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Sexualité contemporaine, une place pour la fragilité ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Danièle Peto

juillet 2011

Avec la der­nière décen­nie, les ren­contres sexuelles et amou­reuses ont été mar­quées par un bou­le­ver­se­ment sup­plé­men­taire : l’ar­ri­vée de la toile dans le quo­ti­dien et les lieux de vie de nombre d’entre nous. Son impact, ana­ly­sé par le socio­logue Jean-Claude Kauf­mann, ne passe pas inaper­çu. Même s’il néces­site, pour le com­prendre, de le lier à une autre spé­ci­fi­ci­té contem­po­raine qui per­mette de ques­tion­ner les logiques consti­tu­tives de la ren­contre intime d’aujourd’hui.

Avec la der­nière décen­nie, les ren­contres sexuelles et amou­reuses ont été mar­quées par un bou­le­ver­se­ment sup­plé­men­taire : l’arrivée de la toile dans le quo­ti­dien et les lieux de vie de nombre d’entre nous. Selon Kauf­mann1, son impact ne passe pas inaper­çu. Même s’il néces­site, pour le com­prendre, de le lier à une autre spé­ci­fi­ci­té contemporaine.

Je pré­sen­te­rai ici ma lec­ture de cer­tains des aspects de son étude qui me per­mettent de ques­tion­ner les logiques consti­tu­tives de la ren­contre intime contemporaine.

L’utilisation des sites de ren­contres sur inter­net, constate Kauf­mann, a entrai­né le déve­lop­pe­ment de nou­veaux codes et règles pour la ren­contre intime. L’essentiel du chan­ge­ment tient dans un pre­mier dévoi­le­ment par l’intermédiaire de la toile. Celui-ci peut reflé­ter la per­son­na­li­té de l’individu comme il peut tra­duire une per­son­na­li­té inven­tée, fan­tas­mée, dési­rée. Cette pre­mière ren­contre vir­tuelle se tisse donc à tra­vers une série de pré­sen­ta­tions de soi, pas­sant par des échanges sou­vent intenses. Dès lors, la pre­mière ren­contre en face à face est char­gée de la force réelle d’un pre­mier échange intime vir­tuel qui ouvre beau­coup plus rapi­de­ment à la ren­contre des corps. En quelque sorte, c’est via la toile que l’intérêt s’est tis­sé, lais­sant inex­plo­rés encore, mais hau­te­ment éveillés, les frô­le­ments et ren­contres des corps. 

Ce nou­veau mode de ren­contre est aus­si essen­tiel­le­ment mar­qué par l’envie de se faire du bien. Dès lors, si la ren­contre sexuelle peut tout à fait être affec­tive, elle n’est pas reven­di­quée comme pérenne. Bien au contraire, même ceux qui par­courent inter­net à la recherche d’une rela­tion à long terme ne sont pas tou­jours prêts à le dire. Se retrouvent donc sur ces sites des per­sonnes qui, cher­chant toutes à se faire du bien, peuvent envi­sa­ger bien dif­fé­rem­ment les manières d’y par­ve­nir : ceux pour qui tout tient dans la séduc­tion et pour les­quels la ren­contre sexuelle peut signer la fin de l’attrait ; ceux qui cherchent des ren­contres sexuelles agréables qui vivront le temps qu’elles vivront, en paral­lèle ou non avec d’autres his­toires agréables ; ceux qui cherchent une rela­tion stable et longue…

Clai­re­ment, cette ren­contre ouverte dans le vir­tuel porte bien son temps. Elle semble en effet aisé­ment endos­ser une des modé­li­sa­tions de réfé­rence de la rela­tion intime contem­po­raine2. La fra­gi­li­té du lien y est struc­tu­rel­le­ment intrin­sèque puisque l’individu n’investit la rela­tion que pour et tant qu’il y trouve satis­fac­tion sexuelle, émo­tion­nelle et per­son­nelle. Pour autant c’est aus­si une rela­tion qui se défi­nit par la recherche d’égalité et de non-dépen­dance puisque cha­cun « connait » (ration­nel­le­ment en tout cas) les règles du jeu : la rela­tion est orga­ni­sée sur la base réflexive, direc­te­ment liée à l’autonomie réflexive de cha­cun et, en cela, hau­te­ment dépen­dante de l’établissement d’une confiance réci­proque per­met­tant jus­te­ment d’éclairer les règles qui sou­de­ront le couple for­mé, quelle qu’en soit sa durée.

Reve­nons à Kauf­mann : il ajoute qu’on ne peut com­prendre le poids d’internet sur les trans­for­ma­tions de la ren­contre sexuelle sans prendre en compte un autre fac­teur déter­mi­nant, la reven­di­ca­tion fémi­nine du droit au plai­sir. Cette reven­di­ca­tion fait suite à 1968 et aux reven­di­ca­tions fémi­nines pour l’égalité des genres. Mais, aujourd’hui, elle se déploie au-delà de la seule recherche d’accession à une vie recon­nue dans la sphère publique et s’attaque à la reven­di­ca­tion d’un « droit égal au sexe3 ». En d’autres mots, pou­voir cher­cher et vivre le « sexe pour le sexe », pour le seul plai­sir qu’il donne, sans être trai­tée de « salope ».

Selon Kauf­mann tou­jours, la conjonc­tion des deux fac­teurs, inter­net et reven­di­ca­tion du droit au plai­sir, donne corps à une nou­velle forme de sexua­li­té, la sexua­li­té-loi­sir, forme à tra­vers laquelle « cha­cun cherche à prendre son plai­sir sans être pris4 ». La sexua­li­té, qu’elle soit affec­ti­ve­ment inves­tie ou non, est alors valo­ri­sée comme un moment de bon temps ; un moment qui per­met de cou­per avec le rythme sou­vent effré­né de nos vies.

Sauf que les choses ne sont pas aus­si simples, sou­ligne Kauf­mann, parce que la sexua­li­té n’est pas un loi­sir comme un autre et que le lien sexua­li­té-amour n’est jamais fort loin. En effet, même si toute ren­contre sexuelle n’est pas auto­ma­ti­que­ment ni sys­té­ma­ti­que­ment une ren­contre pro­fon­dé­ment intime entre soi et l’autre, l’acte sexuel peut, parce qu’on s’y laisse aller ou parce qu’on s’y fait prendre, avoir un impact fort sur l’individu. Il peut ain­si le bous­cu­ler au plus pro­fond de lui ou l’amener à ques­tion­ner le lien tis­sé avec l’autre par la ren­contre des corps et des affects. Il est pos­sible alors que la recherche de bien-être per­son­nel passe au second plan, ouvrant place au plai­sir de l’autre et à la pos­si­bi­li­té de « don­ner sans comp­ter autant que rece­voir5 ». Dans ces cas-là, me semble-t-il, le sexuel ne peut être dis­so­cié de l’affectif ni des bou­le­ver­se­ments qu’il peut entrai­ner dans la struc­tu­ra­tion personnelle.

Dif­fé­rents auteurs consi­dèrent que les trans­for­ma­tions contem­po­raines de l’intime sexuel et amou­reux sont essen­tiel­le­ment opé­rées par et liées aux femmes. Kauf­mann les rejoint en consi­dé­rant que ce sont sur­tout les femmes qui sont prises dans la ten­sion contra­dic­toire entre une recherche du plai­sir (au but pure­ment per­son­nel et mar­quée par la reven­di­ca­tion éga­li­taire et symé­trique) et une recherche d’engagement sen­ti­men­tal (dans laquelle la construc­tion du lien avec l’autre est cen­trale et qui, par défi­ni­tion, déve­loppe des liens de dépen­dance). Il y aurait là, nous dit-il, pour les femmes prises dans ce para­doxe, une pos­ture à « por­tée sub­ver­sive » en ce que vivre posi­ti­ve­ment cette ten­sion impli­que­rait d’arriver à construire un « monde à soi » régi par des règles ne ren­voyant pas au « cal­cul égoïste6 ».

Sans pou­voir m’y arrê­ter ici, je pense qu’il serait temps d’aller voir com­ment les hommes ont recon­fi­gu­ré l’altérité après les chan­ge­ments de sta­tut de la femme et leurs réper­cus­sions dans l’aménagement des sphères tant pri­vées que publiques. Peut-être notre lec­ture des hommes, comme moins émo­tifs et moins ouverts au sou­ci de l’autre, est-elle, par­tiel­le­ment du moins, encore un reli­quat (ou l’autre face) de la concep­tion même de ce qui était, et reste encore en par­tie, un frein à la recon­nais­sance de la femme comme per­son­nage ins­crit dans la sphère publique et déga­gé de ses habits his­to­riques de bonne mère et épouse. Si c’est le cas, cela ne peut ser­vir aucun.

Mais, au-delà du débat de genre, c’est dans sa lec­ture de ce que la sexua­li­té-loi­sir fait appa­raitre de spé­ci­fique que se trouve tout l’intérêt de l’analyse de Kaufmann. 

Ce que la toile lui per­met d’isoler comme propre à la sexua­li­té contem­po­raine, c’est que le « sexe pour le sexe », aus­si reven­di­qué soit-il, ne suf­fit sou­vent pas aux indi­vi­dus sur le long terme. Il leur per­met bien de vivre leur plai­sir et de faire leur route d’individu auto­nome et bat­tant, peu enclin à s’embarrasser des attentes de l’autre. Mais, à plus long terme, l’envie de déve­lop­per un lien basé sur le sen­ti­ment est tou­jours bien pré­sente parce que le lien affec­tif donne une vraie place à la sol­li­ci­tude et à l’attention, aux joies et aux dif­fi­cul­tés du quo­ti­dien vécues par cha­cun. En arri­vant à conju­guer les deux, dit-il, la sexua­li­té contem­po­raine met­trait en œuvre un méca­nisme poten­tiel­le­ment sub­ver­sif en termes de struc­tu­ra­tion du monde de l’intime. Or, je défends l’idée que Kauf­mann pointe là quelque chose de fon­da­men­tal, qui dépasse de loin le seul monde de l’intime, pour rendre compte de traits carac­té­ris­tiques de notre socié­té contemporaine.

En effet, le para­doxe qui tra­verse le vécu intime de la femme contem­po­raine se marque par une ten­sion forte entre, d’une part, l’affranchissement, c’est-à-dire la prise d’autonomie et, d’autre part, l’attention et la dis­po­ni­bi­li­té à l’autre qui impliquent au contraire un lien créa­teur de dépen­dances. Or, rap­pe­lons que, pour de nom­breux socio­logues de l’intime, la valo­ri­sa­tion de l’intérêt per­son­nel et de l’engagement dans la rela­tion à l’autre tant qu’elle sert la struc­tu­ra­tion per­son­nelle est ce qui carac­té­rise notre temps ; comme si seule cette pos­ture symé­trique pou­vait être gage d’égalité. C’est ain­si que Kauf­mann donne une por­tée sub­ver­sive à la ten­sion para­doxale, entre valo­ri­sa­tion de l’intérêt par­ti­cu­lier et atten­tion à l’autre, parce qu’elle per­met un enga­ge­ment sen­ti­men­tal dans une ouver­ture « à l’égale digni­té7 » tout en consi­dé­rant que « l’autonomie peut s’effectuer dans la rela­tion de dépen­dance8 ».

Dès lors, sans qu’il s’y arrête beau­coup lui-même, ce que Kauf­mann aide à com­prendre, c’est que la rela­tion humaine est asy­mé­trique. Il n’y a pas une moder­ni­té mar­quée par la recherche d’égalité, lais­sant der­rière elle ce rési­du hon­teux et tra­di­tion­nel que serait le lien asy­mé­trique. Non. La rela­tion humaine est asy­mé­trique, ce qui n’empêche ni le déve­lop­pe­ment d’une rela­tion d’égalité, ni, pour cha­cun, la pos­si­bi­li­té de l’émancipation. Bien au contraire, assu­mée et recon­nue, cette asy­mé­trie, tant qu’elle ne se fige pas, mais reste mar­quée par un mou­ve­ment oscil­la­toire entre les par­te­naires, per­met de valo­ri­ser à leur juste mesure à la fois la pos­ture d’affranchissement et la pos­ture de recherche de recon­nais­sance, pour soi et pour l’autre.

Pour se recen­trer sur la rela­tion sexuelle et affec­tive, l’un et l’autre par­te­naire peuvent alors, selon les moments ou selon les sphères de ren­contre, mettre en avant soit la réa­li­sa­tion de soi, la pos­ture du bat­tant, prêt à tout pour déve­lop­per son pro­jet réflexif, soit la demande d’indulgence, de récon­fort, de sol­li­ci­tude et être recon­nu à tra­vers et pour ces deux facettes de ce qui les consti­tue humai­ne­ment et socialement.

Cer­tains auteurs9 voient le couple et la famille contem­po­rains comme l’espace démo­cra­tique par excel­lence, qui permet(tra) de ren­for­cer le pro­ces­sus démo­cra­tique au sein de l’espace public. De la même manière, on peut se deman­der si la recon­nais­sance et la valo­ri­sa­tion, dans l’espace intime, de la fra­gi­li­té, comme une des facettes de tout enga­ge­ment sexuel ou affec­tif, n’inviteraient pas aus­si à conce­voir, à long terme, toute rela­tion comme le lieu où peuvent s’exprimer les forces et les fra­gi­li­tés de cha­cun. Un lieu où se tis­se­raient, autre­ment dit, les expres­sions d’assertivité, de sol­li­ci­tude et d’appel à l’indulgence.

  1. J.-Cl. Kauf­mann, Sex@mour, A. Colin, 2010.
  2. Voir par exemple la « rela­tion pure » chez A. Gid­dens (La trans­for­ma­tion de l’intimité, Le Rouergue/Chambon, 2004) et la « rela­tion fis­sion­nelle » chez S. Chau­mier (L’amour fis­sion­nel, Fayard, 2004).
  3. J.-Cl. Kauf­mann, Sex@mour, op cit., p. 159 – 60.
  4. Ibi­dem, p. 196.
  5. Ibi­dem, p. 197.
  6. Ibi­dem, p. 195.
  7. N. Zac­caï Rey­ners, « Res­pect, réci­pro­ci­té et rela­tions asy­mé­triques. Quelques figures de la rela­tion de soin », dans Esprit, jan­vier 2006, p. 107 – 8.
  8. Ibi­dem.
  9. Dont A. Gid­dens, La trans­for­ma­tion de l’intimité, op cit. et G. Ney­rand, Le dia­logue fami­lial. Un idéal pré­caire, Eres, 2009.

Danièle Peto


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