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Sémantique du racisme ordinaire

Numéro 12 Décembre 2013 par Baptiste Campion

décembre 2013

Chris­tiane Tau­bi­ra, ministre fran­çaise de la Jus­tice, com­pa­rée à un singe et accueillie par des enfants bran­dis­sant des bananes « pour la gue­non ». Dans la fou­lée, Har­ry Rosel­mack se disant de plus en plus sou­vent « rame­né à [sa] dimen­sion de nègre ». En Bel­gique l’ancienne secré­taire d’État Gisèle Man­dai­la dit avoir été trai­tée de « sale Noire » après sa […]

Chris­tiane Tau­bi­ra, ministre fran­çaise de la Jus­tice, com­pa­rée à un singe et accueillie par des enfants bran­dis­sant des bananes « pour la gue­non ». Dans la fou­lée, Har­ry Rosel­mack se disant de plus en plus sou­vent « rame­né à [sa] dimen­sion de nègre1 ». En Bel­gique l’ancienne secré­taire d’État Gisèle Man­dai­la dit avoir été trai­tée de « sale Noire » après sa nomi­na­tion au gou­ver­ne­ment2. En Ita­lie, les insultes racistes contre la ministre Cécile Kyenge ou les joueurs de foot­ball noirs défraient régu­liè­re­ment la chronique.

Les jour­naux se sont — mol­le­ment — deman­dé si ces « déra­pages » témoi­gnaient d’un retour du racisme. Mais faut-il néces­sai­re­ment trai­ter son pro­chain de « singe » ou de « nègre » pour que l’on consi­dère que le racisme pose pro­blème ? Après tout, si on défi­nit le racisme comme l’idéologie consi­dé­rant que les hommes sont inégaux en rai­son de leur appar­te­nance eth­nique et que cette inéga­li­té jus­ti­fie un trai­te­ment ou des droits dif­fé­rents, qu’est-ce qui dis­tingue fon­da­men­ta­le­ment ces expres­sions outran­cières des décla­ra­tions de res­pon­sables poli­tiques consi­dé­rant que les Roms n’auraient, col­lec­ti­ve­ment, « pas voca­tion à s’intégrer » dans nos socié­tés occi­den­tales ? Ou de ceux qui trouvent « étrange » — pour ne pas dire trop ara­bo-musul­man3 — l’accoutrement d’ex-otages tout juste libé­rés de retour du Sahel ? Le dan­ger du dis­cours raciste réside-t-il dans la manière de l’exprimer ou dans son exis­tence même ?

Le web, notam­ment dans les espaces ouverts en marge des médias ins­ti­tu­tion­nels, est un ter­rain d’expression récur­rent des idées racistes4. Parce que l’on ne peut géné­ra­le­ment pas écrire « sale nègre » sur un forum sans risque de voir le mes­sage sup­pri­mé par la modé­ra­tion, ces com­men­taires en ligne four­nissent un cor­pus per­met­tant de voir com­ment peuvent se construire et se dif­fu­ser des pro­pos racistes sous un ver­nis de (rela­tive) res­pec­ta­bi­li­té. Au départ de cita­tions notées au cours de mes explo­ra­tions en ligne, on peut ten­ter une plon­gée dans le racisme (semi) soft tel que nous pou­vons en voir l’expression dans les com­men­taires de la presse en ligne qua­si quotidiennement.

Dans ces forums, de nom­breux inter­ve­nants parlent au nom d’un col­lec­tif qu’ils pré­tendent incar­ner. On observe la mise en scène d’un nous col­lec­tif (« nous ne pou­vons accep­ter », « nos valeurs », « nos lois », etc.), oppo­sé à un eux pré­sen­tés comme simples objets du dis­cours (et non comme inter­lo­cu­teurs poten­tiels) et stig­ma­ti­sés comme « posant pro­blème ». Cette logique d’opposition nous-eux est évi­dem­ment la base de tout dis­cours raciste : il faut tra­cer une limite claire et glo­bale entre le natio­nal et l’étranger, l’authentique et le dou­teux, bref entre la civi­li­sa­tion et la bar­ba­rie. Tou­te­fois, ce que sont ces nous et eux demeure rela­ti­ve­ment flou, pour deux raisons.

D’une part, ces inter­nautes se montrent géné­ra­le­ment réti­cents à défi­nir de manière posi­tive ce nous qu’ils défendent, c’est-à-dire autre­ment que dans cette oppo­si­tion à eux. C’est assez proche de la tau­to­lo­gie. Cer­tains avancent des jus­ti­fi­ca­tions à cette indé­fi­ni­tion : cela ne néces­si­te­rait pas d’explication car « c’est évident » et, de toute façon, « on » ne peut pas le dire car les modé­ra­teurs (voire la « police de la pen­sée ») veillent.

D’autre part, si ce n’est pas très clair, c’est aus­si parce qu’on observe bon nombre d’expressions cryp­tées plus ou moins abs­conses pour le non-ini­tié. À côté d’interventions rela­ti­ve­ment expli­cites (les « enva­his­seurs », « nos nou­veaux colo­ni­sa­teurs »), on relève le recours à l’allusion et à l’implicite (« cer­taines mino­ri­tés », la « com­mu­nau­té que vous savez », « ceux dont on ne peut pas par­ler », « devi­nez qui », etc.), des codes (les « Muzz », les « RATP5 », les « perles de la mul­ti­cul­tu­ra­li­té »), ou encore des jeux typo­gra­phiques mani­fes­te­ment des­ti­nés à contour­ner la modé­ra­tion par recon­nais­sance auto­ma­tique de termes (les « is. lamistes », les « tan*tou*zes », etc.). Ces jeux peuvent en eux-mêmes por­ter des conno­ta­tions plus ou moins impli­cites et dou­teuses (le « P$ », les « misilmons »…).

Pour­tant, le carac­tère abs­cons de ces mes­sages ne semble pas poser de pro­blèmes aux inter­nautes qui dis­cutent en les uti­li­sant. Nous par­ta­geons les mêmes valeurs (qui ne sont pas les leurs) et la même opi­nion, donc il n’est pas néces­saire d’en dire plus : nous nous com­pre­nons. En ce sens, ce lan­gage codé peut être lu autant comme une stra­té­gie de contour­ne­ment de la modé­ra­tion (for­cé­ment « bobo de gauche » et impo­sant une « pen­sée unique » « mul­ti­cul­tu­relle » et « poli­ti­que­ment cor­recte ») que comme la mani­fes­ta­tion de l’appartenance à une com­mu­nau­té : celle des gens qui pensent comme moi.

Tout en étant codées et ren­voyant à une com­mu­nau­té pré­su­mée de pen­sée, cer­taines de ces expres­sions rem­plissent un autre rôle : qua­li­fier ces eux qui posent pro­blème en leur asso­ciant toutes sortes de qua­li­fi­ca­tifs. « La mino­ri­té où l’on trouve les inté­gristes », « ces jeunes que vous savez » seraient néces­sai­re­ment chô­meurs, pares­seux, vio­lents ou délin­quants… Ces qua­li­fi­ca­tions per­mettent éga­le­ment à ces inter­nautes de prendre une pos­ture vic­ti­maire, de deux points de vue. D’abord, nous sommes les véri­tables vic­times du racisme, car eux ne nous res­pec­te­raient pas (on relève ain­si de mul­tiples réfé­rences au « racisme anti-blancs », à la « haine de l’Occident », l’idée qu’« ils sont une menace pour notre civi­li­sa­tion », etc.), jus­ti­fiant un trai­te­ment dif­fé­rent (« pour nous défendre »). Ensuite, nous sommes éga­le­ment vic­times de nos propres élites qui nous inter­disent de dénon­cer cet état de fait, pour des rai­sons idéo­lo­giques. (D’ailleurs, de nom­breux inter­nautes disent qu’eux sont « ché­ris », « pro­té­gés » voire « ame­nés en masse » en Bel­gique à la demande des poli­ti­ciens qui y voient une façon de per­pé­tuer leur poids électoral.)

Cette façon de pré­sen­ter les choses est sur­tout une pos­ture rhé­to­rique dans la mesure où elle est sou­vent démen­tie (le recours à un lan­gage codé et l’affirmation d’une com­mune iden­ti­té impli­cite montrent que ces inter­nautes semblent consi­dé­rer qu’ils sont entre eux et que les opi­nions contraires à la leur sont mino­ri­taires, ce qui cadre peu avec l’idée qu’ils seraient une mino­ri­té oppri­mée pour ses opi­nions), mais struc­ture beau­coup d’interventions. C’est cette oppres­sion qui jus­ti­fie­rait, à leurs yeux, les opi­nions racistes expri­mées : la défense de la liber­té exige d’oser « par­ler vrai », les « élites » refu­sant de « voir la réalité ».

Fort heu­reu­se­ment, le web est loin de se réduire à ces échanges racistes. Mais leur lec­ture per­met de mieux com­prendre la manière dont peut fonc­tion­ner le dis­cours raciste. Si on n’y observe que très peu d’expressions ouver­te­ment outran­cières comme celles dont a (notam­ment) été vic­time Chris­tiane Tau­bi­ra, on assiste néa­moins à un très net rejet de l’autre, du dif­fé­rent, De celui qui ne me res­semble pas parce qu’il n’a pas la « bonne » cou­leur de peau, la « bonne reli­gion », les « bons » vête­ments. Dans cette pers­pec­tive, l’autre accep­table serait celui qui renonce à sa sin­gu­la­ri­té pour res­sem­bler aux locu­teurs qui se consi­dèrent comme des pro­to­types du nous, incar­na­tion d’une nor­ma­li­té clai­re­ment vue comme normative.

Avec ces dis­cours rela­ti­ve­ment poli­cés et argu­men­tés, on est en appa­rence loin des « bananes » à offrir à des gens pré­sen­tés comme des singes, mais ils n’en sont pas moins vio­lents. C’est en cela qu’ils n’en sont que plus insi­dieux. Comme le carac­tère raciste des insultes à Chris­tiane Tau­bi­ra ne fait aucun doute6, il est plus facile de les dénon­cer et de les com­battre. Il n’en est pas de même avec des expres­sions qui ne tombent pas sous le coup de la loi, mais qui suintent tout autant la peur et/ou la haine. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas trai­té tous les matins de « singe » (ou de ce que vous vou­drez d’autre : la langue est riche en la matière) qu’on ne subit pas cette oppres­sion raciste. Il faut évi­ter que les « déra­pages » par trop visibles de quelques-uns ne cachent le racisme et la vio­lence latents qui s’expriment au quo­ti­dien dans cer­tains lieux.

  1. Le Monde, 4 novembre 2013.
  2. La Libre Bel­gique, 7 novembre 2013.
  3. On a beau­coup par­lé des décla­ra­tions de Marine Le Pen sur Europe 1 le 31 octobre 2013, mais beau­coup moins de celles, beau­coup plus claires, du secré­taire dépar­te­men­tal du Front natio­nal à la Réunion : « Moi-même, comme des mil­lions de Fran­çais, j’ai été sur­pris aus­si de voir arri­ver des isla­mistes fon­da­men­ta­listes au lieu de Fran­çais », www.la1ere.fr/2013/11/04/les-ex-otages-sont-des-islamistes-fondamentalistes-selon-le-patron-du-front-national-la-reunion-82683.html.
  4. Voir notam­ment La Revue nou­velle, n° 7 – 8, juillet-aout 2013.
  5. « RATP » pour « reli­gion d’amour, de tolé­rance et de paix », retour­ne­ment iro­nique de la pré­sen­ta­tion d’un islam tolé­rant, qu’on retrouve sur cer­tains forums d’extrême-droite pour décrier les musul­mans. À noter que l’expression (sans l’acronyme métro­po­li­tain) est éga­le­ment employée par cer­tains intel­lec­tuels, comme Michel Onfray, au nom de la lutte contre un islam qui mena­ce­rait la laï­ci­té der­rière une façade de tolérance.
  6. Même s’il est vrai que cer­tains essaient de pré­tendre le contraire. Mais ils res­tent très mino­ri­taires, même dans les par­tis d’extrême-droite qui n’osent plus assu­mer un tel dis­cours : Marine Le Pen a exclu ses propres can­di­dats auteurs des « déra­pages » publics les plus patents.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.