il été reconnu par ce que Jacques Dubois appelle l’« institution littéraire » ?
René Andrianne relève que, paradoxalement, les histoires de la littérature française de Belgique en parlent à peine ou le classent dans les genres marginaux. Il est vrai que Simenon disparait de Belgique à l’âge de dix-neuf ans et n’y reviendra que rarement. En France, il faudra que des critiques ou écrivains reconnus s’interrogent sur le « cas » Simenon pour que, tardivement, on lui fasse une place dans le panthéon littéraire. Il a quitté la Belgique à dix-neuf ans, il quitte la France de 1945 à 1955 pour les États-Unis et revient en Europe, mais pour s’installer… en Suisse.
Plus tout à fait belge, pas entièrement français, Georges Simenon est inclassable. Jean-Baptiste Baronian a raison d’insister sur le fait que Simenon est un Liégeois. C’est une évidence, dira-t-on. Beaucoup plus qu’on ne le pense. En effet, une analyse minutieuse de l’œuvre, telle que celle faite par Michel Lemoine, montre que, derrière un cadre situé à Nevers, La Rochelle, Moulins et même Paris, se profilent toujours Liège, ses quartiers, ses avenues, ses monuments et ses petites gens. Il s’agit non seulement du cadre mais des souvenirs d’enfance. La critique presque unanime s’accorde ainsi à dire que Pedigree (1948), roman autobiographique de l’enfance et de l’adolescence de l’auteur, non seulement offre à Liège ses lettres de noblesse littéraire mais se trouve être la matrice de l’œuvre entière. J.-B. Baronian est cependant d’avis que Je me souviens… (1945), petit livre de souvenirs qui prépare Pedigree, est nettement supérieur à l’œuvre autobiographique achevée qu’est Pedigree.
Maints critiques ont souligné le côté « ahistorique » de l’œuvre de Simenon. Quelques détails mis à part, l’œuvre aurait pu être écrite à la fin du XIXe siècle, tant elle est éloignée de l’époque de sa création. Apparemment, ce sont des récits classiques, réalistes. Également des récits loin des courants littéraires du XXe siècle, sauf peut-être du populisme. Mais rien, ou presque, sur la guerre de 1914, la grande crise économique et ses conséquences, la guerre civile espagnole, le marxisme ou le nazisme. Rien sur la Seconde Guerre, que l’auteur passe au fond de la Vendée, loin du conflit et sans souffrir des restrictions imposées aux populations occupées par l’Allemagne. Pour un auteur que l’on a parfois comparé à Balzac, cette caractéristique est étrange. Aussi, Jérôme Leroy s’efforce-t-il, à juste titre, d’élucider le réalisme de Simenon.
Et Maigret ? Son créateur en a fait un détective original, très différent, dans sa méthode d’investigation, des grands prédécesseurs créés par Sir Arthur Conan Doyle, Maurice Leblanc ou Dashiell Hammett par exemple. Originalité aussi dans la structure du roman policier, qui n’est plus le roman-devinette d’Agatha Christie. On a même pu affirmer que Simenon n’avait pas écrit de romans policiers à proprement parler, mais tout simplement des romans psychologiques, des romans de la destinée, au même titre que L’Étranger ou Thérèse Desqueyroux. Ces éléments d’analyse sont connus. Aussi Bernard Spée, à partir du premier Maigret, Pietr-le-Letton, émet-il une hypothèse originale et rarement envisagée : la rivalité entre frères serait un moteur secret non seulement de ce premier Maigret, mais de bien d’autres romans. L’analyse est convaincante.
Étrange, et toujours fascinant, fut le destin de ce Liégeois parti du quartier de Coronmeuse à la conquête de Paris et du monde. D’abord auteur de romans et de contes pour midinettes, il fut accueilli par Gallimard, l’un des éditeurs les plus prestigieux au sein de l’intelligentsia parisienne. Il connut la gloire et la fortune. Au sommet de sa carrière, il vécut, comme un milliardaire au train de vie démentiel, puis se retira à Lausanne et vécut ses dernières années, tel un retraité, dans un modeste logement — revenu, pour ainsi dire, à ses origines.
Et de la même manière qu’il a écrit « Je suis resté un enfant de chœur », il aurait pu dire : « Je suis resté le petit garçon de Liège. »