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Sécurité… j’écris ton nom !

Numéro 2 Février 2011 par Julien Pieret

février 2011

En 1942, l’é­cri­vain et mili­tant com­mu­niste Paul Éluard subli­mait son expé­rience résis­tante en publiant le poème « Liber­té » dont la der­nière strophe pas­sa à la pos­té­ri­té : « Et par le pou­voir d’un mot ; Je recom­mence ma vie ; Je suis né pour te connaitre ; Pour te nom­mer. » Plus d’un demi-siècle plus tard, l’as­pi­ra­tion liber­taire aurait-elle été défi­ni­ti­ve­ment rem­pla­cée par […]

En 1942, l’é­cri­vain et mili­tant com­mu­niste Paul Éluard subli­mait son expé­rience résis­tante en publiant le poème « Liber­té » dont la der­nière strophe pas­sa à la pos­té­ri­té : « Et par le pou­voir d’un mot ; Je recom­mence ma vie ; Je suis né pour te connaitre ; Pour te nom­mer. » Plus d’un demi-siècle plus tard, l’as­pi­ra­tion liber­taire aurait-elle été défi­ni­ti­ve­ment rem­pla­cée par l’i­déal sécuritaire ?

Le mili­tant des droits humains est mal à l’aise avec le débat sécu­ri­taire. Géné­ra­le­ment taxé de « naï­ve­té », voire d’«angélisme », il réagit à toute vel­léi­té auto­ri­taire en deux temps : d’une part, il sou­ligne, à juste titre, les dan­gers que font peser les mesures sécu­ri­taires sur les deux mamelles des droits fon­da­men­taux que sont la liber­té et l’é­ga­li­té, d’autre part, il rela­ti­vise les cris d’or­fraie des Cas­sandre répres­sives en expli­quant que notre socié­té est la plus sûre depuis long­temps, que les chiffres de la délin­quance tendent à dimi­nuer depuis une dizaine d’an­nées ou encore que ce type d’a­gi­ta­tion vise à occul­ter les véri­tables pro­blèmes ren­con­trés par les citoyens… Autant la pre­mière de ces deux réponses est légi­time et conduit à redou­bler de vigi­lance — la plu­part des contri­bu­tions à cet état des droits de l’Homme 2010 illus­trent les effets détes­tables de nos poli­tiques sécu­ri­taires -, autant la seconde, défen­sive, semble dif­fi­ci­le­ment audible face au rou­leau com­pres­seur conduit par les thu­ri­fé­raires d’une socié­té poli­cière, eux-mêmes pous­sés dans le dos par des médias férus de faits divers sca­breux contés avec force détails sordides.

La dif­fi­cul­té se fait plus intense quand ce mili­tant se voit pris, en quelque sorte, à son propre piège : on lui repro­che­ra de pri­vi­lé­gier cer­tains droits au détri­ment d’autres et, par­mi ces der­niers, le droit à la sécu­ri­té pré­sen­té comme le plus fon­da­men­tal d’entre tous car condi­tion­nant la jouis­sance et l’exer­cice pai­sibles de l’en­semble des autres droits. Et, en effet, depuis le tris­te­ment sémi­nal Plan fédé­ral de sécu­ri­té rédi­gé par le ministre Ver­wil­ghen en jan­vier 2000, on ne compte plus les réfé­rences expli­cites au droit à la sécu­ri­té dans les dis­cours poli­tiques belges. Ain­si, nombre de débats contem­po­rains — camé­ra de sur­veillance, réforme des polices ou de la sécu­ri­té civile, méthodes par­ti­cu­lières d’en­quête, snel­recht, délin­quance juvé­nile, etc. — sont actuel­le­ment sur­dé­ter­mi­nés par l’in­vo­ca­tion com­pul­sive d’un droit à la sécu­ri­té jus­ti­fiant tout et sou­vent n’im­porte quoi, en ce com­prise la mul­ti­pli­ca­tion d’en­torses à d’autres droits fon­da­men­taux et liber­tés indi­vi­duelles. Régu­liè­re­ment — ce fut encore le cas lors de la cam­pagne élec­to­rale de 2010, on voit fleu­rir des pro­po­si­tions de révi­sion de la Consti­tu­tion visant à insé­rer, par­mi le cata­logue des droits pro­té­gés par notre loi fon­da­men­tale, un droit à la sécu­ri­té dans lequel cha­cun pro­jette ses propres prio­ri­tés. Ain­si, il n’est pas ano­din de consta­ter que la N‑VA et, dans une moindre mesure le CD&V, font de cette inser­tion la pré­misse d’une régio­na­li­sa­tion ulté­rieure de la police et de la jus­tice. Le rai­son­ne­ment est le sui­vant : si un tel droit fait par­tie des droits consti­tu­tion­nels, si, dès lors, il appar­tient à toute auto­ri­té de le mettre en œuvre, il s’a­git de don­ner aux enti­tés fédé­rées les moyens d’y parvenir…

La sécurité, un droit applicable

On peut s’in­ter­ro­ger sur la per­ti­nence stric­te­ment juri­dique d’une telle inser­tion. En effet, et trop peu de juristes le savent, le droit à la sécu­ri­té existe déjà dans le droit posi­tif belge et ce via le Pacte inter­na­tio­nal rela­tif aux droits civils et poli­tiques de 1966, dument rati­fié par la Bel­gique et qui, par son article 9, consacre expli­ci­te­ment un tel droit. D’a­près le Comi­té des Nations unies des droits de l’homme, ce droit à la sécu­ri­té a pour objet l’in­té­gri­té phy­sique et psy­chique de ses titu­laires. Et par­mi ces der­niers, l’on doit prio­ri­tai­re­ment comp­ter toute per­sonne fai­sant l’ob­jet de menaces pré­cises et dis­cri­mi­nantes. Ain­si, le droit à la sécu­ri­té exige des mesures de pro­tec­tion par­ti­cu­lières au béné­fice des femmes sou­mises à l’ex­ci­sion au Niger, des syn­di­ca­listes mar­xistes colom­biens ou encore des oppo­sants poli­tiques congo­lais, entre autres exemples extraits de la juris­pru­dence de ce comité.

Le constat de l’exis­tence d’un droit à la sécu­ri­té qui — rap­pe­lons-le — est direc­te­ment appli­cable dans l’ordre juri­dique, belge, ouvre de nou­velles pers­pec­tives au mili­tant des droits humains. Après avoir été pris à son propre piège, ce der­nier peut retour­ner l’ar­gu­ment : si ce droit existe, il appar­tient désor­mais aux auto­ri­tés publiques de le mettre en œuvre, par exemple, au pro­fit des deman­deurs d’a­sile vic­times de la crise de l’ac­cueil, des femmes exploi­tées par la pros­ti­tu­tion ou encore des enfants subis­sant les affres de la pau­vre­té. Nous pour­rions ain­si, en Bel­gique, nous ins­pi­rer du Cana­da dont la Charte des droits et liber­tés, en son article 7, consacre éga­le­ment un droit à la sécu­ri­té, dis­po­si­tion régu­liè­re­ment invo­quée devant la Cour suprême en vue de mettre en œuvre des pro­grammes de sou­tien au béné­fice des femmes, en par­ti­cu­lier des tra­vailleuses du sexe. Autre­ment dit, à par­tir d’une pos­ture ini­tia­le­ment exclu­si­ve­ment défen­sive, il est pos­sible de pui­ser dans le droit des res­sources à l’ap­pui d’une atti­tude plus offen­sive récla­mant des poli­tiques publiques au pro­fit des plus vul­né­rables d’entre nous.

Cela étant, l’ar­gu­ment stric­te­ment juri­dique pré­sente ses limites. Envi­sa­ger la sécu­ri­té sous l’u­nique prisme du droit abou­ti­rait à trans­for­mer, pour reprendre l’ex­pres­sion sug­ges­tive du phi­lo­sophe fran­çais Michaël Foes­sel, un bien col­lec­tif et dési­rable en une pré­ten­tion indi­vi­duelle et immé­dia­te­ment exi­gible. En d’autres termes, la ques­tion d’un droit fon­da­men­tal à la sécu­ri­té tra­duit une cris­tal­li­sa­tion du débat sécu­ri­taire autour du seul indi­vi­du en obli­té­rant l’ins­crip­tion de ce der­nier dans un pro­jet col­lec­tif. En pro­mou­vant plus que de rai­son l’ef­fec­ti­vi­té d’un droit à la sécu­ri­té, voire en en éten­dant le champ d’ap­pli­ca­tion au-delà de la pro­tec­tion des per­sonnes fra­gi­li­sées, ne ris­que­rait-on pas d’ac­cen­tuer l’é­vo­lu­tion ato­mi­sante de nos socié­tés frag­men­tées ? Au même titre que le terme « insé­cu­ri­té » appa­rait dans la langue fran­çaise à la suite immé­diate de la Révo­lu­tion fran­çaise qui bou­le­ver­sa l’or­ga­ni­sa­tion sociale et abo­lit la dis­tinc­tion des indi­vi­dus entre ordres figés, le débat sécu­ri­taire contem­po­rain ne se déve­loppe-t-il pas pré­ci­sé­ment dans une socié­té qui s’at­tache à saper les pos­si­bi­li­tés d’af­fi­lia­tion col­lec­tive ? Dans « une socié­té en miettes » (Andrea Rea), la sécu­ri­té ferait-elle office de der­nier idéal trans­cen­dant les réseaux écla­tés qui la com­posent ? Or il existe une cor­ré­la­tion immé­diate entre la désaf­fec­ta­tion des struc­tures col­lec­tives clas­siques et l’exa­cer­ba­tion de la pré­oc­cu­pa­tion sécu­ri­taire. Le pro­blème est que, pro­duite par la dilu­tion du lien social, cette pré­oc­cu­pa­tion pour­rait bien encore accen­tuer cette ten­dance. En effet, comme l’é­crit Robert Cas­tel, « vivre dans l’in­sé­cu­ri­té au jour le jour, c’est ne plus pou­voir faire socié­té avec ses sem­blables et habi­ter son envi­ron­ne­ment sous le signe de la menace, et non de l’ac­cueil et de l’échange ».

Un projet commun

Face à cette sombre pers­pec­tive, il semble qu’un inves­tis­se­ment alter­na­tif de la thé­ma­tique sécu­ri­taire puisse consti­tuer une piste féconde. L’i­dée est ici de sor­tir de l’or­nière consis­tant à envi­sa­ger la sécu­ri­té sous son angle objec­tif — très mal mesu­ré par les chiffres de la délin­quance enre­gis­trée — et sous son angle sub­jec­tif — impar­fai­te­ment appré­hen­dés par les enquêtes de vic­ti­mi­sa­tion telle le Moni­teur de la sécu­ri­té. Actuel­le­ment, cette dicho­to­mie sur­dé­ter­mine les débats rela­tifs à la sécu­ri­té ; pire, elle obs­cur­cit davan­tage la ques­tion qu’elle ne contri­bue à y répondre. Il convient de l’a­ban­don­ner et d’as­su­mer la dimen­sion irré­mé­dia­ble­ment sub­jec­tive de la sécu­ri­té : « être en sécu­ri­té » n’est ni une réa­li­té posée ni même un sen­ti­ment pré­sent, il s’a­git du pro­duit d’une tra­jec­toire bio­gra­phique néces­sai­re­ment sin­gu­lière, mais qui révèle une pos­si­bi­li­té de pro­jec­tion dans un ave­nir, lui, néces­sai­re­ment col­lec­tif. En d’autres termes, la sécu­ri­té par­ti­cipe certes de l’i­dée de confiance, mais non dans les organes répres­sifs que sont la police ou la jus­tice pénale, mais dans la capa­ci­té à par­ti­ci­per au vivre ensemble, bref dans sa propre contri­bu­tion à « faire société ».

En conclu­sion, ren­for­cer la sécu­ri­té pas­se­ra moins par l’aug­men­ta­tion des moyens mis à dis­po­si­tion des organes répres­sifs que par la mul­ti­pli­ca­tion des lieux per­met­tant à cha­cun de s’ins­crire dans un pro­jet com­mun. Pour ne prendre qu’un exemple à pre­mière vue anec­do­tique, amé­lio­rer la sécu­ri­té d’un quar­tier consis­te­ra non pas à y para­chu­ter une camé­ra de sur­veillance, mais bien à impli­quer ses habi­tants à la prise des déci­sions rela­tives à sa ges­tion. Bref, c’est dans la capa­ci­té à renou­ve­ler notre approche de la sécu­ri­té que se situe­ra l’ap­port d’une Ligue des droits de l’Homme à la réso­lu­tion du débat sécu­ri­taire et à l’é­vi­te­ment des mul­tiples impasses qu’il génère. Et si donc la sécu­ri­té n’est qu’un nom, à nous d’en écrire la définition.

Ce rap­port a été réa­li­sé par la Ligue des droits de l’Homme.

Julien Pieret


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