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Sexualité, la force de la parole

Numéro 8 – 2020 - 75 ans Droit des femmes féminisme liberté sexuelle par Nadine Plateau

décembre 2020

Dans les années 1980, comme en témoigne le texte « Sexua­li­té, que veulent les femmes ? », nous fai­sions le constat d’une sexua­li­té « libé­rée » par l’accès à la contra­cep­tion et à l’avortement (dans la pra­tique sinon dans la loi); nous dénon­cions en même temps les nou­velles contraintes pour les femmes à la sexua­li­té, au plai­sir et sur­tout les pra­tiques sexistes de viol et de har­cè­le­ment ain­si que la culture de dis­po­ni­bi­li­té et de sou­mis­sion des femmes, véhi­cu­lée par la por­no­gra­phie et la publi­ci­té. Nous avions sai­si l’enjeu poli­tique que repré­sen­tait la ré-appro­pria­tion de notre corps et nous avions décou­vert le pou­voir de la parole publique des femmes comme celui de la créa­tion fémi­nine dans le pro­ces­sus de libé­ra­tion. Trente ans plus tard, cette parole agis­sante qui carac­té­rise le fémi­nisme reste d’actualité : il nous faut encore et tou­jours dénon­cer ce qui fait bar­rière à la liber­té sexuelle des femmes afin de trans­for­mer la culture com­mune en des­si­nant un nou­vel ima­gi­naire érotique.

Dossier

La ques­tion des obs­tacles à la liber­té sexuelle est por­tée aujourd’hui par la lame de fond qu’est le mou­ve­ment #metoo. Loin d’être un évè­ne­ment excep­tion­nel et inédit comme on le pré­sente trop sou­vent, #metoo s’inscrit dans la dyna­mique des luttes fémi­nistes en remet­tant en ques­tion la mil­lé­naire appro­pria­tion du corps des femmes dans une socié­té patriar­cale. Il s’ancre au plus pro­fond du fémi­nisme, ce mou­ve­ment tenace qui a fait pres­sion sur les ins­ti­tu­tions pour trans­for­mer la défi­ni­tion même des « vio­lences contre les femmes ». Les pra­tiques sexistes allant du har­cè­le­ment ver­bal au crime de viol, relé­guées jusque-là au rang de faits divers et le plus sou­vent inter­pré­tées comme des pro­blèmes rele­vant de la sphère pri­vée et des rela­tions inter­per­son­nelles, furent enfin ana­ly­sées dans leur dimen­sion struc­tu­relle : tous les hommes ne sont pas vio­lents, mais le sys­tème de domi­na­tion mas­cu­line l’est. Il s’agit donc de le com­battre. Tel est l’objectif des dis­po­si­tions légales qui, sous la pres­sion des poli­tiques d’égalité, ont acté la recon­nais­sance et la lutte contre les vio­lences faites aux femmes : exten­sion de la défi­ni­tion du viol en 19801, répres­sion du har­cè­le­ment sexuel au tra­vail en 19922, condam­na­tion du viol entre époux en 20103, répres­sion du har­cè­le­ment sexiste dans l’espace public en 20144.

En quelques décades, la per­cep­tion de ce qu’est la vio­lence contre les femmes a donc consi­dé­ra­ble­ment chan­gé. Dans les années 1980, il était cou­rant de sus­pec­ter une femme vio­lée d’avoir pro­vo­qué le délit. Aujourd’hui une femme peut léga­le­ment pour­suivre la per­sonne qu’elle estime l’avoir agres­sée fût-ce par des remarques sexistes. Ce n’est pas de la dimen­sion répres­sive dont je veux ici me réjouir, mais du chan­ge­ment radi­cal de pers­pec­tive dans la manière d’envisager les faits de vio­lence et en par­ti­cu­lier ce que nous consi­dé­rons comme viol ou har­cè­le­ment sexiste : la parole des femmes est deve­nue légitime.

La légis­la­tion sur la vio­lence et le chan­ge­ment de men­ta­li­té qui s’est ensui­vi sont les cir­cons­tances sociales et poli­tiques qui ont per­mis aux femmes non pas de par­ler — elles parlent depuis si long­temps ! —, mais de se faire entendre, d’autant plus que cette fois elles dis­posent de moyens tech­no­lo­giques d’une grande effi­ca­ci­té. Avec les réseaux sociaux, en effet, leurs dis­cours se sont répé­tés à l’infini ; ils se sont fait écho sur toute la pla­nète illus­trant ce qui est le propre du fémi­nisme, à savoir faire jaillir le « nous » d’une mul­ti­tude de « je ». Ils se sont donc ren­for­cés au point de peser sur l’opinion publique enfin sen­si­bi­li­sée qui les a accueillis avec empa­thie pour un grand nombre et de la réti­cence pour une mino­ri­té. Mais quelles que furent les réac­tions, posi­tives ou néga­tives, la parole des femmes s’est impo­sée dans la socié­té, ses médias, sa culture : on les entend, on les écoute.

Que veulent-elles aujourd’hui en matière de sexua­li­té ? Que disent-elles ? La « scien­tia sexua­lis » dont Fou­cault disait qu’elle tient lieu d’«ars ero­ti­ca » dans notre culture occi­den­tale a for­te­ment pro­gres­sé grâce aux études de genre. Je pense en par­ti­cu­lier aux tra­vaux de l’urologue aus­tra­lienne Helen O’Connell5 dans les années 2000 qui cri­tiquent les repré­sen­ta­tions scien­ti­fiques biai­sées de l’anatomie géni­tale fémi­nine : si le cli­to­ris n’était pas incon­nu, dit-elle, il était moins décrit et moins repré­sen­té que le pénis. S’aidant de dis­po­si­tifs visuels pour appuyer sa démons­tra­tion, d’abord la pho­to­gra­phie uti­li­sée lors de ses dis­sec­tions, puis la réso­nance magné­tique appli­quée à des corps vivants (IRM) qui offre des plans de coupe variés, O’Connell a don­né une repré­sen­ta­tion visuelle radi­ca­le­ment nou­velle du cli­to­ris, celle d’un organe mul­ti­pla­naire. Contrai­re­ment à l’image du cli­to­ris vu comme une struc­ture plate telle qu’on la trouve dans les manuels d’anatomie, cet organe se déploie, en effet, sur trois plans en fonc­tion de l’orientation de son gland, de ses piliers et de ses bulbes rat­ta­chés désor­mais au sys­tème cli­to­ri­dien. Il fau­dra encore attendre 2016 pour que le grand public apprenne, com­prenne, voie, de ses yeux, que l’organe du cli­to­ris jusque-là repré­sen­té comme un petit pois avait des pro­por­tions bien plus impor­tantes. Cette année-là, Odile Fillod, cher­cheuse fran­çaise en études sociales des sciences bio­mé­di­cales conçut un cli­to­ris taille réelle impri­mable en 3D, pro­po­sant à la vue et au tou­cher une autre repré­sen­ta­tion de l’organe.

Ces déve­lop­pe­ments scien­ti­fiques récents sur le cli­to­ris n’ont rien d’anecdotique. Ils ont pro­vo­qué un ébran­le­ment du para­digme des repré­sen­ta­tions médi­cales de l’organe fémi­nin remet­tant ain­si en ques­tion des savoirs qui fai­saient du modèle mas­cu­lin la norme. Les nou­velles connais­sances sur le cli­to­ris appa­raissent alors comme le dévoi­le­ment d’éléments jouant un rôle car­di­nal dans le plai­sir sexuel des femmes. Liée à cette avan­cée dans les savoirs scien­ti­fiques et à la dif­fu­sion plus large des thèses nou­velles sur le cli­to­ris, une nou­velle per­cep­tion de cet organe pour­rait bien pré­lu­der à une nou­velle sexua­li­té. À ce pro­pos, le film docu­men­taire Mon nom est cli­to­ris6 montre de jeunes femmes s’exprimant avec humour et sérieux sur leur sexua­li­té. Si elles peuvent par­ler aujourd’hui face camé­ra du plus intime de leur corps, de leur désir et de leur plai­sir, c’est qu’elles ont une conscience et une mai­trise de leur corps grâce à la meilleure connais­sance de ce cli­to­ris dont elles connaissent enfin la forme, la gran­deur, la fonc­tion. Le Cahier du Grif inti­tu­lé « Ceci (n’) est (pas) mon corps », paru en 1974, ne s’y trom­pait pas. Il fai­sait décou­vrir pour la pre­mière fois aux femmes la cen­tra­li­té du corps dans leur expé­rience et dans leur pro­ces­sus de libé­ra­tion : « C’est dans le rap­port que nous entre­te­nons avec notre propre corps, dans la manière dont est struc­tu­rée sa rela­tion à l’autre, au monde, que s’enracine et se per­pé­tue le sys­tème de domi­na­tion dont nous sommes l’objet. […] Parce que nous avons com­men­cé à prendre pos­ses­sion de nous, nous sor­tons de nous, nous sommes dehors7. » Les jeunes pro­ta­go­nistes du docu­men­taire sur le cli­to­ris sont main­te­nant dehors ! C’est d’elles que pour­raient sur­gir les pré­mices de l’ars ero­ti­ca qui manque tant à notre culture, et c’est d’autres aus­si qui, de plus en plus nom­breuses, prennent pos­ses­sion de l’espace public en pen­sant, écri­vant, pei­gnant, sculp­tant, filmant…

Un exemple par­mi d’autres pour conclure, choi­si dans la fic­tion ciné­ma­to­gra­phique qui me semble pou­voir au mieux libé­rer l’imagination autour de l’expérience du désir et du plai­sir sexuels en pro­po­sant des images dif­fé­rentes des scènes d’amour ou de sexe clas­siques. Por­trait d’une jeune fille en feu8 apporte un souffle régé­né­ra­teur à nos repré­sen­ta­tions cultu­relles de la sexua­li­té. D’abord, il renou­vèle avec bon­heur toute la lit­té­ra­ture sur un thème récur­rent dans l’histoire de l’art, celui du peintre et de sa modèle en cas­sant les sté­réo­types et en bou­le­ver­sant les codes de genre puisqu’ici les héroïnes sont deux femmes enga­gées dans une rela­tion amou­reuse où elles se situent d’égale à égale. Ensuite, ce film réduit les scènes d’intimité sexuelle au mini­mum, quelques bai­sers, un ou deux embras­se­ments comme s’il était plus impor­tant de mon­trer la fami­lia­ri­té, la conni­vence crois­sante entre les deux femmes et de faire sen­tir la mon­tée gra­duelle du désir et du plai­sir de l’autre qui donne à l’étreinte sexuelle tout son sens. Celle-ci culmine dans une scène de lit inédite au ciné­ma. La réa­li­sa­trice y fait un véri­table pied de nez au monde des ins­ti­tuts de beau­té qui imposent leurs normes esthé­tiques dont les corps tota­le­ment glabres par épi­la­tion. Ici, la modèle nue, allon­gée à côté de la peintre, lève le bras et dévoile sous son ais­selle une riche touffe de poils qu’elle enduit/caresse len­te­ment d’un baume. Un gros plan suit, extrê­me­ment bref qui nous montre le doigt de la modèle péné­trant amou­reu­se­ment le creux du bras de la peintre. Pas d’images de seins, de fesses, pas de pous­sées coï­tales, juste cette méta­phore légère, joyeuse et pleine d’humour. Ce film par­ti­cipe à la déco­lo­ni­sa­tion de notre ima­gi­naire sans laquelle la liber­té sexuelle n’est pas pen­sable, ni d’ailleurs la liber­té tout court.

  1. Est appe­lé viol tout acte de péné­tra­tion sexuelle de quelque nature qu’il soit et par quelque moyen que ce soit sur une per­sonne qui n’y consent pas alors que pré­cé­dem­ment le viol ne com­pre­nait que la péné­tra­tion par un pénis.
  2. Arrê­té royal qui oblige les employeurs du sec­teur pri­vé et un cer­tain nombre d’organismes publics à pro­té­ger leurs tra­vailleurs (sic) contre le har­cè­le­ment sexuel au travail.
  3. Par sup­pres­sion de la pré­somp­tion du consen­te­ment des époux à l’acte sexuel.
  4. La loi du 22 mai 2014 sti­pule que toute per­sonne ayant un com­por­te­ment ou un geste, en public ou en pré­sence de témoins, visant à consi­dé­rer une per­sonne comme infé­rieure ou à la mépri­ser en rai­son de son sexe ou encore de la réduire à sa dimen­sion sexuelle, peut être punie.
  5. Voir l’excellente syn­thèse « Les dif­fé­rentes ver­sions de la “décou­verte” du cli­to­ris par Helen O’Connell (1998 – 2005)», Ales­san­dra Cen­cin (consul­té le 11 octobre 2020).
  6. Mon nom est cli­to­ris, docu­men­taire de Daph­né Leblond et Lisa Billuart Monet, réa­li­sé en 2019.
  7. « Ceci (n’) est (pas) mon corps », Cahiers du Grif (Groupe de recherche et d’information fémi­niste), n° 4, 1974. Les Cahiers du Grif sont acces­sibles gra­tui­te­ment sur le site de Per­sée.
  8. Por­trait d’une jeune fille en feu, film de Céline Sciam­ma, réa­li­sé en 2019.

Nadine Plateau


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