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Schizophrénie particratique
Il n’y a pas si longtemps, la confusion était extrême entre gouvernements et partis politiques. Elio Di Rupo était président du PS et ministre-président de la Région wallonne ; Didier Reynders était président du MR et vice-Premier ministre au fédéral ; Joëlle Milquet était présidente du CDH et vice-Première ministre au fédéral. Les présidents de partis ne se […]
Il n’y a pas si longtemps, la confusion était extrême entre gouvernements et partis politiques. Elio Di Rupo était président du PS et ministre-président de la Région wallonne ; Didier Reynders était président du MR et vice-Premier ministre au fédéral ; Joëlle Milquet était présidente du CDH et vice-Première ministre au fédéral. Les présidents de partis ne se contentaient pas de désigner les ministres, ils étaient leurs chefs de file au sein des exécutifs. On a pu parler à l’époque d’«État présidentiel1 » au sens où les gouvernements étaient, de fait, directement dirigés par les présidents des principaux partis et où la composante exécutive de l’État était donc sous la coupe d’organisations externes à l’État. Il n’était plus possible d’euphémiser la particratie.
S’ils sont candidats à la conduite de l’État, les partis n’en font pas pour autant partie. Leurs fonctions restent extérieures à la responsabilité étatique. En amont de la formation du gouvernement, ils organisent dans leur programme électoral des demandes sociales qui correspondent à leurs valeurs et ils le négocient éventuellement avec les partis concurrents. Avec ces derniers, ils conviendront peut-être d’un autre programme, de gouvernement cette fois, et formeront peut-être une majorité pour gouverner et le mettre en œuvre.
Sitôt le gouvernement formé, un parti d’opposition aura à cœur de convaincre les électeurs qu’avec lui les choses se passeraient bien mieux et que les intérêts de la société se verraient mieux rencontrés. Mais un parti de majorité, s’il soutient globalement le gouvernement, n’acquiesce pas pour autant servilement à tout ce que le gouvernement décide. De manière sans doute bienveillante, il reste vigilant et critique, veillant à ce que ses préoccupations et celles de ses électeurs soient autant que possible rencontrées par l’action gouvernementale. De plus, pendant la durée d’une législature, les problèmes évoluent et ne peuvent trouver de réponse complète et définitive dans le programme gouvernemental tel qu’initialement négocié. Fût-il de la majorité, un parti politique reste donc une organisation qui adresse des demandes au gouvernement et tente d’infléchir sa politique, surtout s’il procède d’une coalition dont les composantes défendent des projets de société par trop divergents, comme le MR et le PS. Les ministres sont amenés à une sorte de renégociation permanente. C’est pourquoi, en bonne démocratie, il y a une incompatibilité fondamentale entre les fonctions de président de parti et de ministre.
Évidemment, tout est question de mesure. On comprendrait mal que le président d’un parti au pouvoir se comporte comme celui d’un parti dans l’opposition. C’est, en quelque sorte, le reproche que Charles Michel a adressé à Paul Magnette et au PS, les accusant de « schizophrénie politique ». Mais, à l’inverse, on comprendrait tout aussi mal que le rôle du président d’un parti au pouvoir se limite à faire accepter gentiment par les militants et les électeurs du parti tout ce que le gouvernement aura décidé.
Tout est question de circonstances et de rapports de force aussi. Si, par exemple, des fermetures ou délocalisations d’entreprises occasionnent des catastrophes sociales, provoquant inévitablement une dure réaction syndicale, un parti comme le PS ne pourrait manquer de montrer aux travailleurs qu’il les soutient et de se ranger du côté des contestataires, quitte à critiquer une politique gouvernementale jugée trop peu déterminée. Dans ces circonstances, la « schizophrénie » du parti correspond à un partage des rôles entre responsables : aux uns de montrer le sens des responsabilités dans la conduite d’un gouvernement de coalition ; aux autres de montrer que les valeurs du parti restent intactes et qu’il n’y a pas de raisons de voter plus à gauche que nécessaire.
Ce que Charles Michel entérine en attendant, c’est la banalisation de l’appropriation de l’État par les partis. Où est la nécessaire distance quand on somme le PS de s’aligner en rang derrière un Premier ministre aussi socialiste soit-il ? Cela dit, ce raplatissement est, à des degrés divers, l’apanage de tout notre personnel politique, de haut en bas et de gauche à droite. Chaque fois qu’un cabinet ministériel organise en son sein les rapports avec son groupe parlementaire de façon à en contrôler les prises de position ; ou qu’un ministre voit ses projets fusillés en gouvernement au prétexte qu’un parlementaire de son groupe a pris une initiative qui contrarie son collègue d’un autre parti de la coalition. Chaque fois qu’un parti débouté d’une majorité communale qu’il occupait de longue date diabolise la nouvelle majorité quoi qu’elle fasse, pas seulement le parti faux frère qui a trahi un éventuel accord préélectoral. Chaque fois que sont imposés — au cas par cas — des accommodements avec les règles qui limitent le cumul des mandats. Y a‑t-il encore un parti qui se donne l’ambition de sortir de la particratie ? Y a‑t-il même un parti qui cherche, si pas une ligne claire en matière de déconcentration des pouvoirs, au moins une vision affirmative, dynamique et prospective de la démocratie, de ses principes, de son fonctionnement et de ses personnels ?
Si, pour utiliser une image qui a déjà émaillé nos éditoriaux, « au PS il y a toujours quelqu’un qui épluche les ognons et un autre qui pleure », la pique qu’aurait pu lancer Charles Michel eût été de savoir pourquoi la polyphonie savante est une culture qui fait système au PS ? On pourrait se contenter de constater qu’ailleurs le phénomène connait en général d’autres modalités. Chez Écolo, on aura plutôt affaire à des francs-tireurs qui ont des états d’âme par rapport à leurs valeurs personnelles ou à des « fundy » qui font dissidence et se retrouvent quasi seuls… sur le banc de touche. Ailleurs, les tensions épousent et perpétuent de grands compromis historiques (CDH, FDF) qui peuvent éventuellement conduire à la rupture (MR-Maingain, CDH-Deprez).
Plus fondamentalement, le socialisme belge francophone connait trois réalités qui s’imbriquent pour former une évidente spécificité structurelle. C’est d’abord un parti qui, par définition, est censé défendre le peuple contre le pouvoir et il est donc naturellement revendicatif…, mais au pouvoir depuis des lustres, il est forcément pris entre gestion et contestation ; secundo c’est un très gros parti, ce qui ouvre à une certaine diversité de courants internes de taille critique ; enfin, les baronnies qui sont l’un des moteurs du PS sont depuis quelques années sur la défensive par rapport au pouvoir central, et certaines tentent de survivre en essayant de jouer d’une certaine légitimité populaire.
Que les principes de la séparation des responsabilités respectives des composantes de l’État (notamment le gouvernement) et de celles du système politique (notamment les partis politiques) ne puissent ni ne doivent être appliqués de manière rigide et absolue est évident. Qu’il y ait de solides connivences entre les ténors d’un parti qui exercent des fonctions ministérielles et ceux qui dirigent le parti est nécessaire et, de toute manière, inévitable. Sans quoi aucun projet politique d’une certaine consistance ne pourrait prendre forme et réalité. Mais cela n’empêche pas que le principe de la distinction et de la complémentarité des responsabilités et des fonctions doive rester clairement présent à l’esprit des acteurs et serve, le moment venu, de critère pour permettre à chacun, responsable politique, militant ou simple citoyen, de déterminer son jugement et de prendre des décisions.