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Sexualité, que veulent les femmes ?

Numéro 8 – 2020 - 75 ans Droit des femmes féminisme liberté sexuelle par Nadine Plateau

décembre 2020

« Faites l’amour, pas la les­sive » pro­pose une réclame pour machine à laver. Qui aurait cru que la fameuse libé­ra­tion sexuelle et paci­fiste des années 1960 allait pas­ser sans his­toire aux dic­tons publi­ci­taires de l’électroménager ? La publi­ci­té avale tout, il est vrai, et trans­forme en biens de consom­ma­tion les sen­ti­ments les plus intimes. « Avez-vous embras­sé votre enfant […]

Dossier

« Faites l’amour, pas la les­sive » pro­pose une réclame pour machine à laver. Qui aurait cru que la fameuse libé­ra­tion sexuelle et paci­fiste des années 1960 allait pas­ser sans his­toire aux dic­tons publi­ci­taires de l’électroménager ? La publi­ci­té avale tout, il est vrai, et trans­forme en biens de consom­ma­tion les sen­ti­ments les plus intimes. « Avez-vous embras­sé votre enfant ce matin ? » Et de quelle mar­ga­rine avez-vous enduit sa tar­tine ? Répon­dez-moi. Dites-moi par la même occa­sion si votre sexua­li­té est vrai­ment livre, libre comme la route enso­leillée qu’aborde, sur les pan­neaux, votre der­nière voi­ture, si elle est aus­si per­for­mante que votre lave-vais­selle, aus­si saine que votre pâte à tar­ti­ner ? S’il n’en est pas ain­si, c’est que vous avez des pro­blèmes. Vous avez sur­ement des pro­blèmes. Les méde­cins, les psy­cho­logues, les sexo­logues, les conseillers de plan­ning, les ensei­gnants, les jour­na­listes sont là pour à la fois vous le démon­trer et vous aider à vous en sortir.

Notre pro­pos est de mon­trer que si tous, les hommes comme les femmes, nous sommes tou­chés d’une façon ou d’une autre par le nou­veau gad­get qu’est cette sexua­li­té nor­ma­li­sée et bana­li­sée, nous en sommes par­ti­cu­liè­re­ment mar­quées en tant que femmes parce que la chose s’inscrit dans notre corps et s’impose de façon beau­coup plus contrai­gnante qu’il n’y parait.

J’écris aujourd’hui, et j’ai pro­fon­dé­ment le sen­ti­ment que ce « je » est col­lec­tif : il est le fruit de la lutte et de la réflexion avec les femmes. Parce qu’en tant que femmes s’interrogeant sur leur condi­tion, nous ne nous décla­rons pas satis­faites à 100 % de la vie sexuelle telle qu’elle s’est ins­tal­lée durant ces années dites de libé­ra­tion, on nous ques­tionne, on exige de nous des expli­ca­tions, on se demande si nous ne serions pas par hasard d’éternelles insa­tis­faites ? Il fau­drait com­men­cer par admettre que dans une socié­té où les femmes sont encore bat­tues, vio­lées, exploi­tées éco­no­mi­que­ment, déva­lo­ri­sées cultu­rel­le­ment, muettes poli­ti­que­ment, il n’y a pas beau­coup d’espace pour l’expression de nos dési­rs ni pour la décou­verte de nou­velles formes de jouissance.

Le droit au plaisir

Bien sûr, nous ne vivons plus à l’époque vic­to­rienne où les femmes se pliaient au « devoir conju­gal » afin de réa­li­ser le but du mariage : avoir des enfants. Une bonne épouse, disait-on, ne jouit pas.

Depuis, la révo­lu­tion sexuelle nous a recon­nu le droit au plai­sir et la contra­cep­tion a per­mis de dis­so­cier la sexua­li­té de la pro­créa­tion. Nous sommes ain­si pas­sées du rôle trop fré­quent de mères asexuées à celui d’épouses-maitressses et la sexua­li­té des femmes autre­fois niée est deve­nue un enjeu capi­tal pour le bon­heur du couple et par consé­quent pour la sta­bi­li­té de la famille.

Il est indé­niable que la recon­nais­sance de notre sexua­li­té et du droit au plai­sir nous a été béné­fique. Même si cela ne nous a pas en même temps libé­rées du sexisme dans les rela­tions sociales, cela nous a quand même per­mis de nous consi­dé­rer comme des êtres sexuels, de chan­ger notre façon de faire l’amour, d’acquérir plus d’expérience et d’en tirer du plaisir.

La contraception : oui, mais…

La contra­cep­tion nous a libé­rées de la peur para­ly­sante de la gros­sesse, de la mater­ni­té vécue comme une fata­li­té et de l’avortement-nécessité. C’est là un pou­voir nou­veau, une mai­trise sur notre corps qui est une vraie libé­ra­tion. Pou­voir miti­gé cepen­dant : le droit de choi­sir quand et com­ment nous vou­lons des rela­tions sexuelles n’est pas entré dans les mœurs, c’est le moins que l’on puisse dire. Il arrive qu’au ciné­ma ces rôles soient inver­sés : c’est la grosse rigo­lade ! Ou l’émotion scandalisée.

Quant à la contra­cep­tion, ce n’est pas une panacée.

D’abord, nom­breuses sont les femmes qui ne trouvent pas de contra­cep­tion idéale : incon­fort et risque d’échec de la contra­cep­tion dite douce (on entend par là les méthodes de bar­rière comme le dia­phragme ou le condom), effets secon­daires, contre-indi­ca­tions et dan­ger pos­sible à long terme de la contra­cep­tion dite dure (pilule ou stérilet).

Or, la recherche en matière de contra­cep­tion sta­tionne. Mettre au point des contra­cep­tifs plus raf­fi­nés n’intéresse ni l’industrie phar­ma­ceu­tique ni les spon­sors comme la Fon­da­tion Ford. Pour eux, il est plus ren­table à court terme de pro­mou­voir une meilleure uti­li­sa­tion, par les femmes du tiers monde, des contra­cep­tifs exis­tants que d’encourager la recherche de nou­veaux pro­duits. Quelques nou­veaux sprays ou autres adju­vants mis sur le mar­ché ne sont que des varia­tions, non des solu­tions nouvelles.

Quoi qu’il en soit, la res­pon­sa­bi­li­té de la contra­cep­tion incombe plus qu’avant aux femmes. « Pro­blème de femmes » qui inté­resse d’autant moins les hommes qu’il leur appa­rait comme réso­lu par les méthodes récentes de contra­cep­tion fémi­nine. « Vous n’avez qu’à prendre la pilule ! » et le tour semble joué.

Ajou­tons que la contra­cep­tion, contrai­re­ment à ce que beau­coup ima­ginent, n’est pas facile d’accès. Pour­quoi un tel drame pour la pilule, tan­dis que ciga­rettes, alcool et tran­quilli­sants sont en vente libre par­tout ? Nous sommes ten­tées de croire que c’est parce qu’il s’agit de vie sexuelle et pas seule­ment de san­té : du sexo­logue au gyné­co­logue, en pas­sant par le psy, le prêtre a été lar­ge­ment rem­pla­cé comme confes­seur obligatoire !

Le pouvoir sur notre corps

S’il est deve­nu banal de dire que la sur­en­chère à l’hospitalisation nous « vole notre mort », il ne serait pas faux d’ajouter qu’elle nous vole aus­si notre vie !

Quand nous sommes enceintes ou sommes près d’accoucher, quand nous avons besoin de contra­cep­tifs, nous ne sommes pas malades et pour­tant il nous faut consul­ter un méde­cin, séjour­ner dans un hôpi­tal. Ce que nous avons gagné en sécu­ri­té, en hygiène et en durée de vie, nous l’avons per­du en liber­té : nous ne mou­rons plus en couches, mais nous ne choi­sis­sons pas vrai­ment com­ment accou­cher, ou avec quelle aide. La chose dépend des modes médi­cales, tout comme l’allaitement, la durée du repos, la manière de langer…

Des femmes ont réagi contre cette dépen­dance vis-à-vis des méde­cins et ont vou­lu s’approprier le savoir et la tech­nique médi­cale pour tout ce qui concerne leur vie sexuelle. Aux États-Unis sont nés les « Self Help », centre où des femmes apprennent à exa­mi­ner leur vagin et celui des autres pour mieux connaitre leur corps en arri­vant à déce­ler le moment de l’ovulation ou à détec­ter les signes d’infection. Ces groupes ont pra­ti­qué l’extraction des règles, méthode pré-abor­tive actuel­le­ment uti­li­sée en Hol­lande. Au Cana­da, les groupes « San­té Femmes » ont réso­lu­ment opté pour la contra­cep­tion dite douce non seule­ment parce qu’elle est inof­fen­sive, mais aus­si parce qu’elle per­met de se débrouiller sans aide médi­cale. En France, les femmes du Mou­ve­ment pour la libé­ra­tion de l’avortement et de la contra­cep­tion (MLAC) avaient réin­tro­duit l’avortement de femme à femme tout en uti­li­sant une tech­nique médi­cale pré­sen­tant un maxi­mum de garan­ties pour la san­té. Et récem­ment des femmes du MLAC ont réa­li­sé un film sur l’accouchement à la maison.

Ces expé­riences res­tent mar­gi­nales, elles ne peuvent conve­nir à toutes les femmes : on peut aisé­ment ima­gi­ner qu’une femme pré­fère accou­cher dans une cli­nique où elle sait qu’une infra­struc­ture hos­pi­ta­lière peut parer à tous les risques. Mais l’expérience et la pra­tique mar­gi­nales, le fait que d’autres femmes choi­sissent d’accoucher chez elles, lui don­ne­ra la force de poser des ques­tions, d’avoir des exi­gences. L’existence d’alternatives nous aide à perdre notre timi­di­té, notre peur de femmes igno­rantes et ceci est un pre­mier pas vers une réap­pro­pria­tion de notre vie sexuelle.

Contraception et disponibilité permanente

En libé­rant les femmes du dan­ger de gros­sesse lié à cer­taines périodes « dan­ge­reuses », la contra­cep­tion per­met d’avoir des rela­tions sexuelles de façon per­ma­nente, ce qui est une libé­ra­tion incon­tes­table à condi­tion qu’elle ne se retourne pas contre nous. En effet, si la pilule, par exemple, per­met d’avoir des rap­ports sexuels quand on le désire, elle crée un état de dis­po­ni­bi­li­té qui, exploi­té par l’idéologie de « libé­ra­tion sexuelle », risque de consti­tuer une nou­velle contrainte. Si l’activité sexuelle est défi­nie comme le nec plus ultra, et de la liber­té, et de la rela­tion humaine, minables appa­raissent ceux et celles qui vou­draient contre­ve­nir à cette nou­velle règle. Les hommes se doivent de mani­fes­ter leur puis­sance conti­nue ou conti­nuel­le­ment renou­ve­lable et les femmes, par un effet de com­plé­men­ta­ri­té obli­gée, sont tenues d’offrir un accueil constant sous peine de man­quer au pacte : sexe = bon­heur. Or les « sai­sons » des hommes et des femmes ne sont peut-être pas iden­tiques, leurs temps et leurs moments peuvent dif­fé­rer — ain­si que ceux de cha­cun d’entre nous (cf. Edmonde Morin, La rouge dif­fé­rence, Seuil, 1982). Cette ques­tion fut jetée par-des­sus bord en même temps que la morale de papa par des gar­çons et des filles avides d’exercer cette per­mis­si­vi­té toute neuve, obte­nue par la contra­cep­tion sans risques. Nous votons actuel­le­ment des jeunes filles consen­tir à des rela­tions par crainte de perdre l’homme qu’elles aiment, rela­tions qu’elles refu­saient il y a cin­quante ans pour les mêmes rai­sons ! Autres temps, autres mœurs, mais une chose reste constante : les femmes sont encore tel­le­ment condi­tion­nées à répondre aux dési­rs des hommes !

Aujourd’hui, une nou­velle réflexion s’élabore qui, au nom d’une liber­té plus libre, vou­drait se déga­ger de l’emprise de la sexua­li­té vécue comme une lettre à la poste. Il n’en reste pas moins que nombre de femmes, à la fois par sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et par crainte de la soli­tude, se sentent obli­gées d’accepter toute rela­tion sexuelle sous peine d’être trai­tées d’anormales, fri­gides ou sans cœur. La contra­cep­tion leur a ôté le droit au refus. Timi­di­té exces­sive ? Non, mais manque d’autonomie sociale et affec­tive, de droit à l’affirmation de soi, à la parole res­pec­tée. Com­bien d’hommes ne déclarent-ils pas encore : « quand elles disent non, ça veut dire oui » ? On en vien­drait à regret­ter le temps des longs flirts et des plus ou moins chastes fian­çailles où la rete­nue obli­gée lais­sait place à d’autres expres­sions du désir. En ce temps-là, bien des femmes, une fois mariées, gar­daient la nos­tal­gie de cette période où on « leur fai­sait la cour»…

Un modèle contraignant

Il n’est pas ques­tion de retour­ner en arrière, mais de s’interroger sur l’usage qui est fait de la liber­té acquise. Or, que voyons-nous ? A force de vou­loir dédra­ma­ti­ser le sexe et décul­pa­bi­li­ser les gens — tel est notam­ment le but de la récente revue Har­mo­nie du couple —, on fait de la sexua­li­té un exer­cice. Le modèle de la bonne sexua­li­té déter­mine la fré­quence opti­male des rap­ports, les mul­tiples posi­tions à expé­ri­men­ter, les caresses dont on ne sau­rait se pas­ser. On n’interdit plus, on oblige sub­ti­le­ment. Il faut aimer le sexe, se mas­tur­ber, avoir des fan­tasmes. Tout ce dis­cours pro­fon­dé­ment nor­ma­tif sus­cite chez les gens, soit un sen­ti­ment de frus­tra­tion parce qu’ils n’arrivent pas à satis­faire leurs nou­veaux besoins, soit un sen­ti­ment d’angoisse parce qu’ils ne se sentent pas capables de réa­li­ser la vie sexuelle idéale décrite par les médias. De plus, la sexo­lo­gie — qu’il s’agisse de Mas­ters et John­son ou, plus près de nous, Lowen — pré­tend résoudre les pro­blèmes sexuels des hommes et des femmes en les adap­tant, ou plus exac­te­ment en les dres­sant à la jouis­sance dans une rela­tion du type actif-pas­sif le plus écu­lé. Pour­quoi les femmes ne sont-elles pas plus nom­breuses à remettre en ques­tion ce modèle à sens unique ? C’est que beau­coup de femmes encore se sentent anor­males si elles n’éprouvent pas de plai­sir au moment du coït. La pres­sion sociale est si forte que bien des femmes se sentent obli­gées de simu­ler des dési­rs inexis­tants, de simu­ler le plai­sir. C’est la « comé­die sexuelle » que jouent tant de femmes pour valo­ri­ser la viri­li­té de l’amant, lui faire plai­sir, appa­raitre comme une vraie femme, ne pas ris­quer de perdre l’homme aimé… bref, pour un tas de rai­sons davan­tage liées au désir et au plai­sir du par­te­naire qu’au sien propre. Dans les rela­tions sexuelles comme dans la vie, les femmes font plai­sir, se sacri­fient, s’oublient. Condi­tion­nées socia­le­ment à ces com­por­te­ments, il est clair qu’elles y puisent une cer­taine satis­fac­tion parce que don­ner du plai­sir, cela fait plai­sir, et que le contexte émo­tion­nel et sen­ti­men­tal dans lequel se déroule l’acte sexuel est aus­si impor­tant que le plai­sir physique.

Dans la vie, les choses évo­luent : de plus en plus de femmes ont des liber­tés, prennent des res­pon­sa­bi­li­tés, jouent un rôle poli­tique. Le décon­di­tion­ne­ment sen­ti­men­tal et sexuel est beau­coup plus dif­fi­cile à réa­li­ser, comme s’il ébran­lait les fon­de­ments de la fameuse « nature » humaine qui serait par essence « intouchable ».

« Do it yourself »

Serions-nous encore des belles au bois dor­mant atten­dant des hommes la valo­ri­sa­tion de notre corps, l’éveil de la sexua­li­té ? Puisque les femmes savent com­ment jouir (celles qui se mas­turbent par exemple), que n’utilisent-elles leurs connais­sances au lieu d’attendre le plai­sir du par­te­naire ? « Do it your­self », lance Shere Hite1 aux femmes, autre­ment dit « faites-le vous-même », « faites-vous jouir », « pre­nez le pou­voir»… Nous nous éton­nons un peu de cette volon­té d’efficacité, de cet indi­vi­dua­lisme dans une rela­tion fon­dée sur l’échange, mais Hite a‑t-elle tort de pen­ser que la capa­ci­té de jouir quand on le veut, de prendre en charge son exci­ta­tion signi­fie se réap­pro­prier son corps et affir­mer sa sexua­li­té ? Et puis n’est-il pas enfin temps que les femmes se montrent plus égoïstes, plus sur­es d’elles ? Déjà nous fai­sons, plus qu’avant, ce que nous vou­lons : sor­tir seules pour le plai­sir, choi­sir des vacances qui nous conviennent, nous battre pour un tra­vail… En affir­mant ain­si nos dési­rs, nous créons les condi­tions d’un échange entre deux per­sonnes égales.

Le harcèlement sexuel

Pour qu’il y ait un véri­table échange, il faut aus­si la sécu­ri­té. Or, si la vio­lence sexuelle ne s’exerce pas sur toutes les femmes, elle nous concerne toutes. Laquelle de nous peut affir­mer qu’elle n’a jamais cou­ru le risque de se faire vio­ler ? Même par un proche, un ami ?

La vio­lence sexuelle peut prendre des formes atté­nuées. Les Amé­ri­caines appellent « sexual har­rass­ment » les remarques, regards, attou­che­ments, avances impo­sées à une per­sonne qui ne les désire pas. Cela fait encore sou­rire chez nous : un com­pli­ment gri­vois, une petite tape sur les fesses ce n’est pas bien méchant, c’est plu­tôt flatteur.

Ces gestes ou paroles banals gen­tils au pre­mier abord, appa­rem­ment inof­fen­sifs, sont en réa­li­té lourds de signi­fi­ca­tion quand on sait qu’en milieu de tra­vail (bureau, maga­sin, usine ou uni­ver­si­té) lorsque les femmes s’opposent, refusent caresses ou pro­po­si­tions, elles risquent de perdre leur place ou leur diplôme (« an A for a Lay », disent les Amé­ri­caines : pour avoir un grade, on couche avec le prof). Com­ment réagir à cette atti­tude abu­sive ? Ou bien jouer le jeu, se sou­mettre par timi­di­té ou par ambi­tion ou bien se recro­que­viller der­rière des com­por­te­ments défen­sifs que l’on taxe­ra de pudi­bon­de­rie et ain­si on n’aura pas per­du la face. Com­ment la sexua­li­té fémi­nine pour­rait ­elle s’exprimer libre­ment dans ces condi­tions, com­ment la per­son­na­li­té même pour­rait-elle s’épanouir ?

Images sexuelles : oui, sexisme : non

Pour être com­plète en dénon­çant ce qui me parait consti­tuer des entraves à l’épanouissement d’une sexua­li­té nou­velle, il me reste à par­ler de la manière dont la sexua­li­té fémi­nine est par­fois repré­sen­tée, et je pense ici en par­ti­cu­lier à la por­no­gra­phie. Celle-ci concerne les femmes, même si elles n’en sont pas les prin­ci­pales consom­ma­trices, parce que la por­no­gra­phie donne de notre sexe, de notre corps et de notre per­sonne des images (le mot est pris ici dans un sens très géné­ral) qui repro­duisent et ren­forcent les sté­réo­types existants.

Ce n’est pas la repré­sen­ta­tion du sexe ou de la nudi­té qui nous choque, ni le fait qu’elle est un moyen d’éveiller le désir sexuel, ce qui nous gêne, c’est que le sys­tème de repré­sen­ta­tion très codé et pro­fon­dé­ment sexiste qu’elle uti­lise donne de la sexua­li­té fémi­nine une image déva­lo­ri­sante pour ne pas dire avi­lis­sante. Le corps des femmes est l’objet (entier ou par­tiel car il est frag­men­table à mer­ci selon le contexte) dis­po­nible au désir mas­cu­lin, il est pas­sif, aban­don­né, ouvert, acces­sible, sou­mis à la force sinon à la vio­lence mas­cu­line (n’oublions pas qu’une par­tie de la por­no appe­lée « hard­core » et vouée à un suc­cès crois­sant grâce au déve­lop­pe­ment du mar­ché de la vidéo, se spé­cia­lise dans l’horreur à tra­vers le sado­ma­so­chisme le plus violent).

Ce sys­tème de repré­sen­ta­tion, ce code de la dis­po­ni­bi­li­té et la sou­mis­sion des femmes n’est pas le fait unique de la por­no­gra­phie. Il est omni­pré­sent, on le retrouve aus­si bien dans la publi­ci­té que dans la pho­to artis­tique ou au ciné­ma, car c’est notre culture impré­gnée d’un sexisme mil­lé­naire qui la sécrète. Pen­ser que ces images réduc­trices et déva­lo­ri­santes sont inof­fen­sives parce que, nous dit-on, il ne faut pas confondre fan­tasme et réa­li­té, est trop facile. Même cari­ca­tu­rales ou exces­sives, ces images ont un sem­blant de vrai­sem­blance car elles tirent leur force de l’ensemble des idées reçues sur les femmes ; un cercle vicieux car à leur tour elles rejaillissent sur l’idéologie en réaf­fir­mant que la sexua­li­té fémi­nine est une réponse à la sexua­li­té mas­cu­line et que les femmes aiment à être domi­nées. C’est ain­si que tout notre ima­gi­naire éro­tique est colonisé.

Nous avons un besoin urgent d’images sexuelles non sexistes. Jusqu’à pré­sent on ne peut guère dire que des femmes aient pro­duit des images alter­na­tives. Dès lors nous sommes coin­cées car nous avons le choix entre vivre notre sexua­li­té en accep­tant la colo­ni­sa­tion mas­cu­line de nos dési­rs et de nos fan­tasmes (nous aurons par exemple des fan­tasmes de viol) ou alors nous nous dés­in­té­res­se­rons du sexe et nous irons inves­tir dans le sen­ti­ment. Lit­té­ra­ture por­no d’un côté, lit­té­ra­ture fleur bleue de l’autre. Les médiocres, mais très pri­sés romans d’amour où les hommes sont forts, intel­li­gents et res­pon­sables, et les femmes fra­giles, apeu­rées, admi­ra­tives ne font-ils pas autant de tort que la lit­té­ra­ture por­no ? Dans les deux cas, ces textes donnent au lec­teur, à la lec­trice, une struc­ture de fan­tasmes qui leur per­met de par­ti­ci­per à des rela­tions sociales inégales. Si une telle sépa­ra­tion existe entre sexe et sen­ti­ment, si les hommes se spé­cia­lisent dans l’un et les femmes dans l’autre, com­ment peuvent-ils par­ta­ger vrai­ment une expé­rience sexuelle ?

« Siamo tutte belle »

Depuis notre enfance nous avons été sub­ti­le­ment empoi­son­nées par une culture sexiste et comme nous avons inté­rio­ri­sé les images déva­lo­ri­santes que cette culture véhi­cule, nous avons sou­vent gar­dé une per­cep­tion néga­tive de nous-mêmes et en par­ti­cu­lier notre selon corps. Laquelle d’entre nous n’a jamais com­pa­ré son corps au corps idéal selon les canons de notre socié­té, c’est-à-dire jeune et mince ?

« Sia­mo tutte belle », répliquent les Ita­liennes, « nous sommes toutes belles », « Woman is beau­ti­ful », clament les Amé­ri­caines. De tels slo­gans sonnent comme des affir­ma­tions volon­ta­ristes, c’est vrai, mais ils ont le mérite de vou­loir bri­ser le modèle sté­réo­ty­pé, et contrai­gnant, de la beau­té fémi­nine. De plus ils expriment bien le plai­sir émer­veillé que les femmes ont d’elles-mêmes, leur joie d’être ensemble, leur orgueil parce qu’elles se savent fortes.

Depuis que les femmes se sont mises à par­ler par elles-mêmes, dans leur propre lan­gage, de leur vie, de leurs pro­blèmes, elles ont pris confiance, retrou­vé l’amour de soi et la digni­té et main­te­nant elles sont de plus en plus nom­breuses à dire « je », à se pen­ser comme sujet, comme un être auto­nome qui envi­sage la vie en fonc­tion d’une réa­li­sa­tion et de dési­rs propres plu­tôt qu’en fonc­tion d’un par­te­naire et d’enfants à combler.

Voir le monde

Si la prise de parole publique des femmes a été un élé­ment consti­tu­tif de la nou­velle assu­rance des femmes, il en est un autre tout aus­si impor­tant, c’est le nombre crois­sant de femmes artistes, pho­to­graphes, cinéastes, dan­seuses, plas­ti­ciennes, écri­vaines, chan­teuses qui jettent sur le monde un autre regard ou plu­tôt nous font décou­vrir le monde autre­ment qu’à tra­vers le prisme masculin.

Quand Chan­tal Aker­man nous montre l’héroïne des Ren­dez-vous d’Anna silen­cieuse en train d’écouter par­ler un incon­nu ren­con­tré dans un train, elle modi­fie notre per­cep­tion d’une situa­tion banale (un homme parle, une femme écoute) en fai­sant appa­raitre grâce à l’hyperréalisme de la séquence, l’absurdité de la logor­rhée que le silence d’Anna rend insen­sée. Encore faut-il être prêt à modi­fier sa per­cep­tion, c’est-à-dire à se remettre en ques­tion et c’est cela que nous atten­dons des hommes, non pas qu’ils disent : cette séquence est cari­ca­tu­rale et ridi­cule, mais qu’ils aient la curio­si­té et l’ouverture de se deman­der ce qu’une femme a ain­si exprimé.

Jusqu’à pré­sent les hommes ont par­lé à notre place. Il est temps qu’ils nous laissent par­ler et qu’ils nous écoutent. Mais la parole des femmes gêne.

Les films de la réa­li­sa­trice alle­mande Jut­ter Brü­ck­ner, qui rendent compte de la réa­li­té quo­ti­dienne des femmes d’une manière tout à fait nou­velle et à par­tir d’un vécu de femme, choquent et ne sont guère ache­tés par le cir­cuit commercial.

Changer les hommes

Je n’ai pas dit ce qu’est la sexua­li­té fémi­nine, je ne le sais pas encore. Je sais seule­ment qu’il faut chan­ger les condi­tions de vie, les men­ta­li­tés et que si, nous, nous chan­geons comme nous sommes en train de le faire, avec une cer­taine angoisse car rien n’a vrai­ment encore rem­pla­cé ce que nous dénon­çons, il fau­dra bien que les hommes, qui eux aus­si com­mencent à perdre leurs points de repère, changent à leur tour.

Les hommes savent qu’ils sont en train de perdre leur pou­voir sur les femmes, ça les angoisse et ils se sentent mena­cés dès que nous remet­tons en ques­tion une quel­conque forme de domi­na­tion. S’ils com­prennent qu’en per­dant ce pou­voir, ils seront déli­vrés des contraintes qui étouffent leur sexua­li­té et qu’ils ont tout à gagner à lais­ser le « fémi­nin » s’exprimer chez eux, alors de nou­velles rela­tions fon­dées sur le res­pect au lieu de la domi­na­tion pour­ront naitre et nous pour­rons prendre des risques, nous lais­ser aller à la vio­lence de nos émo­tions, être géné­reuses sans avoir peur de nous faire avoir, car nous avons été pié­gées à ce jeu pen­dant des siècles.

Voi­là pour­quoi je crois que toutes les luttes pour que les femmes acquièrent un autre sta­tut dans la socié­té, dans le monde pro­fes­sion­nel et dans la famille, et aus­si toutes les pro­duc­tions des femmes qui contri­buent à don­ner une image dans laquelle nous nous retrou­vons, tout cela va dans le sens d’une véri­table libé­ra­tion sexuelle des femmes. Tant il est vrai qu’on ne se libère pas d’une struc­ture de pou­voir, où en plus on est prise dans des rela­tions sen­ti­men­tales (on lutte contre ce qu’on aime), sans avoir un mini­mum de pou­voir sur son corps, sur sa vie.

Publié dans le n° 12, décembre 1982.

  1. Auteur d’un rap­port sur la sexua­li­té des femmes aux États-Unis.

Nadine Plateau


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