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Sans vouloir prématurément conclure
Michel Gheude, Jean-Marc Ferry et José Reding reprennent successivement ici les axes essentiels des diverses contributions.
Michel Gheude
Il serait intéressant de comparer le débat actuel sur la mention de la transcendance dans la Constitution européenne avec le débat, vieux de deux siècles, sur la présence de Dieu dans la Constitution américaine.
Jefferson pensait que si on voulait la séparation complète des Églises et de l’État avec comme objectif qu’aucune Église ne puisse utiliser l’État pour en opprimer une autre, dans un esprit donc de protection de la liberté de culte et de conscience de chacun, la seule manière d’asseoir cette séparation de manière indiscutable et indiscutée à jamais, c’était que Dieu l’ait voulue luimême. Dans cette conception, c’est Dieu qui garantit la séparation des Églises et de l’État. Mais ce Dieu n’est celui d’aucune Église en particulier, c’est un Dieu au sens newtonien, le Dieu du déisme, qui peut se conceptualiser dans différentes doctrines, y compris sous la forme du Grand Architecte de la franc-maçonnerie régulière — un Dieu qu’aucune Église ne peut revendiquer pour elle seule. C’est le Dieu du God Bless America qui ne manque pas d’irriter aujourd’hui nombre d’Européens. C’est qu’à l’époque, ce que nous appelons laïcité n’a rien à voir avec l’athéisme. Je rappelle que Jefferson mais aussi Franklin, Lafayette et Madison furent tous maçons. Quand Washington pose la première pierre du Capitole, il porte son tablier. Mais ils ne furent pas athées pour autant.
L’État moderne, c’est-à-dire l’État libéral et laïque, qui distingue entre valeurs privées et normes publiques, est issu de l’expérience tragique des deux siècles de guerres de religion. Quand il commence à se mettre en place, l’athéisme est encore un phénomène minoritaire. La laïcité n’a pas été imaginée pour donner une légitimité à l’athéisme, mais bien pour permettre la cohabitation entre croyants de confessions différentes dans un même État.
Par la suite, en Europe en tout cas, et à la différence des États-Unis, l’athéisme et l’agnosticisme sont devenus des convictions extrêmement répandues. Et c’est cette nouvelle réalité qui empêche de renouveler le coup de force de Jefferson.
Deuxième réflexion. Dans le discours actuel des Églises demandant que la transcendance et l’héritage chrétien figurent dans la Constitution européenne, il me semble entendre une inquiétude qui pourrait se traduire ainsi : « Il ne faudrait pas que l’État, du fait qu’il est laïque, qu’il est séparé des Églises, soit l’État des seuls athées, c’est-à-dire, à nouveau mais de manière inversée, l’État d’une partie de la société contre l’autre ou à l’exclusion de l’autre ou dans l’ignorance de la réalité de l’autre. »
Il y a là une demande de reconnaissance. Je la trouve légitime, même si elle est formulée d’une manière que je crois personnellement irrecevable, parce que sous cette forme, elle consisterait à exclure ceux qui ne croient pas et ils sont très nombreux en Europe. Et parce qu’elle aurait aussi pour conséquence de créer une coupure avec les millions de musulmans qui vivent en Europe et de limiter fortement les efforts remarquables de l’Église catholique pour reconnaitre sa filiation juive.
Mais je pense néanmoins que cette demande doit être entendue. Il faudrait qu’une Constitution européenne dise clairement que l’État ne peut en aucun cas être un État antireligieux du type de l’État soviétique, qui n’était pas un État laïque mais un État hostile à la religion, alors qu’un État laïque reconnait à chacun le droit de pratiquer la religion qu’il veut et de la manière la plus libre possible. Je pense que cette liberté, cette reconnaissance de la diversité des approches convictionnelles et spirituelles de chacun, doit être vraiment marquée. C’est cette demande-là que j’entends dans la demande des évêques. Elle s’exprime dans leur langue, si je puis dire, avec un parfum nostalgique. Mais c’est une manière de rappeler que, dans cette lutte entre cléricalisme et laïcité, chacun a laissé quelques plumes, qu’on n’a pas oublié ses cicatrices et qu’on voudrait bien que les choses soient dites de manière telle qu’on ne soit pas blessé à nouveau.
Si nous entendons cela et affirmons que l’Europe ne se construit pas contre les religions, qu’elle ne se construit pas contre le christianisme, qu’effectivement elle est consciente de l’héritage, non seulement chrétien mais aussi juif et arabo-musulman, nous faisons un pas vers une Nouvelle Andalousie, c’est-à-dire une Europe où une multiplicité de cultures et de convictions coexistent et dialoguent. Il serait donc intéressant d’aller un pas plus loin que l’article 10 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne qui reconnait la liberté de pensée, de conscience et de religion, pour trouver une formule qui invite chaque famille de pensée à jouer un rôle actif, en amenant son héritage et sa mémoire. Pour reprendre un mot de Jean-Marc Ferry, ce serait un « geste inclusif ».
Troisième réflexion : dans une conception laïque classique, les Églises font partie de la société civile. C’est un regroupement d’individus comme un autre. Or je ne suis pas sûr que les Églises ont envie d’être traitées comme des associations et d’être entendues au même titre qu’un syndicat ou un mouvement. Les croyants sont certes présents dans la société civile à travers des communautés, des associations, des syndicats, etc., mais les Églises en tant que telles aimeraient sans doute bénéficier d’un statut particulier.
On voit que, comme l’a souligné Muriel Ruol, dans la discussion sur cette demande des Églises, c’est la laïcité qui est interrogée. Il y a une demande de progression, de renouvellement, de développement, de repensée de la laïcité. C’est un concept politique fondamental issu de l’expérience historique des guerres de religion en Europe et, globalement, il donne satisfaction. Mais peut-être faut-il le faire évoluer. Je pense à l’idée de Guillaume de Stexhe : on est passé d’une demande de « religioser » l’espace public à la question du « comment publiciser les convictions ». C’est un mouvement profond de la société, une redéfinition du public et du privé.
Dans les émissions de télévision d’aujourd’hui, on sent très bien cette tension. Une émission comme Loft story travaille précisément cette question. Certains aspects de la vie privée sont désormais affichés dans l’espace public. Les préférences sexuelles, par exemple. Inversement, la littérature participait de l’espace public jusque dans les années quatre-vingt, puis elle a littéralement basculé dans l’espace privé. Elle fait désormais partie des loisirs individuels et ne donne lieu à débat public que quand il y a matière à scandale ou à procès.
Avec la laïcité, la religion est devenue une affaire privée. Elle fera peut-être retour dans l’espace public et dans l’espace politique à la faveur du mouvement très général de redéfinition de ce qui est privé et de ce qui est public. Les Églises peuvent être mobilisées par ce besoin de publicisation. Mais aussi de manière plus individuelle, les croyants. Parce qu’il s’inscrit dans une société individualiste de masse, le mouvement de publicisation des croyances se traduira sans doute par la multiplication des voix, y compris au sein des Églises. Plus les Églises voudront participer au débat public, plus leurs débats internes deviendront publics eux aussi. Nous ne reviendrons pas à une normalisation de la parole par des institutions, nous irons sans doute vers un élargissement et un éclatement du débat.
Michel Gheude
_Michel Gheude est écrivain.
Jean-Marc Ferry
En accord avec Georges Liénard, je dirais simplement que du point de vue d’un espace public démocratique, que l’on souhaite voir se développer en Union européenne, les autorités, notamment les autorités ecclésiastiques, n’ont aucun accès privilégié aux problèmes éthiques qui renverraient à des convictions morales ou anthropologiques elles-mêmes ancrées dans le patrimoine religieux.
Ce n’est pas parce qu’il y a cet ancrage indiscutable, formé au sein des religions, de convictions ou intuitions morales profondes, que les autorités ecclésiastiques auraient un accès privilégié à la résolution des problèmes éthiques fondamentaux qui deviennent aujourd’hui des problèmes de société, problèmes publics par conséquent, qui embarrassent tout le monde, ne serait-ce que sur la question de l’interruption volontaire de grossesse. Déterminer l’âge auquel l’embryon devient une personne est un problème métaphysique tout à fait indécidable qui montre la mesure de notre ignorance. Seules des procédures peuvent répondre à ces problèmes, même si l’on ne sait pas trop lesquelles.
D’autre part, il me semble que la structure de représentation des sensibilités religieuses ne saurait constituer une base valable institutionnelle pour l’espace public européen. Les contenus religieux ne sont sécularisés, et n’entrent donc en raison sous un principe faillibiliste, qu’en étant portés naïvement par les convictions de tout un chacun. Et l’expression de ces contenus doit être favorisée au niveau de ce que l’on appelle la raison publique. Là, en écho à ce qu’a dit Guillaume de Stexhe, je dirais qu’il faut non pas « religioser » le politique, mais publiciser les convictions. C’est un slogan qu’on devrait encore peaufiner mais qui est excellent, et qui renvoie à la question de Marc Lenders : « Qu’en est-il de la privatisation des convictions, quel est le sens exact de l’expression ? »
Certes, sous certaines latitudes, par exemple en France mais non en Allemagne, on n’aime pas dire d’où l’on vient et à quelle sensibilité on appartient. Mais, en réalité, cette privatisation des convictions religieuses renvoie à quelque chose de fondamental et de structurel, qui n’est pas non plus le refus de faire place à l’expression des sensibilités religieuses.
Mais l’important, c’est la recevabilité politique de certains types d’arguments ou de certaines structures d’arguments, et c’est là le point, la marque même de la privatisation, de l’excommunication politique du religieux. Par exemple, imaginons que ma femme veuille pratiquer la contraception et que je proteste auprès d’un tribunal en disant qu’elle ne le peut pas, car le couple a pour finalité de donner lieu à la vie. Je pourrais aussi argumenter autrement en disant : « Elle doit y renoncer parce que je me suis engagé à la fidélité, et que j’étais en droit au moment de mon mariage d’attendre une descendance. » La structure du premier argument est à priori irrecevable par la raison juridico-politique, tandis que celle du second est à priori recevable — même si dans les faits ma demande serait évidemment déboutée.
Cet exemple montre qu’il y a une structure d’arguments recevables à priori et une autre, où ils ne le sont pas, et que la raison publique, la raison qui a droit à l’espace public est en quelque sorte préjugée par un certain type de rationalité argumentative qui ne fait pas droit à tous les registres de discours.
Le même raisonnement vaut pour la peine de mort. L’argument classique des abolitionnistes était de faire valoir qu’on ne peut absolument pas se garantir contre l’erreur judiciaire et que donc on commettrait évidemment dans certains cas l’irréparable en exécutant un innocent. Mais imaginons que les progrès de la science permettent un jour de déterminer avec une certitude absolue l’auteur d’un meurtre. Les abolitionnistes devraient alors argumenter contre l’exécution d’un coupable, ce qui les priverait de la structure classique de l’argumentation publique.
Ils sont donc obligés de faire fonds sur des convictions qui ne peuvent trouver d’expression que sur des registres narratifs, par exemple, mais pas sur des registres classico-modernes d’argumentation juridique. Nous avons là une limite de la raison publique, une limite structurelle, qui est en quelque sorte le symptôme de cette privatisation des convictions et de cette excommunication politique du religieux.
C’est ce que je voulais dire, tout en ajoutant là par rapport à ce qu’a dit Olivier Abel, et je crois qu’il est tout à fait d’accord à ce sujet avec Philippe Bacq, qu’il y a un universel qui ne relève pas d’une approche dogmatique. Ce n’est pas un mouvement déterminant mais un mouvement réfléchissant au sens de Kant, mouvement qui part justement de la pratique en direction d’un universel qui n’est jamais achevé dans une formule. Ce n’est pas un universel sémantique, mais un universel pragmatique en quelque sorte.
Jean-Marc Ferry
Jean-Marc Ferry est professeur de philosophie à l’U.L.B.
José Reding
Je me réjouis qu’Avicenne ait été le lieu d’un deuxième essai stimulant de pratique de recherche de consensus par confrontation. L’espérance, l’intuition que nous avons eue en lançant le groupe Avicenne s’est historiquement très vite accordée avec la procédure avancée dans l’oeuvre de Jean-Marc Ferry. Elle concernait, cette fois, le problème pratique actuellement posé par les travaux préparatoires de la Constituante, à la veille de l’élargissement de la Communauté européenne : faut-il oui ou non inscrire une référence à la transcendance dans le préambule de la Constitution ?
sus par confrontation. Certes, il y a des balbutiements dans la pratique du groupe Avicenne. Il y a, par exemple des perspectives de pensée qui ne sont pas représentées. À ce propos, l’absence d’un membre autorisé de la Convention, qui aurait pu être un répondant à nos questions et suggestions, ampute notre recherche de consensus d’un de ses paramètres essentiels. Il nous reste à trouver d’autres chemins pour que ce paramètre de la recherche soit honoré. Mais le climat de la rencontre et la qualité des interventions, de même que la haute tenue du débat, sont des éléments qu’il importe de souligner.
J’aimerais souligner l’importance d’un réel débat public sur l’intérêt de l’inscription de la transcendance dans le préambule de la Constitution. D’abord parce qu’un tel débat implique une reprise de la réflexion sur la frontière pratique qui existe, en nos régions, depuis quelques siècles, et qui renvoie les convictions du côté du domaine privé. Dans le débat sur l’intérêt de cette frontière, des frémissements sensés ont été marquants.
D’abord, le concept de transcendance est trop vite accaparé par les « religieux » pour désigner le « divin ». Or il s’agit avant tout d’un concept philosophique qui relève, très souvent, de la réflexion éthique. Le dévoiement sémantique de l’utilisation du concept est très significatif, du côté de ceux qui jugent l’inscription de la transcendance nécessaire comme du côté de ceux qui la trouvent superflue, voire déplacée.
Ensuite, lorsque cette première remarque a été entendue et généralement acceptée, le problème s’est trouvé formulé d’une nouvelle façon : il s’agirait de faire en sorte que soit présente une exigence de « publicité des valeurs » dans la Constitution, ou dans le préambule, de même qu’une réflexion sur les conditions d’effectivité d’une telle publicité.
Comme cet horizon de sens n’est pas encore suffisamment dégagé conceptuellement et répandu dans les mentalités, il est apparu chez un grand nombre d’intervenants que l’inscription de la transcendance dans le préambule de la Constitution représenterait plutôt une « régression » qu’une « évolution ». Une telle inscription apparaitrait (à tort conceptuellement peut-être) comme la victoire d’une fraction religieuse des citoyens sur une autre fraction. Des blessures profondes se réveilleraient et des fronts, qui sont appréciés comme en partie historiquement dépassés, réapparaitraient. La création d’un lien de citoyenneté s’en trouverait handicapée. L’exigence d’un débat public sur la question apparait donc encore plus nécessaire si l’on se place dans la perspective d’une mémoire reconstructive. À ce sujet, il faut souligner combien certaines parties de la mémoire européenne ont pu être « sacrifiées » (comme l’a fait remarqué Guillaume de Stexhe). L’histoire de l’Europe ne peut commencer ni en l’an III de notre ère ni au XVIIIe siècle !
La réflexion sur la « publicité des valeurs » devrait aussi s’atteler à la perspective de l’universel, qui a été quelquefois abordé pendant la journée. À quelles conditions est soumis l’engendrement d’une dynamique d’universalisation des droits découlant de certaines valeurs ? Les contributions et le débat se sont trop peu inquiétés de ce versant de la problématique. Je pense que la procédure de recherche de consensus par confrontation peut contribuer fortement à une telle dynamique. Mais comment rejoindre les personnes et les groupes qui ne croient plus dans les procédures et se sentent larguées par les débats mis en place ? L’apport des mouvements sociaux serait ici très appréciable.
De façon pragmatique, la question de l’ouverture à l’universel se trouve impliquée dans la question des frontières de l’Europe. La question est indécidable de façon « substantielle ». Ni l’histoire des frontières géographiques ni la notion d’héritage ne peuvent entrainer un consensus. Il me semble qu’une des bonnes façons de poser la question de l’ouverture pourrait être la suivante : sans quelle nation, sans quel pays l’Europe ne pourrait-elle plus s’appeler l’Europe à nos yeux ? Et pour quelles raisons ? Là aussi, posée de cette façon, la question pourrait faire l’objet d’un réel débat public concernant tous les citoyens. Et cela contribuerait à dessiner les frontières souhaitées de l’Europe à construire.
Enfin, je voudrais souligner l’intérêt de la remarque d’Olivier Abel concernant l’apport fécond que pourrait injecter, à un débat argumenté et rationnel, une poétique créative capable d’ébranler l’horizon imaginaire des « fondamentalismes religieux et politiques de tous poils », de même que l’intérêt de son concept de « désaccords fondateurs ». Ne peut-on penser que sur la question de l’inscription éventuelle de la « transcendance » dans la Constitution, nous sommes vraiment devant des « désaccords fondateurs » de l’identité démocratique européenne ?
José Reding
_José Reding est théologien du diocèse de Namur.