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Sécurité… j’écris ton nom !
En 1942, l’écrivain et militant communiste Paul Éluard sublimait son expérience résistante en publiant le poème « Liberté » dont la dernière strophe passa à la postérité : « Et par le pouvoir d’un mot ; Je recommence ma vie ; Je suis né pour te connaitre ; Pour te nommer. » Plus d’un demi-siècle plus tard, l’aspiration libertaire aurait-elle été définitivement remplacée par […]
En 1942, l’écrivain et militant communiste Paul Éluard sublimait son expérience résistante en publiant le poème « Liberté » dont la dernière strophe passa à la postérité : « Et par le pouvoir d’un mot ; Je recommence ma vie ; Je suis né pour te connaitre ; Pour te nommer. » Plus d’un demi-siècle plus tard, l’aspiration libertaire aurait-elle été définitivement remplacée par l’idéal sécuritaire ?
Le militant des droits humains est mal à l’aise avec le débat sécuritaire. Généralement taxé de « naïveté », voire d’«angélisme », il réagit à toute velléité autoritaire en deux temps : d’une part, il souligne, à juste titre, les dangers que font peser les mesures sécuritaires sur les deux mamelles des droits fondamentaux que sont la liberté et l’égalité, d’autre part, il relativise les cris d’orfraie des Cassandre répressives en expliquant que notre société est la plus sûre depuis longtemps, que les chiffres de la délinquance tendent à diminuer depuis une dizaine d’années ou encore que ce type d’agitation vise à occulter les véritables problèmes rencontrés par les citoyens… Autant la première de ces deux réponses est légitime et conduit à redoubler de vigilance — la plupart des contributions à cet état des droits de l’Homme 2010 illustrent les effets détestables de nos politiques sécuritaires -, autant la seconde, défensive, semble difficilement audible face au rouleau compresseur conduit par les thuriféraires d’une société policière, eux-mêmes poussés dans le dos par des médias férus de faits divers scabreux contés avec force détails sordides.
La difficulté se fait plus intense quand ce militant se voit pris, en quelque sorte, à son propre piège : on lui reprochera de privilégier certains droits au détriment d’autres et, parmi ces derniers, le droit à la sécurité présenté comme le plus fondamental d’entre tous car conditionnant la jouissance et l’exercice paisibles de l’ensemble des autres droits. Et, en effet, depuis le tristement séminal Plan fédéral de sécurité rédigé par le ministre Verwilghen en janvier 2000, on ne compte plus les références explicites au droit à la sécurité dans les discours politiques belges. Ainsi, nombre de débats contemporains — caméra de surveillance, réforme des polices ou de la sécurité civile, méthodes particulières d’enquête, snelrecht, délinquance juvénile, etc. — sont actuellement surdéterminés par l’invocation compulsive d’un droit à la sécurité justifiant tout et souvent n’importe quoi, en ce comprise la multiplication d’entorses à d’autres droits fondamentaux et libertés individuelles. Régulièrement — ce fut encore le cas lors de la campagne électorale de 2010, on voit fleurir des propositions de révision de la Constitution visant à insérer, parmi le catalogue des droits protégés par notre loi fondamentale, un droit à la sécurité dans lequel chacun projette ses propres priorités. Ainsi, il n’est pas anodin de constater que la N‑VA et, dans une moindre mesure le CD&V, font de cette insertion la prémisse d’une régionalisation ultérieure de la police et de la justice. Le raisonnement est le suivant : si un tel droit fait partie des droits constitutionnels, si, dès lors, il appartient à toute autorité de le mettre en œuvre, il s’agit de donner aux entités fédérées les moyens d’y parvenir…
La sécurité, un droit applicable
On peut s’interroger sur la pertinence strictement juridique d’une telle insertion. En effet, et trop peu de juristes le savent, le droit à la sécurité existe déjà dans le droit positif belge et ce via le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966, dument ratifié par la Belgique et qui, par son article 9, consacre explicitement un tel droit. D’après le Comité des Nations unies des droits de l’homme, ce droit à la sécurité a pour objet l’intégrité physique et psychique de ses titulaires. Et parmi ces derniers, l’on doit prioritairement compter toute personne faisant l’objet de menaces précises et discriminantes. Ainsi, le droit à la sécurité exige des mesures de protection particulières au bénéfice des femmes soumises à l’excision au Niger, des syndicalistes marxistes colombiens ou encore des opposants politiques congolais, entre autres exemples extraits de la jurisprudence de ce comité.
Le constat de l’existence d’un droit à la sécurité qui — rappelons-le — est directement applicable dans l’ordre juridique, belge, ouvre de nouvelles perspectives au militant des droits humains. Après avoir été pris à son propre piège, ce dernier peut retourner l’argument : si ce droit existe, il appartient désormais aux autorités publiques de le mettre en œuvre, par exemple, au profit des demandeurs d’asile victimes de la crise de l’accueil, des femmes exploitées par la prostitution ou encore des enfants subissant les affres de la pauvreté. Nous pourrions ainsi, en Belgique, nous inspirer du Canada dont la Charte des droits et libertés, en son article 7, consacre également un droit à la sécurité, disposition régulièrement invoquée devant la Cour suprême en vue de mettre en œuvre des programmes de soutien au bénéfice des femmes, en particulier des travailleuses du sexe. Autrement dit, à partir d’une posture initialement exclusivement défensive, il est possible de puiser dans le droit des ressources à l’appui d’une attitude plus offensive réclamant des politiques publiques au profit des plus vulnérables d’entre nous.
Cela étant, l’argument strictement juridique présente ses limites. Envisager la sécurité sous l’unique prisme du droit aboutirait à transformer, pour reprendre l’expression suggestive du philosophe français Michaël Foessel, un bien collectif et désirable en une prétention individuelle et immédiatement exigible. En d’autres termes, la question d’un droit fondamental à la sécurité traduit une cristallisation du débat sécuritaire autour du seul individu en oblitérant l’inscription de ce dernier dans un projet collectif. En promouvant plus que de raison l’effectivité d’un droit à la sécurité, voire en en étendant le champ d’application au-delà de la protection des personnes fragilisées, ne risquerait-on pas d’accentuer l’évolution atomisante de nos sociétés fragmentées ? Au même titre que le terme « insécurité » apparait dans la langue française à la suite immédiate de la Révolution française qui bouleversa l’organisation sociale et abolit la distinction des individus entre ordres figés, le débat sécuritaire contemporain ne se développe-t-il pas précisément dans une société qui s’attache à saper les possibilités d’affiliation collective ? Dans « une société en miettes » (Andrea Rea), la sécurité ferait-elle office de dernier idéal transcendant les réseaux éclatés qui la composent ? Or il existe une corrélation immédiate entre la désaffectation des structures collectives classiques et l’exacerbation de la préoccupation sécuritaire. Le problème est que, produite par la dilution du lien social, cette préoccupation pourrait bien encore accentuer cette tendance. En effet, comme l’écrit Robert Castel, « vivre dans l’insécurité au jour le jour, c’est ne plus pouvoir faire société avec ses semblables et habiter son environnement sous le signe de la menace, et non de l’accueil et de l’échange ».
Un projet commun
Face à cette sombre perspective, il semble qu’un investissement alternatif de la thématique sécuritaire puisse constituer une piste féconde. L’idée est ici de sortir de l’ornière consistant à envisager la sécurité sous son angle objectif — très mal mesuré par les chiffres de la délinquance enregistrée — et sous son angle subjectif — imparfaitement appréhendés par les enquêtes de victimisation telle le Moniteur de la sécurité. Actuellement, cette dichotomie surdétermine les débats relatifs à la sécurité ; pire, elle obscurcit davantage la question qu’elle ne contribue à y répondre. Il convient de l’abandonner et d’assumer la dimension irrémédiablement subjective de la sécurité : « être en sécurité » n’est ni une réalité posée ni même un sentiment présent, il s’agit du produit d’une trajectoire biographique nécessairement singulière, mais qui révèle une possibilité de projection dans un avenir, lui, nécessairement collectif. En d’autres termes, la sécurité participe certes de l’idée de confiance, mais non dans les organes répressifs que sont la police ou la justice pénale, mais dans la capacité à participer au vivre ensemble, bref dans sa propre contribution à « faire société ».
En conclusion, renforcer la sécurité passera moins par l’augmentation des moyens mis à disposition des organes répressifs que par la multiplication des lieux permettant à chacun de s’inscrire dans un projet commun. Pour ne prendre qu’un exemple à première vue anecdotique, améliorer la sécurité d’un quartier consistera non pas à y parachuter une caméra de surveillance, mais bien à impliquer ses habitants à la prise des décisions relatives à sa gestion. Bref, c’est dans la capacité à renouveler notre approche de la sécurité que se situera l’apport d’une Ligue des droits de l’Homme à la résolution du débat sécuritaire et à l’évitement des multiples impasses qu’il génère. Et si donc la sécurité n’est qu’un nom, à nous d’en écrire la définition.
Ce rapport a été réalisé par la Ligue des droits de l’Homme.