Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le départ

Numéro 1 février 1945 par La Revue nouvelle

février 2015

Nous attendons depuis bien des mois le jour où nous pourrions présenter au public le premier numéro de La Revue nouvelle. Ce jour est enfin venu. Voici que nous est rendue la possibilité d’écrire et de nous adresser à ces frères inconnus, lointains et proches à la fois, que sont nos lecteurs. C’est une des joies les […]

Éditorial

Nous attendons depuis bien des mois le jour où nous pourrions présenter au public le premier numéro de La Revue nouvelle.

Ce jour est enfin venu. Voici que nous est rendue la possibilité d’écrire et de nous adresser à ces frères inconnus, lointains et proches à la fois, que sont nos lecteurs.

C’est une des joies les plus profondes de la libération que cette page blanche où nous traçons des lignes que nous pourrons publier au grand jour, pour partager à ceux qui voudront nous lire ce que nous croyons être le pain de… la vérité.

C’est encore au seuil d’un hiver de guerre que nous entamons notre entreprise. Le dernier hiver de guerre, nous pouvons l’espérer. D’ailleurs, si nous étions tentés d’oublier cette situation, les difficultés matérielles que nous devons subir nous le rappelleraient immédiatement. Ce sont ces difficultés qui donnent à notre revue sa forme actuelle.

Dès que le permettront les circonstances, nous pouvons promettre à nos lecteurs une présentation plus parfaite et 96 pages par numéro. Provisoirement, nous devrons nous contenter de moins. L’essentiel à présent, c’est de pouvoir paraître et s’exprimer. Le pays a besoin d’une nourriture intellectuelle, et d’organes où s’élabore une doctrine substantielle, capable de fonder une attitude concrète devant les nécessités du temps.

Au seuil de cette entreprise, nous voulons et nous devons faire acte de confiance dans le présent et dans l’avenir. Par cette confiance, l’homme s’affirme dans l’existence. Elle subsiste en lui dans la mesure même de sa vitalité et de sa virilité. Aux heures les plus sombres, nous n’avons voulu désespérer ni de la vérité chrétienne, ni de notre pays et de notre peuple, ni de nous-mêmes. Selon le mot du poète anglais, « nous n’avons pas renié dans les ténèbres ce que nous avons vu dans la lumière ». Aujourd’hui, devant la liberté reconquise, nous avons plus de raisons encore de maintenir cette attitude.

D’aucuns, devant le spectacle des premiers mois qui ont suivi cette libération, sont tentés de faire du pessimisme. Ils étalent à nos yeux les difficultés matérielles et morales de l’heure. Ils soulignent le retour aux discordes anciennes, l’impuissance des formations existantes à tenir la situation en mains. Ils s’étendent, presque avec satisfaction, sur nos déficiences.

Sans doute, il y a des ombres au tableau, dont il serait vain de méconnaître la gravité. Mais elles ne sont pas de nature à nous faire perdre courage. Simplement, elles nous rappellent que toute chose en ce monde se conquiert par un effort soutenu. Pour jouir de la liberté et d’un régime humain, il faut savoir s’en montrer digne.

Il est d’usage qu’une revue débutante expose son programme. Allons‑y donc, mais rappelons ici que nous ne partons pas de zéro. En annonçant la publication de La Revue nouvelle, nous avons cité nos références. Nous avons indiqué notre intention de poursuivre un effort entrepris jadis par la Cité Chrétienne et prolongé par les collections Vivre et Bâtir. Ceux qui suivent de près le mouvement des idées en Belgique peuvent témoigner du rôle qu’ont joué ces publications. Les promoteurs de Vivre et de Bâtir font partie de notre comité de direction. La revue sera dirigée par un ancien rédacteur en chef de la Cite Chrétienne et le directeur de celle-ci, M. le Chanoine Jacques Leclercq, nous assure de sa collaboration fidèle. Tout cela marque une continuité. Nous reprenons donc une action entamée bien avant la guerre, en l’adaptant aux besoins actuels, et avec l’appoint précieux d’une expérience irremplaçable : celle de quatre années de méditation silencieuse dans la dure atmosphère de la guerre et de l’occupation.

Notre programme, c’est de répondre, le plus fidèlement possible dans le domaine de l’esprit, à nos besoins essentiels, aux nécessités vitales qui nous étreignent. 

Si nous avons dit et si nous répétons notre confiance, il ne faudrait pourtant pas que l’on s’y méprenne. Ne la confondons pas avec un optimisme creux et béat. On a souvent reproché aux catholiques, et parfois avec raison, une certaine crainte du réel. Nous voulons, nous, parce que chrétiens, regarder la réalité en face, la réalité concrète, maîtresse exigeante et véridique.

Nous croyons justement que les chrétiens sont des hommes pour qui la réalité intégrale existe selon toutes ses dimensions : naturelles et surnaturelles, dans l’espace et dans le temps, dans la synthèse que nous voulons exprimer et qui doit guider notre vie et notre action, nous n’en voulons exclure aucun aspect. Nous puisons dans le passé un trésor de richesses accumulées, nous y trouvons la leçon d’une continuité profonde et d’une sagesse que concrétise la tradition. Mais nous nous en servons pour explorer le présent et pour préparer, dans la mesure du possible, l’avenir.

La guerre qui s’achève ne représente que la manifestation exaspérée d’un état de choses qui trouble la planète depuis plusieurs générations. Il faut se le dire sans ambages : la fin de cette guerre et la victoire ne résoudront rien par elles-mêmes. Elles mettront un terme à des maux passagers. Elles n’apporteront pas au monde les remèdes dont il a besoin, elles ne lui rendront pas l’équilibre. Aussi ne pouvons-nous nous contenter d’examiner et de résoudre les problèmes immédiats, déjà si vastes en eux-mêmes, qui se poseront au lendemain de la guerre. Il faut aller plus profondément, il faut s’attaquer à la racine des maux eux-mêmes d’où découle la guerre, si l’on veut agir efficacement. C’est à quoi nous devons nous employer, sans espérer nécessairement des résultats immédiats.

L’homme individuel et toutes les communautés qu’il constitue, depuis la cellule familiale jusqu’aux grandes sociétés humaines, vivent aujourd’hui dans un déséquilibre fondamental. C’est là que gît la cause de nos misères. Ceux qui se sont penchés sur elles ont tiré des conclusions qui se rejoignent et se complètent. Le mal dont souffre aujourd’hui le monde est dû à quelques grands facteurs.

Le premier est d’ordre proprement religieux : c’est la constitution depuis trois siècles d’une civilisation centrée exclusivement sur l’homme même, et où l’idée du gouvernement divin de l’univers s’est progressivement atténuée jusqu’à perdre toute signification dans de vastes milieux sociaux. L’homme s’est vu ainsi réduit à lui-même et s’est pris pour centre de son univers, au moment même où le développement prodigieux de la technique machiniste lui mettait entre les mains des moyens d’action illimités dans le royaume de la matière.

Le triomphe de la technique, avec les énormes possibilités de progrès qu’il comporte, s’est cependant avéré, par l’usage désordonné que l’on en a fait, une cause profonde de trouble. En corrélation avec lui, s’est produit ce phénomène social qu’Ortega y Gasset définit l’avènement des masses.

Les résultats, nous les subissons chaque jour dans notre esprit et dans notre chair. Un homme désaxé chez qui l’abandon de la surnature a ébranlé profondément les assises naturelles elles-mêmes, une société atomisée où les liens organiques s’atténuent mais que travaillent simultanément un profond besoin d’unité, un désir furieux de justice et une faim inconsciente, mais éperdue de nourritures spirituelles.

Devant ce tableau, notre programme s’établit de lui-même. C’est une besogne de réflexion et d’information persévérante et patiente, qui fasse prévaloir aujourd’hui et demain dans le monde les normes que nous dicte, éternelle et toujours actuelle, une conception intégralement chrétienne de la vie.

Pour un chrétien, la réalité centrale de l’histoire, nous parlons de l’Incarnation, doit servir d’axe de référence dans la pensée et dans la vie. Elle nous apprend à donner sans doute en toutes choses la première place au spirituel, mais à maintenir et à intégrer dans la doctrine comme dans l’action les bases naturelles sans lesquelles cette action est vaine et même n’a pas d’objet. C’est pourquoi notre programme portera d’abord sur les conditions naturelles d’une restauration de l’homme dans son unité véritable et des communautés organiques qui sont le support de son existence et de son épanouissement : la famille, le métier ou l’entreprise, la nation, le concert international. De là découle la nécessité d’une vaste et permanente enquête dans le domaine social, économique, politique, et culturel religieux.

Nous ne voulons pas donner à ces pages d’introduction les allures souvent banales d’un manifeste. Il nous faut bien pourtant indiquer brièvement les lignes de crête où nous comptons nous situer pour explorer chacun de ces domaines.

Un mot d’abord sur le premier d’entre eux. L’organisation sociale au sortir de cette guerre exige de profondes transformations. Dans son état actuel, elle consacre un ensemble de déséquilibres, d’insuffisances et d’injustices qui ne peuvent subsister et que doit abolir une action proprement révolutionnaire. Il n’est pas question de détailler ici un programme. Le nôtre est celui de la doctrine sociale catholique. Mais nous insisterons particulièrement sur certains points.

Sur la nécessité de cellules sociales saines et stables — nous songeons avant tout à la famille —, constituées de personnalités qu’aura modelées et affermies un système harmonieux d’éducation physique, morale, civique.

Sur la nécessité d’institutions qui transforment à leur base la structure de l’entreprise, les rapports du travail et du capital.

Sur l’urgence d’une déprolétarisation des masses populaires et de leur accession à un niveau convenable d’éducation et de culture.

Dans le complexe social contemporain, les faits économiques prennent une importance croissante. C’est un indice qu’il ne faut pas négliger, et nous y consacrerons toute l’attention qu’il mérite. Mais, tout en explorant à fond ce domaine pour nos lecteurs, tant sous l’aspect de la doctrine que de l’information, nous voulons marquer une nette réaction contre les tendances, qu’elles soient « de gauche » ou « de droite », qui visent à accorder à l’économique une prépondérance sans limites.

L’économie est pour nous un moyen. Elle est servante du social et s’insère dans un ensemble dont toutes les parties doivent être mises à leur place. Nous ne nous étendons pas spécialement sur ce point, puisque nos lecteurs trouveront dans ce numéro même des indications détaillées à ce sujet. Mais ceci nous mène à parler de notre position dans le plan politique.

Nous l’avons dit déjà en annonçant la publication de La Revue nouvelle : il n’entre pas dans nos intentions de faire de la politique partisane. Mais cela ne veut pas dire que nous nous abstiendrons de traiter les questions politiques. Il nous paraît essentiel au contraire de leur accorder une place considérable. Pour des raisons de principe d’abord. C’est dans le cadre du gouvernement de la cité que doivent venir se coordonner, avec pour fin le bien commun, nos diverses activités profanes. Mais des raisons de fait doivent également nous inciter à nous pencher sur les problèmes politiques. C’est tout d’abord la prédominance abusive de complexes sociaux et économiques, insuffisamment intégrés dans une synthèse d’ensemble. C’est ensuite la grave crise que traverse l’armature politique de notre pays, et qui risque de créer, si l’on n’y trouve pas un remède, une situation littéralement anarchique.

Nous ne concevons la vie politique nationale que dans un régime de libertés et de représentation où nos deux communautés linguistiques jouissent chacune de droits égaux, où les formations politiques ne défendent pas d’intérêts d’argent ou de classes, où le pouvoir dispose de l’autorité suffisante pour faire régner le bien commun. Le cadre actuel de nos institutions politiques n’exige peut-être pas beaucoup de modifications fondamentales. C’est l’esprit qui doit se renouveler, c’est la mentalité qui doit se rajeunir, c’est la relève qui doit s’opérer par l’accession d’élites nouvelles aux fonctions politiques.

L’activité temporelle de l’homme trouve son couronnement dans le royaume de la culture. Mot profané, usé par trop d’équivoques. Nous voudrions lui rendre son lustre et sa valeur, nous voudrions pour nos lecteurs rechercher dans ce que nous a laissé le passé, dans ce que nous apporte le présent, les matériaux nécessaires à l’édification d’une culture authentique.

Nous accorderons donc une place importante à la littérature et à l’art en y cherchant non pas les reflets d’attitudes stériles, mais des témoignages sincères sur l’homme et le temps. Ici comme ailleurs — plus qu’ailleurs — nous considérons qu’en agissant l’homme s’engage. Dans l’œuvre d’art la plus gratuite en apparence les valeurs les plus hautes sont en jeu.

Pour tout dire en un mot nous considérons la culture comme la servante du divin et le moyen de l’approcher, sans négliger d’ailleurs les conflits parfois douloureux qui peuvent l’opposer à lui.

Enfin, pour nous qui nous affirmons nettement chrétiens et catholiques, les divers secteurs de notre activité « temporelle » sur lesquels nous venons de jeter un rapide regard, doivent venir s’intégrer dans l’action unifiante de la vie spirituelle. Le royaume de la nature n’est rien sans celui de la grâce qui l’assume et l’achève. C’est pourquoi tous nos travaux, qu’ils visent la politique ou la littérature, l’économie ou la vie sociale, seront informés et orientés par une vision chrétienne du monde. C’est pourquoi aussi nous voulons consacrer une large place à l’étude directe des problèmes religieux et en annexe, des questions philosophiques. Nous comptons nous attacher spécialement aux aspects suivants.

La vie spirituelle tout d’abord. Le dévorant besoin d’action de notre époque présente un grave danger. Il risque de nous faire oublier cette règle d’or : le primat de l’homme intérieur. Les plus belles réformes de structure, les efforts les mieux intentionnés dans l’ordre politique ou social ne servent de rien sans la rénovation permanente des cœurs, sans le retour constant aux sources du divin. Nous avons l’intention d’insister là-dessus en demandant aux maîtres les plus qualifiés de la vie spirituelle de nous dire comment ils envisagent pour les hommes de notre temps les moyens de maintenir et de faire progresser leur vie intérieure à travers les difficultés présentes.

Cet effort spirituel exige un travail parallèle de culture religieuse. Il est inadmissible que des catholiques cultivés, informés de toutes les grandes questions profanes, restent, comme on le constate trop souvent, dans l’ignorance sur des points essentiels de doctrine, d’histoire religieuse, etc.

En même temps, il est indispensable que nous nous tenions au courant du mouvement des idées et des doctrines philosophiques et religieuses à côté ou en dehors du catholicisme.

Enfin, la vie de l’Église doit aussi susciter notre attention profonde. Depuis quarante ans, on constate dans l’Église un prodigieux renouveau d’activité intérieure. Il nous appartient de décrire ce renouveau et dans la mesure de nos moyens, d’aider à le promouvoir, qu’il s’agisse du développement de la doctrine, de l’expansion de la foi, ou surtout de l’action catholique. Les premières expériences de l’action catholique, avec leurs succès et leurs revers, ont porté leurs fruits. On sent s’opérer à présent un énorme travail intérieur, qui n’apparaît guère, mais qui semble appelé à de grands résultats.

Dans un bref tour d’horizon, comme celui que nous venons de faire, il est difficile de tout dire. Nous espérons simplement avoir exprimé l’esprit et les intentions qui nous animent et qui guident toute notre équipe.

Dira-t-on que notre programme est ambitieux ? Peut-être. Nous l’entamons avec humilité, mais avec la conviction d’une œuvre qui doit être accomplie. Nous désirons obtenir l’audience, non seulement des élites chrétiennes, mais de tous les hommes de bonne foi qui sont persuadés comme nous de l’urgence des travaux que nous avons esquissés.

En composant ce premier numéro, nous songeons avec émotion, disons-le, avec tendresse au pays pour lequel, directement ou indirectement nous voulons agir. Faut-il l’ajouter ? Nous pensons avant tout à ceux de chez nous qui furent ou qui sont à la peine, et qui sans cesse nous restent présents. À ceux qui sont morts pour que nous puissions vivre, à ceux qui ont souffert et résisté, à ceux qui se battent encore, à nos prisonniers, aux déportés sur lesquels se sont refermées les sombres portes de l’Allemagne. C’est en communauté avec tout le pays, et d’abord avec eux, que nous voulons travailler à faire rayonner sur nos tâches futures la vérité libératrice.

La Revue nouvelle


Auteur