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Sexualité, la force de la parole
Dans les années 1980, comme en témoigne le texte « Sexualité, que veulent les femmes ? », nous faisions le constat d’une sexualité « libérée » par l’accès à la contraception et à l’avortement (dans la pratique sinon dans la loi); nous dénoncions en même temps les nouvelles contraintes pour les femmes à la sexualité, au plaisir et surtout les pratiques sexistes de viol et de harcèlement ainsi que la culture de disponibilité et de soumission des femmes, véhiculée par la pornographie et la publicité. Nous avions saisi l’enjeu politique que représentait la ré-appropriation de notre corps et nous avions découvert le pouvoir de la parole publique des femmes comme celui de la création féminine dans le processus de libération. Trente ans plus tard, cette parole agissante qui caractérise le féminisme reste d’actualité : il nous faut encore et toujours dénoncer ce qui fait barrière à la liberté sexuelle des femmes afin de transformer la culture commune en dessinant un nouvel imaginaire érotique.
La question des obstacles à la liberté sexuelle est portée aujourd’hui par la lame de fond qu’est le mouvement #metoo. Loin d’être un évènement exceptionnel et inédit comme on le présente trop souvent, #metoo s’inscrit dans la dynamique des luttes féministes en remettant en question la millénaire appropriation du corps des femmes dans une société patriarcale. Il s’ancre au plus profond du féminisme, ce mouvement tenace qui a fait pression sur les institutions pour transformer la définition même des « violences contre les femmes ». Les pratiques sexistes allant du harcèlement verbal au crime de viol, reléguées jusque-là au rang de faits divers et le plus souvent interprétées comme des problèmes relevant de la sphère privée et des relations interpersonnelles, furent enfin analysées dans leur dimension structurelle : tous les hommes ne sont pas violents, mais le système de domination masculine l’est. Il s’agit donc de le combattre. Tel est l’objectif des dispositions légales qui, sous la pression des politiques d’égalité, ont acté la reconnaissance et la lutte contre les violences faites aux femmes : extension de la définition du viol en 19801, répression du harcèlement sexuel au travail en 19922, condamnation du viol entre époux en 20103, répression du harcèlement sexiste dans l’espace public en 20144.
En quelques décades, la perception de ce qu’est la violence contre les femmes a donc considérablement changé. Dans les années 1980, il était courant de suspecter une femme violée d’avoir provoqué le délit. Aujourd’hui une femme peut légalement poursuivre la personne qu’elle estime l’avoir agressée fût-ce par des remarques sexistes. Ce n’est pas de la dimension répressive dont je veux ici me réjouir, mais du changement radical de perspective dans la manière d’envisager les faits de violence et en particulier ce que nous considérons comme viol ou harcèlement sexiste : la parole des femmes est devenue légitime.
La législation sur la violence et le changement de mentalité qui s’est ensuivi sont les circonstances sociales et politiques qui ont permis aux femmes non pas de parler — elles parlent depuis si longtemps ! —, mais de se faire entendre, d’autant plus que cette fois elles disposent de moyens technologiques d’une grande efficacité. Avec les réseaux sociaux, en effet, leurs discours se sont répétés à l’infini ; ils se sont fait écho sur toute la planète illustrant ce qui est le propre du féminisme, à savoir faire jaillir le « nous » d’une multitude de « je ». Ils se sont donc renforcés au point de peser sur l’opinion publique enfin sensibilisée qui les a accueillis avec empathie pour un grand nombre et de la réticence pour une minorité. Mais quelles que furent les réactions, positives ou négatives, la parole des femmes s’est imposée dans la société, ses médias, sa culture : on les entend, on les écoute.
Que veulent-elles aujourd’hui en matière de sexualité ? Que disent-elles ? La « scientia sexualis » dont Foucault disait qu’elle tient lieu d’«ars erotica » dans notre culture occidentale a fortement progressé grâce aux études de genre. Je pense en particulier aux travaux de l’urologue australienne Helen O’Connell5 dans les années 2000 qui critiquent les représentations scientifiques biaisées de l’anatomie génitale féminine : si le clitoris n’était pas inconnu, dit-elle, il était moins décrit et moins représenté que le pénis. S’aidant de dispositifs visuels pour appuyer sa démonstration, d’abord la photographie utilisée lors de ses dissections, puis la résonance magnétique appliquée à des corps vivants (IRM) qui offre des plans de coupe variés, O’Connell a donné une représentation visuelle radicalement nouvelle du clitoris, celle d’un organe multiplanaire. Contrairement à l’image du clitoris vu comme une structure plate telle qu’on la trouve dans les manuels d’anatomie, cet organe se déploie, en effet, sur trois plans en fonction de l’orientation de son gland, de ses piliers et de ses bulbes rattachés désormais au système clitoridien. Il faudra encore attendre 2016 pour que le grand public apprenne, comprenne, voie, de ses yeux, que l’organe du clitoris jusque-là représenté comme un petit pois avait des proportions bien plus importantes. Cette année-là, Odile Fillod, chercheuse française en études sociales des sciences biomédicales conçut un clitoris taille réelle imprimable en 3D, proposant à la vue et au toucher une autre représentation de l’organe.
Ces développements scientifiques récents sur le clitoris n’ont rien d’anecdotique. Ils ont provoqué un ébranlement du paradigme des représentations médicales de l’organe féminin remettant ainsi en question des savoirs qui faisaient du modèle masculin la norme. Les nouvelles connaissances sur le clitoris apparaissent alors comme le dévoilement d’éléments jouant un rôle cardinal dans le plaisir sexuel des femmes. Liée à cette avancée dans les savoirs scientifiques et à la diffusion plus large des thèses nouvelles sur le clitoris, une nouvelle perception de cet organe pourrait bien préluder à une nouvelle sexualité. À ce propos, le film documentaire Mon nom est clitoris6 montre de jeunes femmes s’exprimant avec humour et sérieux sur leur sexualité. Si elles peuvent parler aujourd’hui face caméra du plus intime de leur corps, de leur désir et de leur plaisir, c’est qu’elles ont une conscience et une maitrise de leur corps grâce à la meilleure connaissance de ce clitoris dont elles connaissent enfin la forme, la grandeur, la fonction. Le Cahier du Grif intitulé « Ceci (n’) est (pas) mon corps », paru en 1974, ne s’y trompait pas. Il faisait découvrir pour la première fois aux femmes la centralité du corps dans leur expérience et dans leur processus de libération : « C’est dans le rapport que nous entretenons avec notre propre corps, dans la manière dont est structurée sa relation à l’autre, au monde, que s’enracine et se perpétue le système de domination dont nous sommes l’objet. […] Parce que nous avons commencé à prendre possession de nous, nous sortons de nous, nous sommes dehors7. » Les jeunes protagonistes du documentaire sur le clitoris sont maintenant dehors ! C’est d’elles que pourraient surgir les prémices de l’ars erotica qui manque tant à notre culture, et c’est d’autres aussi qui, de plus en plus nombreuses, prennent possession de l’espace public en pensant, écrivant, peignant, sculptant, filmant…
Un exemple parmi d’autres pour conclure, choisi dans la fiction cinématographique qui me semble pouvoir au mieux libérer l’imagination autour de l’expérience du désir et du plaisir sexuels en proposant des images différentes des scènes d’amour ou de sexe classiques. Portrait d’une jeune fille en feu8 apporte un souffle régénérateur à nos représentations culturelles de la sexualité. D’abord, il renouvèle avec bonheur toute la littérature sur un thème récurrent dans l’histoire de l’art, celui du peintre et de sa modèle en cassant les stéréotypes et en bouleversant les codes de genre puisqu’ici les héroïnes sont deux femmes engagées dans une relation amoureuse où elles se situent d’égale à égale. Ensuite, ce film réduit les scènes d’intimité sexuelle au minimum, quelques baisers, un ou deux embrassements comme s’il était plus important de montrer la familiarité, la connivence croissante entre les deux femmes et de faire sentir la montée graduelle du désir et du plaisir de l’autre qui donne à l’étreinte sexuelle tout son sens. Celle-ci culmine dans une scène de lit inédite au cinéma. La réalisatrice y fait un véritable pied de nez au monde des instituts de beauté qui imposent leurs normes esthétiques dont les corps totalement glabres par épilation. Ici, la modèle nue, allongée à côté de la peintre, lève le bras et dévoile sous son aisselle une riche touffe de poils qu’elle enduit/caresse lentement d’un baume. Un gros plan suit, extrêmement bref qui nous montre le doigt de la modèle pénétrant amoureusement le creux du bras de la peintre. Pas d’images de seins, de fesses, pas de poussées coïtales, juste cette métaphore légère, joyeuse et pleine d’humour. Ce film participe à la décolonisation de notre imaginaire sans laquelle la liberté sexuelle n’est pas pensable, ni d’ailleurs la liberté tout court.
- Est appelé viol tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu’il soit et par quelque moyen que ce soit sur une personne qui n’y consent pas alors que précédemment le viol ne comprenait que la pénétration par un pénis.
- Arrêté royal qui oblige les employeurs du secteur privé et un certain nombre d’organismes publics à protéger leurs travailleurs (sic) contre le harcèlement sexuel au travail.
- Par suppression de la présomption du consentement des époux à l’acte sexuel.
- La loi du 22 mai 2014 stipule que toute personne ayant un comportement ou un geste, en public ou en présence de témoins, visant à considérer une personne comme inférieure ou à la mépriser en raison de son sexe ou encore de la réduire à sa dimension sexuelle, peut être punie.
- Voir l’excellente synthèse « Les différentes versions de la “découverte” du clitoris par Helen O’Connell (1998 – 2005)», Alessandra Cencin (consulté le 11 octobre 2020).
- Mon nom est clitoris, documentaire de Daphné Leblond et Lisa Billuart Monet, réalisé en 2019.
- « Ceci (n’) est (pas) mon corps », Cahiers du Grif (Groupe de recherche et d’information féministe), n° 4, 1974. Les Cahiers du Grif sont accessibles gratuitement sur le site de Persée.
- Portrait d’une jeune fille en feu, film de Céline Sciamma, réalisé en 2019.