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Sémantique du racisme ordinaire
Christiane Taubira, ministre française de la Justice, comparée à un singe et accueillie par des enfants brandissant des bananes « pour la guenon ». Dans la foulée, Harry Roselmack se disant de plus en plus souvent « ramené à [sa] dimension de nègre ». En Belgique l’ancienne secrétaire d’État Gisèle Mandaila dit avoir été traitée de « sale Noire » après sa […]
Christiane Taubira, ministre française de la Justice, comparée à un singe et accueillie par des enfants brandissant des bananes « pour la guenon ». Dans la foulée, Harry Roselmack se disant de plus en plus souvent « ramené à [sa] dimension de nègre1 ». En Belgique l’ancienne secrétaire d’État Gisèle Mandaila dit avoir été traitée de « sale Noire » après sa nomination au gouvernement2. En Italie, les insultes racistes contre la ministre Cécile Kyenge ou les joueurs de football noirs défraient régulièrement la chronique.
Les journaux se sont — mollement — demandé si ces « dérapages » témoignaient d’un retour du racisme. Mais faut-il nécessairement traiter son prochain de « singe » ou de « nègre » pour que l’on considère que le racisme pose problème ? Après tout, si on définit le racisme comme l’idéologie considérant que les hommes sont inégaux en raison de leur appartenance ethnique et que cette inégalité justifie un traitement ou des droits différents, qu’est-ce qui distingue fondamentalement ces expressions outrancières des déclarations de responsables politiques considérant que les Roms n’auraient, collectivement, « pas vocation à s’intégrer » dans nos sociétés occidentales ? Ou de ceux qui trouvent « étrange » — pour ne pas dire trop arabo-musulman3 — l’accoutrement d’ex-otages tout juste libérés de retour du Sahel ? Le danger du discours raciste réside-t-il dans la manière de l’exprimer ou dans son existence même ?
Le web, notamment dans les espaces ouverts en marge des médias institutionnels, est un terrain d’expression récurrent des idées racistes4. Parce que l’on ne peut généralement pas écrire « sale nègre » sur un forum sans risque de voir le message supprimé par la modération, ces commentaires en ligne fournissent un corpus permettant de voir comment peuvent se construire et se diffuser des propos racistes sous un vernis de (relative) respectabilité. Au départ de citations notées au cours de mes explorations en ligne, on peut tenter une plongée dans le racisme (semi) soft tel que nous pouvons en voir l’expression dans les commentaires de la presse en ligne quasi quotidiennement.
Dans ces forums, de nombreux intervenants parlent au nom d’un collectif qu’ils prétendent incarner. On observe la mise en scène d’un nous collectif (« nous ne pouvons accepter », « nos valeurs », « nos lois », etc.), opposé à un eux présentés comme simples objets du discours (et non comme interlocuteurs potentiels) et stigmatisés comme « posant problème ». Cette logique d’opposition nous-eux est évidemment la base de tout discours raciste : il faut tracer une limite claire et globale entre le national et l’étranger, l’authentique et le douteux, bref entre la civilisation et la barbarie. Toutefois, ce que sont ces nous et eux demeure relativement flou, pour deux raisons.
D’une part, ces internautes se montrent généralement réticents à définir de manière positive ce nous qu’ils défendent, c’est-à-dire autrement que dans cette opposition à eux. C’est assez proche de la tautologie. Certains avancent des justifications à cette indéfinition : cela ne nécessiterait pas d’explication car « c’est évident » et, de toute façon, « on » ne peut pas le dire car les modérateurs (voire la « police de la pensée ») veillent.
D’autre part, si ce n’est pas très clair, c’est aussi parce qu’on observe bon nombre d’expressions cryptées plus ou moins absconses pour le non-initié. À côté d’interventions relativement explicites (les « envahisseurs », « nos nouveaux colonisateurs »), on relève le recours à l’allusion et à l’implicite (« certaines minorités », la « communauté que vous savez », « ceux dont on ne peut pas parler », « devinez qui », etc.), des codes (les « Muzz », les « RATP5 », les « perles de la multiculturalité »), ou encore des jeux typographiques manifestement destinés à contourner la modération par reconnaissance automatique de termes (les « is. lamistes », les « tan*tou*zes », etc.). Ces jeux peuvent en eux-mêmes porter des connotations plus ou moins implicites et douteuses (le « P$ », les « misilmons »…).
Pourtant, le caractère abscons de ces messages ne semble pas poser de problèmes aux internautes qui discutent en les utilisant. Nous partageons les mêmes valeurs (qui ne sont pas les leurs) et la même opinion, donc il n’est pas nécessaire d’en dire plus : nous nous comprenons. En ce sens, ce langage codé peut être lu autant comme une stratégie de contournement de la modération (forcément « bobo de gauche » et imposant une « pensée unique » « multiculturelle » et « politiquement correcte ») que comme la manifestation de l’appartenance à une communauté : celle des gens qui pensent comme moi.
Tout en étant codées et renvoyant à une communauté présumée de pensée, certaines de ces expressions remplissent un autre rôle : qualifier ces eux qui posent problème en leur associant toutes sortes de qualificatifs. « La minorité où l’on trouve les intégristes », « ces jeunes que vous savez » seraient nécessairement chômeurs, paresseux, violents ou délinquants… Ces qualifications permettent également à ces internautes de prendre une posture victimaire, de deux points de vue. D’abord, nous sommes les véritables victimes du racisme, car eux ne nous respecteraient pas (on relève ainsi de multiples références au « racisme anti-blancs », à la « haine de l’Occident », l’idée qu’« ils sont une menace pour notre civilisation », etc.), justifiant un traitement différent (« pour nous défendre »). Ensuite, nous sommes également victimes de nos propres élites qui nous interdisent de dénoncer cet état de fait, pour des raisons idéologiques. (D’ailleurs, de nombreux internautes disent qu’eux sont « chéris », « protégés » voire « amenés en masse » en Belgique à la demande des politiciens qui y voient une façon de perpétuer leur poids électoral.)
Cette façon de présenter les choses est surtout une posture rhétorique dans la mesure où elle est souvent démentie (le recours à un langage codé et l’affirmation d’une commune identité implicite montrent que ces internautes semblent considérer qu’ils sont entre eux et que les opinions contraires à la leur sont minoritaires, ce qui cadre peu avec l’idée qu’ils seraient une minorité opprimée pour ses opinions), mais structure beaucoup d’interventions. C’est cette oppression qui justifierait, à leurs yeux, les opinions racistes exprimées : la défense de la liberté exige d’oser « parler vrai », les « élites » refusant de « voir la réalité ».
Fort heureusement, le web est loin de se réduire à ces échanges racistes. Mais leur lecture permet de mieux comprendre la manière dont peut fonctionner le discours raciste. Si on n’y observe que très peu d’expressions ouvertement outrancières comme celles dont a (notamment) été victime Christiane Taubira, on assiste néamoins à un très net rejet de l’autre, du différent, De celui qui ne me ressemble pas parce qu’il n’a pas la « bonne » couleur de peau, la « bonne religion », les « bons » vêtements. Dans cette perspective, l’autre acceptable serait celui qui renonce à sa singularité pour ressembler aux locuteurs qui se considèrent comme des prototypes du nous, incarnation d’une normalité clairement vue comme normative.
Avec ces discours relativement policés et argumentés, on est en apparence loin des « bananes » à offrir à des gens présentés comme des singes, mais ils n’en sont pas moins violents. C’est en cela qu’ils n’en sont que plus insidieux. Comme le caractère raciste des insultes à Christiane Taubira ne fait aucun doute6, il est plus facile de les dénoncer et de les combattre. Il n’en est pas de même avec des expressions qui ne tombent pas sous le coup de la loi, mais qui suintent tout autant la peur et/ou la haine. Ce n’est pas parce qu’on n’est pas traité tous les matins de « singe » (ou de ce que vous voudrez d’autre : la langue est riche en la matière) qu’on ne subit pas cette oppression raciste. Il faut éviter que les « dérapages » par trop visibles de quelques-uns ne cachent le racisme et la violence latents qui s’expriment au quotidien dans certains lieux.
- Le Monde, 4 novembre 2013.
- La Libre Belgique, 7 novembre 2013.
- On a beaucoup parlé des déclarations de Marine Le Pen sur Europe 1 le 31 octobre 2013, mais beaucoup moins de celles, beaucoup plus claires, du secrétaire départemental du Front national à la Réunion : « Moi-même, comme des millions de Français, j’ai été surpris aussi de voir arriver des islamistes fondamentalistes au lieu de Français », www.la1ere.fr/2013/11/04/les-ex-otages-sont-des-islamistes-fondamentalistes-selon-le-patron-du-front-national-la-reunion-82683.html.
- Voir notamment La Revue nouvelle, n° 7 – 8, juillet-aout 2013.
- « RATP » pour « religion d’amour, de tolérance et de paix », retournement ironique de la présentation d’un islam tolérant, qu’on retrouve sur certains forums d’extrême-droite pour décrier les musulmans. À noter que l’expression (sans l’acronyme métropolitain) est également employée par certains intellectuels, comme Michel Onfray, au nom de la lutte contre un islam qui menacerait la laïcité derrière une façade de tolérance.
- Même s’il est vrai que certains essaient de prétendre le contraire. Mais ils restent très minoritaires, même dans les partis d’extrême-droite qui n’osent plus assumer un tel discours : Marine Le Pen a exclu ses propres candidats auteurs des « dérapages » publics les plus patents.