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Sans vouloir prématurément conclure

Numéro 01/2 Janvier-Février 2003 - Constitution européenne religion Transcendance par José Reding

janvier 2003

Michel Gheude, Jean-Marc Fer­ry et José Reding reprennent suc­ces­si­ve­ment ici les axes essen­tiels des diverses contributions.

Michel Gheude

Il serait inté­res­sant de com­pa­rer le débat actuel sur la men­tion de la trans­cen­dance dans la Consti­tu­tion euro­péenne avec le débat, vieux de deux siècles, sur la pré­sence de Dieu dans la Consti­tu­tion américaine.

Jef­fer­son pen­sait que si on vou­lait la sépa­ra­tion com­plète des Églises et de l’É­tat avec comme objec­tif qu’au­cune Église ne puisse uti­li­ser l’É­tat pour en oppri­mer une autre, dans un esprit donc de pro­tec­tion de la liber­té de culte et de conscience de cha­cun, la seule manière d’as­seoir cette sépa­ra­tion de manière indis­cu­table et indis­cu­tée à jamais, c’é­tait que Dieu l’ait vou­lue lui­même. Dans cette concep­tion, c’est Dieu qui garan­tit la sépa­ra­tion des Églises et de l’É­tat. Mais ce Dieu n’est celui d’au­cune Église en par­ti­cu­lier, c’est un Dieu au sens new­to­nien, le Dieu du déisme, qui peut se concep­tua­li­ser dans dif­fé­rentes doc­trines, y com­pris sous la forme du Grand Archi­tecte de la franc-maçon­ne­rie régu­lière — un Dieu qu’au­cune Église ne peut reven­di­quer pour elle seule. C’est le Dieu du God Bless Ame­ri­ca qui ne manque pas d’ir­ri­ter aujourd’­hui nombre d’Eu­ro­péens. C’est qu’à l’é­poque, ce que nous appe­lons laï­ci­té n’a rien à voir avec l’a­théisme. Je rap­pelle que Jef­fer­son mais aus­si Frank­lin, Lafayette et Madi­son furent tous maçons. Quand Washing­ton pose la pre­mière pierre du Capi­tole, il porte son tablier. Mais ils ne furent pas athées pour autant.

L’É­tat moderne, c’est-à-dire l’É­tat libé­ral et laïque, qui dis­tingue entre valeurs pri­vées et normes publiques, est issu de l’ex­pé­rience tra­gique des deux siècles de guerres de reli­gion. Quand il com­mence à se mettre en place, l’a­théisme est encore un phé­no­mène mino­ri­taire. La laï­ci­té n’a pas été ima­gi­née pour don­ner une légi­ti­mi­té à l’a­théisme, mais bien pour per­mettre la coha­bi­ta­tion entre croyants de confes­sions dif­fé­rentes dans un même État.

Par la suite, en Europe en tout cas, et à la dif­fé­rence des États-Unis, l’a­théisme et l’ag­nos­ti­cisme sont deve­nus des convic­tions extrê­me­ment répan­dues. Et c’est cette nou­velle réa­li­té qui empêche de renou­ve­ler le coup de force de Jefferson.

Deuxième réflexion. Dans le dis­cours actuel des Églises deman­dant que la trans­cen­dance et l’hé­ri­tage chré­tien figurent dans la Consti­tu­tion euro­péenne, il me semble entendre une inquié­tude qui pour­rait se tra­duire ain­si : « Il ne fau­drait pas que l’É­tat, du fait qu’il est laïque, qu’il est sépa­ré des Églises, soit l’É­tat des seuls athées, c’est-à-dire, à nou­veau mais de manière inver­sée, l’É­tat d’une par­tie de la socié­té contre l’autre ou à l’ex­clu­sion de l’autre ou dans l’i­gno­rance de la réa­li­té de l’autre. »

Il y a là une demande de recon­nais­sance. Je la trouve légi­time, même si elle est for­mu­lée d’une manière que je crois per­son­nel­le­ment irre­ce­vable, parce que sous cette forme, elle consis­te­rait à exclure ceux qui ne croient pas et ils sont très nom­breux en Europe. Et parce qu’elle aurait aus­si pour consé­quence de créer une cou­pure avec les mil­lions de musul­mans qui vivent en Europe et de limi­ter for­te­ment les efforts remar­quables de l’É­glise catho­lique pour recon­naitre sa filia­tion juive.

Mais je pense néan­moins que cette demande doit être enten­due. Il fau­drait qu’une Consti­tu­tion euro­péenne dise clai­re­ment que l’É­tat ne peut en aucun cas être un État anti­re­li­gieux du type de l’É­tat sovié­tique, qui n’é­tait pas un État laïque mais un État hos­tile à la reli­gion, alors qu’un État laïque recon­nait à cha­cun le droit de pra­ti­quer la reli­gion qu’il veut et de la manière la plus libre pos­sible. Je pense que cette liber­té, cette recon­nais­sance de la diver­si­té des approches convic­tion­nelles et spi­ri­tuelles de cha­cun, doit être vrai­ment mar­quée. C’est cette demande-là que j’en­tends dans la demande des évêques. Elle s’ex­prime dans leur langue, si je puis dire, avec un par­fum nos­tal­gique. Mais c’est une manière de rap­pe­ler que, dans cette lutte entre clé­ri­ca­lisme et laï­ci­té, cha­cun a lais­sé quelques plumes, qu’on n’a pas oublié ses cica­trices et qu’on vou­drait bien que les choses soient dites de manière telle qu’on ne soit pas bles­sé à nouveau.

Si nous enten­dons cela et affir­mons que l’Eu­rope ne se construit pas contre les reli­gions, qu’elle ne se construit pas contre le chris­tia­nisme, qu’ef­fec­ti­ve­ment elle est consciente de l’hé­ri­tage, non seule­ment chré­tien mais aus­si juif et ara­bo-musul­man, nous fai­sons un pas vers une Nou­velle Anda­lou­sie, c’est-à-dire une Europe où une mul­ti­pli­ci­té de cultures et de convic­tions coexistent et dia­loguent. Il serait donc inté­res­sant d’al­ler un pas plus loin que l’ar­ticle 10 de la Charte des droits fon­da­men­taux de l’U­nion euro­péenne qui recon­nait la liber­té de pen­sée, de conscience et de reli­gion, pour trou­ver une for­mule qui invite chaque famille de pen­sée à jouer un rôle actif, en ame­nant son héri­tage et sa mémoire. Pour reprendre un mot de Jean-Marc Fer­ry, ce serait un « geste inclusif ».

Troi­sième réflexion : dans une concep­tion laïque clas­sique, les Églises font par­tie de la socié­té civile. C’est un regrou­pe­ment d’in­di­vi­dus comme un autre. Or je ne suis pas sûr que les Églises ont envie d’être trai­tées comme des asso­cia­tions et d’être enten­dues au même titre qu’un syn­di­cat ou un mou­ve­ment. Les croyants sont certes pré­sents dans la socié­té civile à tra­vers des com­mu­nau­tés, des asso­cia­tions, des syn­di­cats, etc., mais les Églises en tant que telles aime­raient sans doute béné­fi­cier d’un sta­tut particulier.

On voit que, comme l’a sou­li­gné Muriel Ruol, dans la dis­cus­sion sur cette demande des Églises, c’est la laï­ci­té qui est inter­ro­gée. Il y a une demande de pro­gres­sion, de renou­vel­le­ment, de déve­lop­pe­ment, de repen­sée de la laï­ci­té. C’est un concept poli­tique fon­da­men­tal issu de l’ex­pé­rience his­to­rique des guerres de reli­gion en Europe et, glo­ba­le­ment, il donne satis­fac­tion. Mais peut-être faut-il le faire évo­luer. Je pense à l’i­dée de Guillaume de Stexhe : on est pas­sé d’une demande de « reli­gio­ser » l’es­pace public à la ques­tion du « com­ment publi­ci­ser les convic­tions ». C’est un mou­ve­ment pro­fond de la socié­té, une redé­fi­ni­tion du public et du privé.

Dans les émis­sions de télé­vi­sion d’au­jourd’­hui, on sent très bien cette ten­sion. Une émis­sion comme Loft sto­ry tra­vaille pré­ci­sé­ment cette ques­tion. Cer­tains aspects de la vie pri­vée sont désor­mais affi­chés dans l’es­pace public. Les pré­fé­rences sexuelles, par exemple. Inver­se­ment, la lit­té­ra­ture par­ti­ci­pait de l’es­pace public jusque dans les années quatre-vingt, puis elle a lit­té­ra­le­ment bas­cu­lé dans l’es­pace pri­vé. Elle fait désor­mais par­tie des loi­sirs indi­vi­duels et ne donne lieu à débat public que quand il y a matière à scan­dale ou à procès.

Avec la laï­ci­té, la reli­gion est deve­nue une affaire pri­vée. Elle fera peut-être retour dans l’es­pace public et dans l’es­pace poli­tique à la faveur du mou­ve­ment très géné­ral de redé­fi­ni­tion de ce qui est pri­vé et de ce qui est public. Les Églises peuvent être mobi­li­sées par ce besoin de publi­ci­sa­tion. Mais aus­si de manière plus indi­vi­duelle, les croyants. Parce qu’il s’ins­crit dans une socié­té indi­vi­dua­liste de masse, le mou­ve­ment de publi­ci­sa­tion des croyances se tra­dui­ra sans doute par la mul­ti­pli­ca­tion des voix, y com­pris au sein des Églises. Plus les Églises vou­dront par­ti­ci­per au débat public, plus leurs débats internes devien­dront publics eux aus­si. Nous ne revien­drons pas à une nor­ma­li­sa­tion de la parole par des ins­ti­tu­tions, nous irons sans doute vers un élar­gis­se­ment et un écla­te­ment du débat.

Michel Gheude
_Michel Gheude est écrivain.

Jean-Marc Ferry

En accord avec Georges Lié­nard, je dirais sim­ple­ment que du point de vue d’un espace public démo­cra­tique, que l’on sou­haite voir se déve­lop­per en Union euro­péenne, les auto­ri­tés, notam­ment les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques, n’ont aucun accès pri­vi­lé­gié aux pro­blèmes éthiques qui ren­ver­raient à des convic­tions morales ou anthro­po­lo­giques elles-mêmes ancrées dans le patri­moine religieux.

Ce n’est pas parce qu’il y a cet ancrage indis­cu­table, for­mé au sein des reli­gions, de convic­tions ou intui­tions morales pro­fondes, que les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques auraient un accès pri­vi­lé­gié à la réso­lu­tion des pro­blèmes éthiques fon­da­men­taux qui deviennent aujourd’­hui des pro­blèmes de socié­té, pro­blèmes publics par consé­quent, qui embar­rassent tout le monde, ne serait-ce que sur la ques­tion de l’in­ter­rup­tion volon­taire de gros­sesse. Déter­mi­ner l’âge auquel l’embryon devient une per­sonne est un pro­blème méta­phy­sique tout à fait indé­ci­dable qui montre la mesure de notre igno­rance. Seules des pro­cé­dures peuvent répondre à ces pro­blèmes, même si l’on ne sait pas trop lesquelles.

D’autre part, il me semble que la struc­ture de repré­sen­ta­tion des sen­si­bi­li­tés reli­gieuses ne sau­rait consti­tuer une base valable ins­ti­tu­tion­nelle pour l’es­pace public euro­péen. Les conte­nus reli­gieux ne sont sécu­la­ri­sés, et n’entrent donc en rai­son sous un prin­cipe failli­bi­liste, qu’en étant por­tés naï­ve­ment par les convic­tions de tout un cha­cun. Et l’ex­pres­sion de ces conte­nus doit être favo­ri­sée au niveau de ce que l’on appelle la rai­son publique. Là, en écho à ce qu’a dit Guillaume de Stexhe, je dirais qu’il faut non pas « reli­gio­ser » le poli­tique, mais publi­ci­ser les convic­tions. C’est un slo­gan qu’on devrait encore peau­fi­ner mais qui est excellent, et qui ren­voie à la ques­tion de Marc Len­ders : « Qu’en est-il de la pri­va­ti­sa­tion des convic­tions, quel est le sens exact de l’expression ? »

Certes, sous cer­taines lati­tudes, par exemple en France mais non en Alle­magne, on n’aime pas dire d’où l’on vient et à quelle sen­si­bi­li­té on appar­tient. Mais, en réa­li­té, cette pri­va­ti­sa­tion des convic­tions reli­gieuses ren­voie à quelque chose de fon­da­men­tal et de struc­tu­rel, qui n’est pas non plus le refus de faire place à l’ex­pres­sion des sen­si­bi­li­tés religieuses.

Mais l’im­por­tant, c’est la rece­va­bi­li­té poli­tique de cer­tains types d’ar­gu­ments ou de cer­taines struc­tures d’ar­gu­ments, et c’est là le point, la marque même de la pri­va­ti­sa­tion, de l’ex­com­mu­ni­ca­tion poli­tique du reli­gieux. Par exemple, ima­gi­nons que ma femme veuille pra­ti­quer la contra­cep­tion et que je pro­teste auprès d’un tri­bu­nal en disant qu’elle ne le peut pas, car le couple a pour fina­li­té de don­ner lieu à la vie. Je pour­rais aus­si argu­men­ter autre­ment en disant : « Elle doit y renon­cer parce que je me suis enga­gé à la fidé­li­té, et que j’é­tais en droit au moment de mon mariage d’at­tendre une des­cen­dance. » La struc­ture du pre­mier argu­ment est à prio­ri irre­ce­vable par la rai­son juri­di­co-poli­tique, tan­dis que celle du second est à prio­ri rece­vable — même si dans les faits ma demande serait évi­dem­ment déboutée.

Cet exemple montre qu’il y a une struc­ture d’ar­gu­ments rece­vables à prio­ri et une autre, où ils ne le sont pas, et que la rai­son publique, la rai­son qui a droit à l’es­pace public est en quelque sorte pré­ju­gée par un cer­tain type de ratio­na­li­té argu­men­ta­tive qui ne fait pas droit à tous les registres de discours.

Le même rai­son­ne­ment vaut pour la peine de mort. L’ar­gu­ment clas­sique des abo­li­tion­nistes était de faire valoir qu’on ne peut abso­lu­ment pas se garan­tir contre l’er­reur judi­ciaire et que donc on com­met­trait évi­dem­ment dans cer­tains cas l’ir­ré­pa­rable en exé­cu­tant un inno­cent. Mais ima­gi­nons que les pro­grès de la science per­mettent un jour de déter­mi­ner avec une cer­ti­tude abso­lue l’au­teur d’un meurtre. Les abo­li­tion­nistes devraient alors argu­men­ter contre l’exé­cu­tion d’un cou­pable, ce qui les pri­ve­rait de la struc­ture clas­sique de l’ar­gu­men­ta­tion publique.

Ils sont donc obli­gés de faire fonds sur des convic­tions qui ne peuvent trou­ver d’ex­pres­sion que sur des registres nar­ra­tifs, par exemple, mais pas sur des registres clas­si­co-modernes d’ar­gu­men­ta­tion juri­dique. Nous avons là une limite de la rai­son publique, une limite struc­tu­relle, qui est en quelque sorte le symp­tôme de cette pri­va­ti­sa­tion des convic­tions et de cette excom­mu­ni­ca­tion poli­tique du religieux.

C’est ce que je vou­lais dire, tout en ajou­tant là par rap­port à ce qu’a dit Oli­vier Abel, et je crois qu’il est tout à fait d’ac­cord à ce sujet avec Phi­lippe Bacq, qu’il y a un uni­ver­sel qui ne relève pas d’une approche dog­ma­tique. Ce n’est pas un mou­ve­ment déter­mi­nant mais un mou­ve­ment réflé­chis­sant au sens de Kant, mou­ve­ment qui part jus­te­ment de la pra­tique en direc­tion d’un uni­ver­sel qui n’est jamais ache­vé dans une for­mule. Ce n’est pas un uni­ver­sel séman­tique, mais un uni­ver­sel prag­ma­tique en quelque sorte.

Jean-Marc Fer­ry

Jean-Marc Fer­ry est pro­fes­seur de phi­lo­so­phie à l’U.L.B.

José Reding

Je me réjouis qu’A­vi­cenne ait été le lieu d’un deuxième essai sti­mu­lant de pra­tique de recherche de consen­sus par confron­ta­tion. L’es­pé­rance, l’in­tui­tion que nous avons eue en lan­çant le groupe Avi­cenne s’est his­to­ri­que­ment très vite accor­dée avec la pro­cé­dure avan­cée dans l’oeuvre de Jean-Marc Fer­ry. Elle concer­nait, cette fois, le pro­blème pra­tique actuel­le­ment posé par les tra­vaux pré­pa­ra­toires de la Consti­tuante, à la veille de l’é­lar­gis­se­ment de la Com­mu­nau­té euro­péenne : faut-il oui ou non ins­crire une réfé­rence à la trans­cen­dance dans le pré­am­bule de la Constitution ?

sus par confron­ta­tion. Certes, il y a des bal­bu­tie­ments dans la pra­tique du groupe Avi­cenne. Il y a, par exemple des pers­pec­tives de pen­sée qui ne sont pas repré­sen­tées. À ce pro­pos, l’ab­sence d’un membre auto­ri­sé de la Conven­tion, qui aurait pu être un répon­dant à nos ques­tions et sug­ges­tions, ampute notre recherche de consen­sus d’un de ses para­mètres essen­tiels. Il nous reste à trou­ver d’autres che­mins pour que ce para­mètre de la recherche soit hono­ré. Mais le cli­mat de la ren­contre et la qua­li­té des inter­ven­tions, de même que la haute tenue du débat, sont des élé­ments qu’il importe de souligner.

J’ai­me­rais sou­li­gner l’im­por­tance d’un réel débat public sur l’in­té­rêt de l’ins­crip­tion de la trans­cen­dance dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion. D’a­bord parce qu’un tel débat implique une reprise de la réflexion sur la fron­tière pra­tique qui existe, en nos régions, depuis quelques siècles, et qui ren­voie les convic­tions du côté du domaine pri­vé. Dans le débat sur l’in­té­rêt de cette fron­tière, des fré­mis­se­ments sen­sés ont été marquants.

D’a­bord, le concept de trans­cen­dance est trop vite acca­pa­ré par les « reli­gieux » pour dési­gner le « divin ». Or il s’a­git avant tout d’un concept phi­lo­so­phique qui relève, très sou­vent, de la réflexion éthique. Le dévoie­ment séman­tique de l’u­ti­li­sa­tion du concept est très signi­fi­ca­tif, du côté de ceux qui jugent l’ins­crip­tion de la trans­cen­dance néces­saire comme du côté de ceux qui la trouvent super­flue, voire déplacée.

Ensuite, lorsque cette pre­mière remarque a été enten­due et géné­ra­le­ment accep­tée, le pro­blème s’est trou­vé for­mu­lé d’une nou­velle façon : il s’a­gi­rait de faire en sorte que soit pré­sente une exi­gence de « publi­ci­té des valeurs » dans la Consti­tu­tion, ou dans le pré­am­bule, de même qu’une réflexion sur les condi­tions d’ef­fec­ti­vi­té d’une telle publicité.

Comme cet hori­zon de sens n’est pas encore suf­fi­sam­ment déga­gé concep­tuel­le­ment et répan­du dans les men­ta­li­tés, il est appa­ru chez un grand nombre d’in­ter­ve­nants que l’ins­crip­tion de la trans­cen­dance dans le pré­am­bule de la Consti­tu­tion repré­sen­te­rait plu­tôt une « régres­sion » qu’une « évo­lu­tion ». Une telle ins­crip­tion appa­rai­trait (à tort concep­tuel­le­ment peut-être) comme la vic­toire d’une frac­tion reli­gieuse des citoyens sur une autre frac­tion. Des bles­sures pro­fondes se réveille­raient et des fronts, qui sont appré­ciés comme en par­tie his­to­ri­que­ment dépas­sés, réap­pa­rai­traient. La créa­tion d’un lien de citoyen­ne­té s’en trou­ve­rait han­di­ca­pée. L’exi­gence d’un débat public sur la ques­tion appa­rait donc encore plus néces­saire si l’on se place dans la pers­pec­tive d’une mémoire recons­truc­tive. À ce sujet, il faut sou­li­gner com­bien cer­taines par­ties de la mémoire euro­péenne ont pu être « sacri­fiées » (comme l’a fait remar­qué Guillaume de Stexhe). L’his­toire de l’Eu­rope ne peut com­men­cer ni en l’an III de notre ère ni au XVIIIe siècle !

La réflexion sur la « publi­ci­té des valeurs » devrait aus­si s’at­te­ler à la pers­pec­tive de l’u­ni­ver­sel, qui a été quel­que­fois abor­dé pen­dant la jour­née. À quelles condi­tions est sou­mis l’en­gen­dre­ment d’une dyna­mique d’u­ni­ver­sa­li­sa­tion des droits décou­lant de cer­taines valeurs ? Les contri­bu­tions et le débat se sont trop peu inquié­tés de ce ver­sant de la pro­blé­ma­tique. Je pense que la pro­cé­dure de recherche de consen­sus par confron­ta­tion peut contri­buer for­te­ment à une telle dyna­mique. Mais com­ment rejoindre les per­sonnes et les groupes qui ne croient plus dans les pro­cé­dures et se sentent lar­guées par les débats mis en place ? L’ap­port des mou­ve­ments sociaux serait ici très appréciable.

De façon prag­ma­tique, la ques­tion de l’ou­ver­ture à l’u­ni­ver­sel se trouve impli­quée dans la ques­tion des fron­tières de l’Eu­rope. La ques­tion est indé­ci­dable de façon « sub­stan­tielle ». Ni l’his­toire des fron­tières géo­gra­phiques ni la notion d’hé­ri­tage ne peuvent entrai­ner un consen­sus. Il me semble qu’une des bonnes façons de poser la ques­tion de l’ou­ver­ture pour­rait être la sui­vante : sans quelle nation, sans quel pays l’Eu­rope ne pour­rait-elle plus s’ap­pe­ler l’Eu­rope à nos yeux ? Et pour quelles rai­sons ? Là aus­si, posée de cette façon, la ques­tion pour­rait faire l’ob­jet d’un réel débat public concer­nant tous les citoyens. Et cela contri­bue­rait à des­si­ner les fron­tières sou­hai­tées de l’Eu­rope à construire.

Enfin, je vou­drais sou­li­gner l’in­té­rêt de la remarque d’O­li­vier Abel concer­nant l’ap­port fécond que pour­rait injec­ter, à un débat argu­men­té et ration­nel, une poé­tique créa­tive capable d’é­bran­ler l’ho­ri­zon ima­gi­naire des « fon­da­men­ta­lismes reli­gieux et poli­tiques de tous poils », de même que l’in­té­rêt de son concept de « désac­cords fon­da­teurs ». Ne peut-on pen­ser que sur la ques­tion de l’ins­crip­tion éven­tuelle de la « trans­cen­dance » dans la Consti­tu­tion, nous sommes vrai­ment devant des « désac­cords fon­da­teurs » de l’i­den­ti­té démo­cra­tique européenne ?

José Reding
_José Reding est théo­lo­gien du dio­cèse de Namur.

José Reding


Auteur

José Reding est théologien du diocèse de Namur.