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Sculptures pour les aveugles
C’est au kilomètre 42,5 de la N340. La route conduit les surfeurs de Vejer de la Frontera à Tarifa et les autres de Tarifa à Vejer de la Frontera. Passé un porche marqué du nom de la fondation, on roule dans une forêt de pins jusqu’au parking. Une série de cabanons d’apparence militaire se succèdent. Si l’on […]
C’est au kilomètre 42,5 de la N340. La route conduit les surfeurs de Vejer de la Frontera à Tarifa et les autres de Tarifa à Vejer de la Frontera. Passé un porche marqué du nom de la fondation, on roule dans une forêt de pins jusqu’au parking. Une série de cabanons d’apparence militaire se succèdent.
Si l’on ose pénétrer dans l’un d’eux, muni d’une lampe de poche, on se retrouve dans la nuit, devant une vieille barque en bois, marchant sur un bout de plage (évoqué d’abord par la sensation du sable sous les pieds) et quelques t‑shirts à l’air abandonné sinon perdu. On finit par se convaincre qu’on a vu tout cela, après l’avoir deviné, en tâtant la coque de la barque. La lumière trop faible de la lampe de poche est secondée par celle d’un projecteur qui fonctionne dans une deuxième pièce à la porte entrouverte.
On avait été prévenu pourtant par un panneau fixé sur la porte d’entrée : Esculturas para ciegos devait traiter de la migration des oiseaux en Andalousie. En effet, cette région est une des zones de migration les plus importantes d’Europe. Selon les saisons, on peut y observer (je traduis librement) des cigognes communes, des cigognes noires, des bernaches, des canards variés, de splendides loriots, des geais au miroir bleu, des tourterelles (dont Yeatman a décrit, dans un magnifique ouvrage d’ornithologie, le peuplement étonnant d’est en ouest de l’Europe), des cailles et des milans, ainsi que tant d’autres oiseaux de proie comme des faucons pèlerins, des busards des roseaux (circus æruginosus) ou encore des circaètes (circætus gallicus) et des buses, si communes en Belgique aussi.
En contournant la barque, on s’aventure vers la source lumineuse, un écran, et l’on finit par regarder l’image. La caméra est presque par terre et suit, dans leurs mouvements, des pas, des jambes, des pieds, des bas de vêtements qui rappellent à coup sûr l’Afrique du Nord ; parfois la caméra s’égare vers le ciel découpé par des toitures. La cinéaste emmène le spectateur au Maghreb, c’est sûr, mais ce dernier est troublé, chaque fois que cette progression jusque-là insensée s’interrompt soudainement et brièvement pour faire place à des images inoubliables. Même un cinéphile dilettante les attribue au Casablanca que Michaël Curtiz a tourné en 1942.
Ces apparitions presque subliminales font place à des visages : Ingrid Bergman, Humphrey Bogart et Claude Rains, sans oublier Dooley Wilson interprétant au piano le mémorable As time goes by. On entend des bouts de Marseillaise, hachés comme des cris d’oiseaux et quelques morceaux de réplique. Le temps de jouir de la reconnaissance des extraits écorchés de la célèbre fiction, on revient plus longuement dans les pieds inconnus de la réalité. La belle Ingrid, trop vite. On décide que les pas suivis sont ceux d’habitants du Casablanca d’aujourd’hui. À force d’y croire, on en devient certain. Le petit Humphrey. On suit le sol jusqu’à retrouver les pieds d’un groupe d’hommes sur une plage. Le capitaine Renault s’interpose. Ça devient irritant. On voit les hommes piétiner, puis un coup de Marseillaise retentit, puis les hommes grimpent dans une vieille barque, puis Rick Blaine apparait encore, mais on s’en fiche, parce que l’eau envahit l’écran et des vêtements se mettent à flotter pendant que sombrent des corps sans nom.
Quand la projection est terminée, on rallume la lampe de poche pour repasser sur le sable en contournant la barque et les vêtements échoués. On n’oublie pas d’éteindre la lampe avant de sortir de l’œuvre de Maja Bajevic. Des inconnus de Casablanca n’ont pas rejoint l’Europe et se noient en continu dans le cabanon ; on voudrait connaitre leur nom mieux que tous les Rick Blaine, Ilsa Lund, Victor Laszlo ou que tous les Sam qui play it again.
On reprend la route vers Tarifa, le point le plus méridional de l’Europe, éloigné d’une quinzaine de kilomètres seulement de Tanger et de Melilla. À quelques pas du cabanon, Adel Abdessemed a enroulé en un anneau piquant, sous le nom de Salam Europe !, le même kilométrage de fil de fer barbelé. Cette œuvre est aussi exposée, parmi d’autres, à la fondation NMAC1.
Si le levante, qui, comme son nom l’indique, vient de la Méditerranée, ne souffle pas trop fort, on peut bien sûr négliger la noyade nocturne de Maja et l’enroulement griffu d’Adel, entamer une partie de golf sur le site même de la fondation, déployer son kitesurf dans le détroit de Gibraltar ou, plus près de la vérité encore, braquer ses jumelles vers des noms latins tracés dans le ciel. Le titre de l’installation de Maja Bajevic trouve alors sa pleine justification.
Bon, il faut rentrer chez soi, plus aveugle que jamais.
- Le site réel de la fondation NMAC (Montenmedio Arte Contemporaneo), consacré au mariage entre nature et art contemporain, est plus beau que son site virtuel ; quoi qu’il en soit, à l’adresse suivante, on en apprend beaucoup : www.fundacionnmac.org. On apprend par exemple que Maja est née à Sarajevo en 1967, qu’Adel est né à Constantine en 1971 et qu’ils vivent à Paris. Deux oiseaux migrateurs.