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Sculptures pour les aveugles

Numéro 11 Novembre 2012 par Dan Kaminski

novembre 2012

C’est au kilo­mètre 42,5 de la N340. La route conduit les sur­feurs de Vejer de la Fron­te­ra à Tari­fa et les autres de Tari­fa à Vejer de la Fron­te­ra. Pas­sé un porche mar­qué du nom de la fon­da­tion, on roule dans une forêt de pins jus­qu’au par­king. Une série de caba­nons d’ap­pa­rence mili­taire se suc­cèdent. Si l’on […]

Italique

C’est au kilo­mètre 42,5 de la N340. La route conduit les sur­feurs de Vejer de la Fron­te­ra à Tari­fa et les autres de Tari­fa à Vejer de la Fron­te­ra. Pas­sé un porche mar­qué du nom de la fon­da­tion, on roule dans une forêt de pins jus­qu’au par­king. Une série de caba­nons d’ap­pa­rence mili­taire se succèdent.

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Si l’on ose péné­trer dans l’un d’eux, muni d’une lampe de poche, on se retrouve dans la nuit, devant une vieille barque en bois, mar­chant sur un bout de plage (évo­qué d’a­bord par la sen­sa­tion du sable sous les pieds) et quelques t‑shirts à l’air aban­don­né sinon per­du. On finit par se convaincre qu’on a vu tout cela, après l’a­voir devi­né, en tâtant la coque de la barque. La lumière trop faible de la lampe de poche est secon­dée par celle d’un pro­jec­teur qui fonc­tionne dans une deuxième pièce à la porte entrouverte.

On avait été pré­ve­nu pour­tant par un pan­neau fixé sur la porte d’en­trée : Escul­tu­ras para cie­gos devait trai­ter de la migra­tion des oiseaux en Anda­lou­sie. En effet, cette région est une des zones de migra­tion les plus impor­tantes d’Eu­rope. Selon les sai­sons, on peut y obser­ver (je tra­duis libre­ment) des cigognes com­munes, des cigognes noires, des ber­naches, des canards variés, de splen­dides loriots, des geais au miroir bleu, des tour­te­relles (dont Yeat­man a décrit, dans un magni­fique ouvrage d’or­ni­tho­lo­gie, le peu­ple­ment éton­nant d’est en ouest de l’Eu­rope), des cailles et des milans, ain­si que tant d’autres oiseaux de proie comme des fau­cons pèle­rins, des busards des roseaux (cir­cus æru­gi­no­sus) ou encore des cir­caètes (circæ­tus gal­li­cus) et des buses, si com­munes en Bel­gique aussi.

En contour­nant la barque, on s’a­ven­ture vers la source lumi­neuse, un écran, et l’on finit par regar­der l’i­mage. La camé­ra est presque par terre et suit, dans leurs mou­ve­ments, des pas, des jambes, des pieds, des bas de vête­ments qui rap­pellent à coup sûr l’A­frique du Nord ; par­fois la camé­ra s’é­gare vers le ciel décou­pé par des toi­tures. La cinéaste emmène le spec­ta­teur au Magh­reb, c’est sûr, mais ce der­nier est trou­blé, chaque fois que cette pro­gres­sion jusque-là insen­sée s’in­ter­rompt sou­dai­ne­ment et briè­ve­ment pour faire place à des images inou­bliables. Même un ciné­phile dilet­tante les attri­bue au Casa­blan­ca que Michaël Cur­tiz a tour­né en 1942.
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Ces appa­ri­tions presque sub­li­mi­nales font place à des visages : Ingrid Berg­man, Hum­phrey Bogart et Claude Rains, sans oublier Doo­ley Wil­son inter­pré­tant au pia­no le mémo­rable As time goes by. On entend des bouts de Mar­seillaise, hachés comme des cris d’oi­seaux et quelques mor­ceaux de réplique. Le temps de jouir de la recon­nais­sance des extraits écor­chés de la célèbre fic­tion, on revient plus lon­gue­ment dans les pieds incon­nus de la réa­li­té. La belle Ingrid, trop vite. On décide que les pas sui­vis sont ceux d’ha­bi­tants du Casa­blan­ca d’au­jourd’­hui. À force d’y croire, on en devient cer­tain. Le petit Hum­phrey. On suit le sol jus­qu’à retrou­ver les pieds d’un groupe d’hommes sur une plage. Le capi­taine Renault s’in­ter­pose. Ça devient irri­tant. On voit les hommes pié­ti­ner, puis un coup de Mar­seillaise reten­tit, puis les hommes grimpent dans une vieille barque, puis Rick Blaine appa­rait encore, mais on s’en fiche, parce que l’eau enva­hit l’é­cran et des vête­ments se mettent à flot­ter pen­dant que sombrent des corps sans nom.

Quand la pro­jec­tion est ter­mi­née, on ral­lume la lampe de poche pour repas­ser sur le sable en contour­nant la barque et les vête­ments échoués. On n’ou­blie pas d’é­teindre la lampe avant de sor­tir de l’œuvre de Maja Baje­vic. Des incon­nus de Casa­blan­ca n’ont pas rejoint l’Eu­rope et se noient en conti­nu dans le caba­non ; on vou­drait connaitre leur nom mieux que tous les Rick Blaine, Ilsa Lund, Vic­tor Lasz­lo ou que tous les Sam qui play it again.

petit-NMAC-NB.jpg On reprend la route vers Tari­fa, le point le plus méri­dio­nal de l’Eu­rope, éloi­gné d’une quin­zaine de kilo­mètres seule­ment de Tan­ger et de Melil­la. À quelques pas du caba­non, Adel Abdes­se­med a enrou­lé en un anneau piquant, sous le nom de Salam Europe !, le même kilo­mé­trage de fil de fer bar­be­lé. Cette œuvre est aus­si expo­sée, par­mi d’autres, à la fon­da­tion NMAC1.

Si le levante, qui, comme son nom l’in­dique, vient de la Médi­ter­ra­née, ne souffle pas trop fort, on peut bien sûr négli­ger la noyade noc­turne de Maja et l’en­rou­le­ment grif­fu d’A­del, enta­mer une par­tie de golf sur le site même de la fon­da­tion, déployer son kite­surf dans le détroit de Gibral­tar ou, plus près de la véri­té encore, bra­quer ses jumelles vers des noms latins tra­cés dans le ciel. Le titre de l’ins­tal­la­tion de Maja Baje­vic trouve alors sa pleine justification.

Bon, il faut ren­trer chez soi, plus aveugle que jamais.

  1. Le site réel de la fon­da­tion NMAC (Mon­ten­me­dio Arte Contem­po­ra­neo), consa­cré au mariage entre nature et art contem­po­rain, est plus beau que son site vir­tuel ; quoi qu’il en soit, à l’a­dresse sui­vante, on en apprend beau­coup : www.fundacionnmac.org. On apprend par exemple que Maja est née à Sara­je­vo en 1967, qu’A­del est né à Constan­tine en 1971 et qu’ils vivent à Paris. Deux oiseaux migrateurs.

Dan Kaminski


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