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Schizophrénie particratique

Numéro 6 Juin 2013 par Thomas Lemaigre Luc Van Campenhoudt

juin 2013

Il n’y a pas si long­temps, la confu­sion était extrême entre gou­ver­ne­ments et par­tis poli­tiques. Elio Di Rupo était pré­sident du PS et ministre-pré­­sident de la Région wal­lonne ; Didier Reyn­ders était pré­sident du MR et vice-Pre­­mier ministre au fédé­ral ; Joëlle Mil­quet était pré­si­dente du CDH et vice-Pre­­mière ministre au fédé­ral. Les pré­si­dents de par­tis ne se […]

Il n’y a pas si long­temps, la confu­sion était extrême entre gou­ver­ne­ments et par­tis poli­tiques. Elio Di Rupo était pré­sident du PS et ministre-pré­sident de la Région wal­lonne ; Didier Reyn­ders était pré­sident du MR et vice-Pre­mier ministre au fédé­ral ; Joëlle Mil­quet était pré­si­dente du CDH et vice-Pre­mière ministre au fédé­ral. Les pré­si­dents de par­tis ne se conten­taient pas de dési­gner les ministres, ils étaient leurs chefs de file au sein des exé­cu­tifs. On a pu par­ler à l’époque d’«État pré­si­den­tiel1 » au sens où les gou­ver­ne­ments étaient, de fait, direc­te­ment diri­gés par les pré­si­dents des prin­ci­paux par­tis et où la com­po­sante exé­cu­tive de l’État était donc sous la coupe d’organisations externes à l’État. Il n’était plus pos­sible d’euphémiser la particratie.

S’ils sont can­di­dats à la conduite de l’État, les par­tis n’en font pas pour autant par­tie. Leurs fonc­tions res­tent exté­rieures à la res­pon­sa­bi­li­té éta­tique. En amont de la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment, ils orga­nisent dans leur pro­gramme élec­to­ral des demandes sociales qui cor­res­pondent à leurs valeurs et ils le négo­cient éven­tuel­le­ment avec les par­tis concur­rents. Avec ces der­niers, ils convien­dront peut-être d’un autre pro­gramme, de gou­ver­ne­ment cette fois, et for­me­ront peut-être une majo­ri­té pour gou­ver­ner et le mettre en œuvre.

Sitôt le gou­ver­ne­ment for­mé, un par­ti d’opposition aura à cœur de convaincre les élec­teurs qu’avec lui les choses se pas­se­raient bien mieux et que les inté­rêts de la socié­té se ver­raient mieux ren­con­trés. Mais un par­ti de majo­ri­té, s’il sou­tient glo­ba­le­ment le gou­ver­ne­ment, n’acquiesce pas pour autant ser­vi­le­ment à tout ce que le gou­ver­ne­ment décide. De manière sans doute bien­veillante, il reste vigi­lant et cri­tique, veillant à ce que ses pré­oc­cu­pa­tions et celles de ses élec­teurs soient autant que pos­sible ren­con­trées par l’action gou­ver­ne­men­tale. De plus, pen­dant la durée d’une légis­la­ture, les pro­blèmes évo­luent et ne peuvent trou­ver de réponse com­plète et défi­ni­tive dans le pro­gramme gou­ver­ne­men­tal tel qu’initialement négo­cié. Fût-il de la majo­ri­té, un par­ti poli­tique reste donc une orga­ni­sa­tion qui adresse des demandes au gou­ver­ne­ment et tente d’infléchir sa poli­tique, sur­tout s’il pro­cède d’une coa­li­tion dont les com­po­santes défendent des pro­jets de socié­té par trop diver­gents, comme le MR et le PS. Les ministres sont ame­nés à une sorte de rené­go­cia­tion per­ma­nente. C’est pour­quoi, en bonne démo­cra­tie, il y a une incom­pa­ti­bi­li­té fon­da­men­tale entre les fonc­tions de pré­sident de par­ti et de ministre.

Évi­dem­ment, tout est ques­tion de mesure. On com­pren­drait mal que le pré­sident d’un par­ti au pou­voir se com­porte comme celui d’un par­ti dans l’opposition. C’est, en quelque sorte, le reproche que Charles Michel a adres­sé à Paul Magnette et au PS, les accu­sant de « schi­zo­phré­nie poli­tique ». Mais, à l’inverse, on com­pren­drait tout aus­si mal que le rôle du pré­sident d’un par­ti au pou­voir se limite à faire accep­ter gen­ti­ment par les mili­tants et les élec­teurs du par­ti tout ce que le gou­ver­ne­ment aura décidé.

Tout est ques­tion de cir­cons­tances et de rap­ports de force aus­si. Si, par exemple, des fer­me­tures ou délo­ca­li­sa­tions d’entreprises occa­sionnent des catas­trophes sociales, pro­vo­quant inévi­ta­ble­ment une dure réac­tion syn­di­cale, un par­ti comme le PS ne pour­rait man­quer de mon­trer aux tra­vailleurs qu’il les sou­tient et de se ran­ger du côté des contes­ta­taires, quitte à cri­ti­quer une poli­tique gou­ver­ne­men­tale jugée trop peu déter­mi­née. Dans ces cir­cons­tances, la « schi­zo­phré­nie » du par­ti cor­res­pond à un par­tage des rôles entre res­pon­sables : aux uns de mon­trer le sens des res­pon­sa­bi­li­tés dans la conduite d’un gou­ver­ne­ment de coa­li­tion ; aux autres de mon­trer que les valeurs du par­ti res­tent intactes et qu’il n’y a pas de rai­sons de voter plus à gauche que nécessaire.

Ce que Charles Michel enté­rine en atten­dant, c’est la bana­li­sa­tion de l’appropriation de l’État par les par­tis. Où est la néces­saire dis­tance quand on somme le PS de s’aligner en rang der­rière un Pre­mier ministre aus­si socia­liste soit-il ? Cela dit, ce rapla­tis­se­ment est, à des degrés divers, l’apanage de tout notre per­son­nel poli­tique, de haut en bas et de gauche à droite. Chaque fois qu’un cabi­net minis­té­riel orga­nise en son sein les rap­ports avec son groupe par­le­men­taire de façon à en contrô­ler les prises de posi­tion ; ou qu’un ministre voit ses pro­jets fusillés en gou­ver­ne­ment au pré­texte qu’un par­le­men­taire de son groupe a pris une ini­tia­tive qui contra­rie son col­lègue d’un autre par­ti de la coa­li­tion. Chaque fois qu’un par­ti débou­té d’une majo­ri­té com­mu­nale qu’il occu­pait de longue date dia­bo­lise la nou­velle majo­ri­té quoi qu’elle fasse, pas seule­ment le par­ti faux frère qui a tra­hi un éven­tuel accord pré­élec­to­ral. Chaque fois que sont impo­sés — au cas par cas — des accom­mo­de­ments avec les règles qui limitent le cumul des man­dats. Y a‑t-il encore un par­ti qui se donne l’ambition de sor­tir de la par­ti­cra­tie ? Y a‑t-il même un par­ti qui cherche, si pas une ligne claire en matière de décon­cen­tra­tion des pou­voirs, au moins une vision affir­ma­tive, dyna­mique et pros­pec­tive de la démo­cra­tie, de ses prin­cipes, de son fonc­tion­ne­ment et de ses personnels ?

Si, pour uti­li­ser une image qui a déjà émaillé nos édi­to­riaux, « au PS il y a tou­jours quelqu’un qui épluche les ognons et un autre qui pleure », la pique qu’aurait pu lan­cer Charles Michel eût été de savoir pour­quoi la poly­pho­nie savante est une culture qui fait sys­tème au PS ? On pour­rait se conten­ter de consta­ter qu’ailleurs le phé­no­mène connait en géné­ral d’autres moda­li­tés. Chez Éco­lo, on aura plu­tôt affaire à des francs-tireurs qui ont des états d’âme par rap­port à leurs valeurs per­son­nelles ou à des « fun­dy » qui font dis­si­dence et se retrouvent qua­si seuls… sur le banc de touche. Ailleurs, les ten­sions épousent et per­pé­tuent de grands com­pro­mis his­to­riques (CDH, FDF) qui peuvent éven­tuel­le­ment conduire à la rup­ture (MR-Main­gain, CDH-Deprez).
Plus fon­da­men­ta­le­ment, le socia­lisme belge fran­co­phone connait trois réa­li­tés qui s’imbriquent pour for­mer une évi­dente spé­ci­fi­ci­té struc­tu­relle. C’est d’abord un par­ti qui, par défi­ni­tion, est cen­sé défendre le peuple contre le pou­voir et il est donc natu­rel­le­ment reven­di­ca­tif…, mais au pou­voir depuis des lustres, il est for­cé­ment pris entre ges­tion et contes­ta­tion ; secun­do c’est un très gros par­ti, ce qui ouvre à une cer­taine diver­si­té de cou­rants internes de taille cri­tique ; enfin, les baron­nies qui sont l’un des moteurs du PS sont depuis quelques années sur la défen­sive par rap­port au pou­voir cen­tral, et cer­taines tentent de sur­vivre en essayant de jouer d’une cer­taine légi­ti­mi­té populaire.

Que les prin­cipes de la sépa­ra­tion des res­pon­sa­bi­li­tés res­pec­tives des com­po­santes de l’État (notam­ment le gou­ver­ne­ment) et de celles du sys­tème poli­tique (notam­ment les par­tis poli­tiques) ne puissent ni ne doivent être appli­qués de manière rigide et abso­lue est évident. Qu’il y ait de solides conni­vences entre les ténors d’un par­ti qui exercent des fonc­tions minis­té­rielles et ceux qui dirigent le par­ti est néces­saire et, de toute manière, inévi­table. Sans quoi aucun pro­jet poli­tique d’une cer­taine consis­tance ne pour­rait prendre forme et réa­li­té. Mais cela n’empêche pas que le prin­cipe de la dis­tinc­tion et de la com­plé­men­ta­ri­té des res­pon­sa­bi­li­tés et des fonc­tions doive res­ter clai­re­ment pré­sent à l’esprit des acteurs et serve, le moment venu, de cri­tère pour per­mettre à cha­cun, res­pon­sable poli­tique, mili­tant ou simple citoyen, de déter­mi­ner son juge­ment et de prendre des décisions.

  1. Titre de l’éditorial de La Revue nou­velle de mars 2009.

Thomas Lemaigre


Auteur

Thomas Lemaigre est économiste et journaliste. Il opère depuis 2013 comme chercheur indépendant, spécialisé sur les politiques sociales et éducatives, ainsi que sur les problématiques socio-économiques régionales. Il exerce également des activités de traduction NL>FR et EN>FR. Il est co-fondateur de l'Agence Alter, éditrice, entre autres, du mensuel {Alter Echos}, qu'il a dirigée jusqu'en 2012. Il enseigne ou a enseigné dans plusieurs Hautes écoles sociales (HE2B, Helha, Henallux).

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.