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Shangri-La dévasté par le réchauffement climatique ?

Numéro 10 Octobre 2010 par Bernard De Backer

octobre 2010

Dans le roman de James Hil­ton, Lost Hori­zon, l’avion qui s’était arra­ché de la ville afghane de Bas­kul avait mis cap sur le Tibet et sur­vo­lé la haute val­lée de l’Indus, cein­tu­rée de mon­tagnes ver­ti­gi­neuses. C’est peut-être non loin de l’ancien cara­van­sé­rail de Leh que l’appareil s’était posé en catas­trophe, près d’une val­lée domi­née par […]

Dans le roman de James Hil­ton, Lost Hori­zon1, l’avion qui s’était arra­ché de la ville afghane de Bas­kul avait mis cap sur le Tibet et sur­vo­lé la haute val­lée de l’Indus2, cein­tu­rée de mon­tagnes ver­ti­gi­neuses. C’est peut-être non loin de l’ancien cara­van­sé­rail de Leh que l’appareil s’était posé en catas­trophe, près d’une val­lée domi­née par l’énigmatique lama­se­rie de Shan­gri-La. Loin en amont des plaines du Pen­jab et du Sind, expo­sées chaque année aux mous­sons venues du Ben­gale, le Ladakh, rive­rain du même fleuve, est déser­tique, ce qui lui valut le sur­nom de « Pays de la Lune ». Pro­té­gées par la bar­rière de l’Himalaya des masses d’air humide qui se déversent sur son flanc sud, ces terres ne sont irri­guées que par l’eau de fonte des gla­ciers, ali­men­tés par les neiges d’hiver. De petits che­naux captent le flux des rivières et le dirigent vers les oasis des vil­lages. Coin­cé entre plu­sieurs chaines de mon­tagnes, le Ladakh est un désert ali­men­té au compte-gouttes par un immense châ­teau d’eau, un bout de Saha­ra sur­éle­vé, domi­né par des neiges éter­nelles. Les cultures et les cours d’eau sont par ailleurs trop peu nom­breux pour pro­vo­quer une impor­tante éva­po­ra­tion et des pluies de convec­tion en sai­son chaude.

Les res­ca­pés du vol de Bas­kul obser­vèrent ce phé­no­mène une fois déte­nus dans la mythique Shan­gri-La. Le monas­tère béné­fi­ciait des cultures de la val­lée, dont la fer­ti­li­té était assu­rée par les tor­rents des­cen­dant d’une gigan­tesque mon­tagne blanche. Un sché­ma hydro­gra­phique qui résume la situa­tion d’une bonne par­tie des terres habi­tées de la Haute Asie : l’eau est sto­ckée sous forme de neige hiver­nale et de glace sur les som­mets, puis s’écoule len­te­ment une fois la sai­son chaude arri­vée, cor­res­pon­dant à celle des cultures. En été, pen­dant que l’orge et les légu­mi­neuses murissent sous un soleil impla­cable, les vil­la­geois font pâtu­rer leurs bêtes dans les maigres alpages situés à plus de quatre mille mètres. Dans les vil­lages, les mai­sons à toit plat sont construites avec de la boue séchée. Elles ne sont pas conçues pour pro­té­ger de la pluie, inexis­tante la plu­part du temps. Les champs et peu­ple­raies sont déli­mi­tés au cor­deau ; aucune tran­si­tion entre la ver­dure luxu­riante de la végé­ta­tion et l’aridité abso­lue de la pierre et du sable.

La consé­quence de cet éco­sys­tème très par­ti­cu­lier est l’extrême dépen­dance du régime de fonte des gla­ciers, avec une ligne de neige qui se situe vers les 5.500 mètres. Comme les som­mets ne sont en moyenne pas beau­coup plus éle­vés, la zone ennei­gée est mince et très sen­sible aux varia­tions cli­ma­tiques (inten­si­té des chutes de neige en hiver, mais aus­si du rayon­ne­ment solaire au prin­temps). Lorsqu’un pay­san lada­khi s’inquiète de l’eau pour ses cultures, il ne regarde pas les nuages, mais le soleil. Un recul de la ligne des névés et une dimi­nu­tion de la taille des gla­ciers peuvent dès lors avoir de graves consé­quences à long terme. D’un autre côté, l’habitat et les cana­li­sa­tions dans les zones urba­ni­sées de la région ne sont pas faits pour sup­por­ter de fortes pluies. Les flancs des mon­tagnes sont dépour­vus de végé­ta­tion fixant la terre et les zones d’éboulis ; le lit des tor­rents et des rivières ne connaissent pas d’autres varia­tions du débit d’eau que celles pro­vo­quées par la plus ou moins grande ardeur du soleil. Enfin, si la fonte est lente et régu­lière, elle ne s’accumule pas dans des « bulles d’eau » ou des lacs gla­ciaires, dont la sur­charge peut mena­cer les val­lées en cas de rup­ture (phé­no­mène dési­gné par l’acronyme GLOF : « gla­cial lake out­burts floods »).

La peur des nuages noirs

Dans la nuit du 5 au 6 aout 2010, un orage d’une extrême vio­lence s’est abat­tu sur le Ladakh cen­tral et les val­lées avoi­si­nantes, fai­sant plus de cent-nonante morts et des cen­taines de dis­pa­rus3. Selon le témoi­gnage de l’anthropologue danoise active dans la région depuis des décen­nies, Hele­na Nor­bert-Hodge, qui était sur place, un vent violent accom­pa­gné d’éclairs se déchai­na sur la val­lée, pro­pul­sant des rafales de pluie presque hori­zon­tales sur Leh. En peu de temps, les tor­rents gon­flés d’eau gri­sâtre et de boue défer­lèrent sur la ville, détrui­sant les quar­tiers expo­sés, notam­ment le vil­lage de Cho­glam­sar et son camp de réfu­giés tibé­tains. Le len­de­main soir, une nou­velle tem­pête écla­ta et de nom­breux habi­tants par­tirent se réfu­gier sur les hau­teurs, pas­sant la nuit dans des bus ou sous la tente. Le même phé­no­mène se repro­dui­sit dans la nuit du 12 aout. Dans une région aus­si peu peu­plée, le nombre des vic­times (morts, bles­sés, per­sonnes sans abri) est extrê­me­ment éle­vé, les dégâts maté­riels consi­dé­rables. Les deux routes reliant le Ladakh au reste de l’Inde, celle de Sri­na­gar et celle de Mana­li, ont été cou­pées, de nom­breuses mai­sons en brique de terre ont été détruites, l’hôpital du dis­trict inon­dé, des cultures dévas­tées, des ponts empor­tés, les com­mu­ni­ca­tions inter­rom­pues. À quelques semaines de l’hiver gla­cial, qui sur­vient très tôt dans la région, il est impé­ra­tif de recons­truire rapidement.

Le phé­no­mène n’est par ailleurs pas limi­té à la seule val­lée de l’Indus. Dans un vil­lage de haute mon­tagne aus­si iso­lé que Kar­gyak, à des dizaines de jours de marche de Leh, les membres d’une ONG qui ont construit une école chauf­fée à l’énergie solaire signalent des pluies inin­ter­rom­pues durant la pre­mière quin­zaine d’aout 20104 D’autres val­lées, comme celle de la Nubra, pour­tant située au nord de Leh et sépa­rée par une chaine de mon­tagne de près de six-mille mètres, ont éga­le­ment été tou­chées. Enfin, les obser­va­teurs locaux ont remar­qué d’inquiétantes modi­fi­ca­tions depuis quelques décen­nies : la tem­pé­ra­ture s’élève gra­duel­le­ment, il neige moins en hiver et il pleut plus fré­quem­ment en été. Des pluies tor­ren­tielles, autre­fois incon­nues dans la région, se pro­duisent de plus en plus sou­vent. En mai 2009, la mili­tante éco­lo­giste indienne Vanan­da Shi­va publiait un article5 pré­mo­ni­toire à la suite de son séjour au Ladakh. Elle y écri­vait : « La fonte des glaces consé­cu­tive au réchauf­fe­ment cli­ma­tique dans l’Arctique et l’Antarctique est sou­vent rap­por­tée. Cepen­dant, la fonte des gla­ciers de l’Himalaya est très lar­ge­ment igno­rée, alors que beau­coup plus de per­sonnes sont concer­nées […] Les gla­ciers de l’Himalaya consti­tuent le Troi­sième pôle. Ils nour­rissent les rivières géantes de l’Asie et sou­tiennent la moi­tié de l’humanité. » Les constats éta­blis par Vanan­da Shi­va auprès des com­mu­nau­tés ladha­kies annon­çaient la catas­trophe : dimi­nu­tion des chutes de neige en hiver, aug­men­ta­tion de la plu­vio­si­té en été, des­truc­tions de cultures par de vio­lentes tem­pêtes. Une réfu­giée cli­ma­tique locale, qui avait dû fuir son vil­lage de Rong­juk, lui disait : « Quand nous voyons ces nuages noirs, nous avons peur ».

Réchauffement et convection

Les modi­fi­ca­tions cli­ma­tiques qui touchent le Ladakh seraient la résul­tante de deux phé­no­mènes asso­ciés. Il y a, d’un côté, les effets du réchauf­fe­ment glo­bal dans la zone hima­layenne et, de l’autre, les consé­quences des trans­for­ma­tions spé­ci­fiques à la région à la suite de son désen­cla­ve­ment. Sur le pre­mier point, les tra­vaux du Giec pré­voient une accé­lé­ra­tion de la perte de masse des gla­ciers et une réduc­tion de la cou­ver­ture nei­geuse, débou­chant à terme sur une dimi­nu­tion de l’eau dis­po­nible et un chan­ge­ment de la sai­son­na­li­té des flux en pro­ve­nance des prin­ci­pales chaines de mon­tagnes6. Un rap­port de l’Icimod7 publié en 2007, cen­tré sur l’Himalaya et docu­men­té par de nom­breuses obser­va­tions en Inde, au Népal et au Bou­than, donne des infor­ma­tions plus pré­cises sur les scé­na­rios pos­sibles : « Sur le sous-conti­nent indien, on pré­voit une aug­men­ta­tion des tem­pé­ra­tures entre 3,5 et 5,5 degrés en 2100. Une hausse plus éle­vée est pré­vue pour le Tibet. Le chan­ge­ment cli­ma­tique n’est pas qu’une ques­tion de moyennes, mais aus­si d’extrêmes. Il affec­te­ra aus­si bien les tem­pé­ra­tures mini­males que maxi­males et pro­vo­que­ra plus de chute de pluie intense et de tem­pêtes. Pour le sous-conti­nent indien, les pré­vi­sions pré­voient une dimi­nu­tion des pré­ci­pi­ta­tions en hiver et une aug­men­ta­tion durant la mous­son d’été. » Au regard des évè­ne­ments, ces pré­vi­sions se sont véri­fiées : « moins de neige et plus de nuages noirs », disait la vil­la­geoise de Rong­juk à Vanan­da Shiva. 

Un autre aspect, spé­ci­fique au Ladakh, est l’apparition de pluies de convec­tion à la suite de la régres­sion du noma­disme et à l’extension consi­dé­rable des cultures et des plan­ta­tions d’arbres dans la haute val­lée de l’Indus. Situé à la fron­tière indo-pakis­ta­naise et sino-indienne, le Ladakh a été for­te­ment mili­ta­ri­sé après les guerres fron­ta­lières avec les deux puis­sances voi­sines dans les années soixante. La construc­tion de l’aéroport de Leh et de la route de Sri­na­gar, capi­tale du Cache­mire, en est une des consé­quences. La vie des com­mu­nau­tés locales en a été bou­le­ver­sée, ceci bien avant l’ouverture de la région au tou­risme en 1974. Le noma­disme a for­te­ment régres­sé, la popu­la­tion de Leh et de la val­lée de l’Indus a aug­men­té, ain­si que la sur­face des terres irri­guées. La pres­sion tou­ris­tique n’a fait qu’accentuer un phé­no­mène enclen­ché par la pré­sence mili­taire et la moder­ni­sa­tion consé­cu­tive. Selon cer­tains8, la crois­sance des sur­faces culti­vées aurait per­mis l’apparition de vio­lentes pluies de convec­tion par éva­po­ra­tion de l’humidité des cultures, jointe à celle des champs de neige en altitude. 

Le Ladakh a sou­vent été asso­cié au lieu enchan­teur ima­gi­né par James Hil­ton. Le Natio­nal Geo­gra­phic Maga­zine publia un article sur la région en 1978, peu après son ouver­ture au tou­risme, titré « Ladakh – The Last Shan­gri-La ». La réfé­rence était si évi­dente que l’auteur ne men­tion­na pas l’origine ima­gi­naire du nom. Un des pre­miers guides de voyage, écrit par les Alle­mands Rolf et Mar­gret Schet­tler, qui visi­tèrent le Ladakh en 1974, reprend l’expression « last Shan­gri-La » dans la ver­sion anglaise, publiée par Lone­ly Pla­net. Avec l’ouverture de la région au tou­risme, des uni­ver­si­taires, anthro­po­logues et éco­logues, ont étu­dié le Ladakh, puis de nom­breuses ONG s’y sont éta­blies. Ces der­nières agissent en faveur de la pro­tec­tion des espaces natu­rels et du déve­lop­pe­ment durable, par­ti­cipent à la construc­tion d’écoles et au par­rai­nage d’élèves, à la mise sur pied d’associations de femmes, à la pro­mo­tion de l’énergie renou­ve­lable, de l’agriculture lada­khie. Éta­blis­sant sou­vent des liens pri­vi­lé­giés avec les asso­cia­tions boud­dhistes qui reven­diquent l’indépendance par rap­port au Cache­mire musul­man9, nombre de ces grou­pe­ments militent en faveur d’un tou­risme durable et de diverses formes d’écotourisme, avec les contra­dic­tions affé­rentes quand on connait la dis­tance devant être fran­chie en avion pour par­ve­nir sur place. 75.000 tou­ristes ont visi­té le Ladakh en 2008, contre 28 000 en 2003. Si tous ne sont pas occi­den­taux, nombre d’entre eux viennent en avion (en Inde et/ou au Ladakh). 

Quelle que soit la per­ti­nence de l’action des ONG au Ladakh, il semble bien que les effets du réchauf­fe­ment cli­ma­tique aient fran­chi les bar­rières qui pro­té­geaient la région. L’envoyé du Grand Lama avait dit aux res­ca­pés de Bas­kul, en leur mon­trant la val­lée cachée : « Bien­ve­nue à Shan­gri-La. Vous voyez, nous sommes pro­té­gés par les mon­tagnes de tous côtés. Un étrange phé­no­mène pour lequel nous sommes très recon­nais­sants ». Rien n’est moins sûr aujourd’hui.

  1. Ce roman sur un lieu édé­nique caché au Tibet, publié en 1933 et magni­fié par le fi lm extra­va­gant de Frank Capra, eut un suc­cès pro­di­gieux et devint le pre­mier livre de poche en langue anglaise. La rési­dence d’été des pré­si­dents amé­ri­cains, Camp David, fut d’abord appe­lée Shan­gri-La. Les auto­ri­tés chi­noises débap­ti­sèrent le dis­trict de Zhong­dian au Yun­nan pour lui don­ner le nom de Xiãng­gé­lilã Xiàn (« disc­trict de Shan­gri-La », dans la trans­crip­tion pinyin). Bas­kul est l’anagramme de Kaboul.
  2. L’Indus — comme le Gange, le Sut­lej et le Brah­ma­poutre — prend sa source à proxi­mi­té du lac Mana­sa­ro­var. Situé au Tibet à 4.550 mètres d’altitude et d’une sur­face de 320 km2, c’est un des plus hauts lacs d’eau douce du monde. Site sacré pour les Hin­dous et les Tibé­tains, le lac est au pied du Mont Kai­lash consi­dé­ré comme le « pilier du monde » par les hindouistes.
  3. Par­mi les vic­times, de nom­breux tra­vailleurs sai­son­niers népa­lais et des ouvriers du Bihar, ces der­niers affec­tés à la construc­tion des routes dans des condi­tions sou­vent épou­van­tables. Quelques tou­ristes ont éga­le­ment été tués ou blessés.
  4. Voir les infor­ma­tions sur le site de ce pro­jet d’origine tchèque].
  5. Cli­mate Change at the Third Pole], Z Space, 17 mai 2009.
  6. IPPC (Giec), Cli­mate Change 2007 : Syn­the­sis Report. Si ce rap­port du Giec com­por­tait une coquille de date (2035 au lieu de 2350) concer­nant la fonte des gla­ciers hima­layens, celle-ci n’affecte pas le constat principal.
  7. Impact of Cli­mate Change on Hima­layan Gla­ciers and Gla­cial Lakes, Inter­na­tio­nal Centre for Inte­gra­ted Moun­tain Deve­lop­ment (Ici­mod), Kath­man­du, 2007.
  8. « Cala­mi­ty : Cloud­burst in Cho­glam­sar, Ladakh », The Eco­no­mic Times of India, 9 aout 2010.
  9. Voir à ce sujet l’article de David Goeu­ry, « Le Ladakh, royaume du déve­lop­pe­ment durable ? », Revue de géo­gra­phie alpine], 98 – 1 | 2010, mis en ligne le 21 avril 2010, consul­té le 27 aout 2010. L’action de cer­tains mili­tants en faveur d’un « royaume du déve­lop­pe­ment durable » au Ladakh pré­sente par­fois quelques affi­ni­tés avec le roman de Hil­ton. Car, détail sou­vent oublié, le monas­tère de Shan­gri-La était habi­té par des Occi­den­taux qui diri­geaient les agri­cul­teurs tibé­tains de la vallée…

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur