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San Antonio, sa maman et les putains

Numéro 8 – 2020 - 75 ans littérature par Eliane Boucquey

décembre 2020

San Anto­nio, c’est un cas. Lit­té­raire : com­ment négli­ger un écri­vain à l’invention ver­bale aus­si ori­gi­nale et foi­son­nante ? Com­ment cau­tion­ner un auteur aus­si désin­volte et agres­si­ve­ment gros­sier ? Psy­cho­lo­gique : tout lec­teur ayant la tête pen­sante suc­combe un jour ou l’autre à la ten­ta­tion de décryp­ter cette œuvre de pur diver­tis­se­ment, d’ajuster ses visions et de cer­ner cet homme écrivain […]

Dossier

San Anto­nio, c’est un cas. Lit­té­raire : com­ment négli­ger un écri­vain à l’invention ver­bale aus­si ori­gi­nale et foi­son­nante ? Com­ment cau­tion­ner un auteur aus­si désin­volte et agres­si­ve­ment gros­sier ? Psy­cho­lo­gique : tout lec­teur ayant la tête pen­sante suc­combe un jour ou l’autre à la ten­ta­tion de décryp­ter cette œuvre de pur diver­tis­se­ment, d’ajuster ses visions et de cer­ner cet homme écri­vain qui, on le pressent, en nous dis­pen­sant ses jeux fous joue très sérieu­se­ment avec lui-même.

Par­mi d’autres, un thème ne manque pas de rete­nir l’attention : la rela­tion aux femmes. Un volume récent, Un os dans la noce, réveille en par­ti­cu­lier nos curio­si­tés. Après quelque cent récits où le héros San A, com­mis­saire de charme et irré­sis­tible tom­beur, accu­mule avec la même ver­ti­gi­neuse assu­rance les prouesses poli­cières et les per­for­mances sexuelles les plus éche­ve­lées, voi­ci un coup de théâtre. Aux pre­mières pages du livre, San A se marie. « Pas pos­sible ! », dit le lec­teur ingé­nu. « Impos­sible », décrète le lec­teur futé, qui attend la bombe. Le grand virage, en effet, n’aura pas lieu : San Anto­nio ne perd jamais. Ne change jamais : comme tout mythe, il est inal­té­rable. Mais il se pour­rait bien que ce volume, au-delà de ce mariage dyna­mi­té, soit un excep­tion­nel révé­la­teur des ten­sions qui déter­minent la rela­tion de San Anto­nio auteur aux femmes, et que ces ten­sions soient par ailleurs à l’origine du mythe san antonien.

Du conqué­rant infaillible, trou­vant de livre en livre, à chaque détour de l’action, un ravis­sant objet de chair dont il use illi­co avec un brio irré­sis­tible pour un plai­sir d’entracte, il y aurait beau­coup à dire. La femme per­çue, et décrite — avec un sans-gêne confon­dant — comme seul objet sexuel offert à la dis­cré­tion du mâle. L’inaltérable bonne conscience, si hau­te­ment pro­cla­mée qu’elle en devient sus­pecte, du séduc­teur-bien­fai­teur, géné­reux dis­pen­sa­teur de plai­sirs inef­fables, tou­jours éga­le­ment gra­ti­fié et gra­ti­fiant. Bref une sorte de sim­pli­fi­ca­tion opti­miste et joyeuse de la vie sexuelle, assor­tie d’un solide mépris de la femme, et s’appuyant sans ver­gogne sur le plus tra­di­tion­nel cli­chage des rôles…

Tout cela ne serait pas très neuf, ni suf­fi­sant. Avec San Anto­nio, il faut aller plus loin. À par­tir d’Un os dans la noce, Eliane Bouc­quey s’y emploie.

A.G.

Il y a plus que du talent chez San Anto­nio, il y a du Beau. De la poé­sie toute neuve, en écla­bous­sures, juste, forte, rapide. Tendre par­fois. « La nuit s’avance, c’est dire qu’elle recule. Des pro­jets de jour mettent un début de scin­tille­ment dans les car­reaux. » Poé­sie sur­prise, celle-ci vient après un mas­sacre. Elle vous sai­sit au moment où vous l’attendez le moins ; elle est par­tie avant que vous l’ayez recon­nue. Elle se moque d’ailleurs joyeu­se­ment de l’autre poé­sie, la vraie, la noble, celle qui ne vient que sur ren­dez-vous : « le jour n’en finit pas de mou­rir comme on dit en vraie littérature ».

Et pour­tant c’est cette vraie lit­té­ra­ture que San Anto­nio pra­ti­quait sous le nom de Fré­dé­ric Dard. « Sur la pelouse, disait-il et cette fois sans rire, un tour­ni­quet exha­lait une odeur d’herbe et de terre avec un bruit soyeux. » Ou bien encore : « Elle lui avait dit les grandes fenêtres som­mées de mou­lure pseu­do-Renais­sance ; ce per­ron aux marches creu­sées par des géné­ra­tions de pas ; cette façade grise et pour­tant gaie ; ce mou­ve­ment des toits d’ardoise sur les­quels glis­saient les der­nières lueurs du soir ». On aurait envie d’être méchante et ce ne serait qu’emboiter le pas à San Anto­nio qui ne s’est pas man­qué lui-même quand il atta­quait la haute lit­té­ra­ture. Alors on s’étonne. Ce qui doit le réjouir, lui qui fait pro­fes­sion d’étonner. Et pour­tant est-ce si éton­nant ? Obser­vez un enfant qui a peur : tan­tôt il joue au fan­fa­ron, tan­tôt il se cache dans les jupes de sa mère. San Anto­nio est cet enfant. L’enfant de Féli­cie. Sa peur est tenace et pro­fonde, elle ne le quitte jamais, elle le fas­cine tou­jours. Et c’est à domp­ter cette fas­ci­na­tion, à fas­ci­ner en retour que s’exerce son écri­ture, que se sont exer­cées deux écri­tures si dif­fé­rentes, celle de Fré­dé­ric Dard lorsqu’il se recueille et se recro­que­ville, celle de San Anto­nio lorsqu’il pour­fend et fanfaronne.

Quelle est la racine de cette peur ? Des psy­cha­na­lystes pour­raient ten­ter de l’imaginer ou de la décou­vrir. J’y renonce. Il me suf­fit de savoir qu’elle est com­mune à l’une et l’autre écri­ture du même écri­vain et qu’elle consiste en la peur d’être sur­pris, d’être ren­ver­sé, humi­lié, pié­ti­né. La moindre dis­trac­tion est un dan­ger, la moindre confiance, une fai­blesse. L’ennemi sur­git après l’abandon ; il sur­git sou­vent après l’amour. Aus­si écrire c’est être sur ses gardes, c’est aller au devant pour vaincre. En sédui­sant dirait Fré­dé­ric Dard. En fas­ci­nant dirait San Antonio.

Pre­nons Puisque les oiseaux meurent. Fré­dé­ric Dard cherche à séduire le lec­teur, sa peur, les femmes. Je dirai plu­tôt une femme, même si celle-ci prend plu­sieurs visages. Car il ne rêve que d’une femme qui serait à la fois mater­nelle et dési­rable, tendre et fuyante, dis­po­nible et cruelle, celle qui à la fois pro­digue le désir et la sécu­ri­té. Et pour l’atteindre, il s’avance dou­ce­ment, crain­ti­ve­ment, mesu­rant ses mots, enjo­li­vant ses phrases, rete­nant son souffle. Un souffle un peu fort, un tem­pé­ra­ment un peu rude, un phy­sique un peu lourd qu’il met entre paren­thèses pour ne point effa­rou­cher, pour ne point réveiller les monstres. Dès lors son écri­ture qui se vou­drait réser­vée est une écri­ture rete­nue, elle se croit pudeur, elle n’est que réti­cences. De gros silences, de mena­çants silences se per­çoivent der­rière les mots menus, der­rière les sen­ti­ments frêles que s’autorise cet auteur vigou­reux. Comme si le lec­teur allait juger, comme si le mal était embus­qué, comme si la femme allait ne plus aimer. Dans Puisque les oiseaux meurent per­sonne pour­tant ne cesse d’aimer, mais l’amour lui-même est mis à mal. Il ne peut pas, il casse. En deux. Deux fois : quatre mor­ceaux. D’abord son amour à lui, Laurent, le je du livre, clas­sique par­tage entre l’épouse et la mai­tresse. Son amour à elle ensuite. Assez étran­ge­ment il inverse les rôles fémi­nins : l’épouse est inac­ces­sible et la mai­tresse mater­nelle. Inver­sion peut-être vou­lue pour faci­li­ter l’évolution sou­hai­tée, la récon­ci­lia­tion rêvée du désir et du dévoue­ment, de la sexua­li­té et du ser­vice, de la putain et de la maman. Mais l’expérience pas plus que le livre ne mènent à cette récon­ci­lia­tion. La ten­dresse n’est peut-être pas alté­rée, mais ce par­tage, cette rup­ture de l’amour est into­lé­rable et la souf­france dès lors réveille les monstres. Enfin ! Elle réveille les colères, mais non encore les vigueurs de l’écrivain. Laurent tour­mente, se tour­mente, brise, étrangle…, mais il n’étrangle qu’un oiseau.

Dirais-je que San Anto­nio, l’écrivain, nait avec l’acceptation de cette rup­ture ? Rup­ture qui lui est into­lé­rable, mais qui est la réa­li­té enfin accep­tée, assu­mée dans la colère et le remords. Un remords sans doute bien camou­flé sous le jeu et l’humour. San Anto­nio deve­nu un grand, un homme, mais regret­tant tou­jours l’enfance et les rêves. San Anto­nio hor­ri­fié, s’engageant vaillam­ment, vile­ment dans l’horreur. Accep­tant, accen­tuant la hideuse rup­ture, toutes les rup­tures et par­mi elles celle de l’amour, celle qui sépare chaque femme, qui divise les femmes en mamans et en putains. Dès lors le livre devient immo­ral et riche. L’immoralité balaie les cloi­sons, les men­songes, les réserves, les silences. L’homme se découvre rude et fort. Les miroirs se déploient, les ner­vures du livre appa­raissent, la poé­sie flam­boie. L’ironie est ver­ti­gi­neuse. L’écrivain est né. Sous la folle désin­vol­ture éclate une véri­té. Cette véri­té que San Anto­nio n’a pas faite, qu’il recon­nait, qu’il hait et dans laquelle il se vautre, se délivre, se venge, rit, s’agite. Se dis­trait, dirait Pas­cal. Des véri­tés qu’il ne tente même pas de chan­ger ; le déses­poir fut trop bru­tal, la rup­ture trop pro­fonde. La peur devient immé­diate, pré­sence phy­sique que le jeu de l’ironie et sur­tout l’écriture rapide, presque auto­ma­tique, rafrai­chit. Le mépris aus­si. Mépris de soi, du lec­teur, de tous. Féli­cie excep­tée. Pré­ser­vée parce qu’isolée, épar­gnée parce qu’ignorante.

« La voix de Féli­cie me par­vient. Elle est en train de lire une his­toire à Antoine bis. Chaque matin pen­dant le bain du chiard elle le fait tenir pénard en lui détaillant quelque conte à la con… il aime les sor­nettes… Féli­cie y met le temps, le ton… Sou­rire. Elle croi­ra tou­jours au vilain loup, M’man » (p. 10 – 11).

Féli­cie rachète tout. Elle est l’innocence dans tous les sens du terme. Elle ignore le mal et le mal l’ignore. Tou­jours iso­lée, auréo­lée dans un cercle étroit, bien clos, qui la pro­tège et d’où elle pro­tège. Elle est la Vierge Marie aux marins en détresse, la fémi­ni­té hono­rée, mise en cage, oubliée et reprise selon les heures et les choix. Tenue à bout de bras hors de la réa­li­té hideuse par son fils, elle nous rachète tous, auteur et lec­teurs, nous qui sommes encore des enfants. Et tan­dis que San Anto­nio dans cette posi­tion de démiurge sou­tient un monde avec fer­veur, il en pié­tine un autre avec joie et fureur. Les mains au ciel, les pieds dans la boue. Il par­ti­cipe à deux uni­vers dis­tincts, étran­gers l’un à l’autre. Pri­vi­lège mas­cu­lin : connaitre la dou­ceur du foyer et la liber­té du grand large. On pour­rait hasar­der qu’il assure le lien de l’un à l’autre monde ? Qu’il rap­porte à Féli­cie quelque aven­ture et qu’il emporte au-dehors quelque dou­ceur. Il n’en est rien. Même si quelque osmose se réa­lise quel­que­fois, elle est rare, limi­tée, vite mai­tri­sée, vite réduite. Si Féli­cie peut se trou­ver par mégarde sur les ter­rains de l’aventure, c’est pro­té­gée incon­di­tion­nel­le­ment par la plume de l’écrivain, la meilleure des pro­tec­tions. Si elle assiste à quelque com­bat elle se relève indemne, éton­née, attendrie :

« M’man ! M’man?, ma vieille…

Verte, mais intacte. Elle me visionne avec toute l’âpreté de son amour » (p. 29).

Et si par ailleurs il arrive à notre héros, accu­lé au plus ser­ré de l’aventure de crier « Maman ! », cette orai­son jacu­la­toire est vite cou­verte par les bruits du com­bat (p. 222).

Non, loin d’assurer le lien entre le foyer et le reste du monde, l’homme san anto­nien s’efforce d’assurer leur sépa­ra­tion. Son geste de sou­tien est un geste d’écartement. Ces deux uni­vers où il parait alter­na­ti­ve­ment, il les col­mate pour en assu­rer l’étanchéité. Dès lors le seul pas­sage auto­ri­sé, c’est lui.

Il contrôle et mai­trise tous les échanges entre l’univers mater­nel et l’univers social, entre celui qui fait les enfants et celui où les hommes gran­dis s’ébattent. En termes plus bru­taux, mais plus pré­cis, il veille à main­te­nir l’hiatus entre le monde de la repro­duc­tion et celui de la pro­duc­tion. Parce que cet hia­tus le sert.

Mais lui, est orien­té vers l’extérieur, vers l’univers mena­çant où sa place n’est pas encore acquise, est tou­jours à recon­qué­rir. Chaque livre sera ce même exploit : aller au-devant de la peur, la trou­ver, la coin­cer, la vaincre, puis reve­nir chez Féli­cie pour un bon repas, avant un autre départ, un autre livre, un autre exploit. Chaque livre est une incur­sion vers le monde exté­rieur. Le temps de prou­ver qu’on est un homme, le temps d’esquiver avant d’être ren­ver­sé, le temps de ren­ver­ser avant d’être accu­lé, le temps sur­tout de démas­quer avant d’être sur­pris. Le temps de mon­trer sa force, une force non seule­ment mus­cu­laire, mais spi­ri­tuelle : intel­li­gence, juge­ment, rapi­di­té, déci­sion. Et le décor sur lequel se joue le com­bat entre San Anto­nio et sa peur est celui de la pro­duc­tion. Au nid de la repro­duc­tion son pres­tige est incon­di­tion­nel. Une place est à prendre dans le champ des échanges et des rela­tions de tout ce qui cahin­ca­ha se note sur les comptes du pro­duit natio­nal brut. Dans le monde du tra­vail qui est divi­sé, orga­ni­sé, struc­tu­ré. Bref du tra­vail qui se rému­nère ou rap­porte de l’argent. Et déjà à ce niveau San Anto­nio se situe sur l’échelle d’une hié­rar­chie : un poli­cier a des chefs et des subor­don­nés. Jamais le chef, « le vieux », n’est évo­qué sans que d’un geste ner­veux de l’écriture il n’écarte cette auto­ri­té qui le menace. Les subor­don­nés aus­si s’ils sont trop zélés pour­raient éga­ler le grand San A. Ain­si Béru, ce San­cho qui tire par­fois notre don Qui­chotte de situa­tions impos­sibles où le mène sa fan­tai­sie, faut pas qu’il paraisse trop vic­to­rieux, trop fin ou plus rusé que le héros, aus­si est-ce en zézayant qu’il se pré­sente pour sau­ver le San A, fice­lé, piteux, prêt à être jeté à la mer : «“Z’avez assez suf­fi­sam­ment joué z’aux cons comme ça!” toni­true une voix aimée, aus­si tonique que toni­truante » (p. 224).

Mais les com­pères de la confré­rie sont faci­le­ment éteints d’un trait de plume. San A est le plus malin. Le seul malin. Le dan­ger est ailleurs. D’autres risquent d’être plus ingé­nieux que lui et sur­tout de le prou­ver. Écrire sera prou­ver le contraire. Écrire sera éli­mi­ner d’abord les adver­saires les plus faibles, les plus négli­geables pour se trou­ver fina­le­ment nez à nez avec l’Ennemi, c’est-à-dire le plus intel­li­gent, se mesu­rer à lui, le vaincre, de la plume et du révol­ver, puis s’en retour­ner cal­mé, quit­ter pour un temps cette scène de lutte, cet échi­quier de luttes sur lequel il a fait la preuve de sa viri­li­té. Mais voyons l’exploit par­ti­cu­lier d’Un os dans la noce.

De grandes forces socioé­co­no­miques, les pays pro­duc­teurs de pétrole alliés au grand capi­tal font la guerre aux braves gens. Enten­dez aux braves gens de nos pays, qui dési­rent consom­mer de l’énergie aux plus bas prix. Des savants de chez nous recherchent le moyen de tirer l’énergie de l’eau. Mais pétro­liers et capi­ta­listes cherchent à empê­cher cette recherche tan­dis que San Anto­nio, le brave poli­cier, défen­seur de nos braves gens, a l’idée tout aus­si brave et rai­son­nable de se marier avec la belle, la douce, l’idéale Zoé. Vieux rêve de Fré­dé­ric Dard : épou­ser son désir. Évè­ne­ment pour San Anto­nio, serait-ce la fin de la rup­ture maman-putain ? Or, le pétrole allié au grand capi­tal vont empê­cher ce mariage pour lequel San Anto­nio res­sent quelque appré­hen­sion. Une bombe pla­cée sous la table de la mai­rie doit explo­ser au oui san anto­nien. Elle explose. Mais qui visait-elle ? Voi­là le mys­tère. Voi­là le sym­bole de l’enjeu. Était-ce l’ordre des braves gens consom­ma­teurs d’énergie, c’est-à-dire le maire ? Ou était-ce Zoé ? Qui est mena­cé, d’une part, et qui est l’agresseur véri­table, d’autre part ? Quel enne­mi chasse le héros, ou plu­tôt quel Enne­mi s’invente-t-il, lui qui tient la plume et le révol­ver ? Quel est celui qu’il va ren­con­trer fina­le­ment au plus chaud de l’intrigue et qui porte le masque de sa peur ? Cette peur à vaincre.

Pour­sui­vons. Le maire est mort. Zoé est à l’hôpital, l’épaule en bouillie. Féli­cie et Antoine bis sont indemnes. San A est sur les pistes. L’univers pri­vé, après une courte paren­thèse, se referme. Aucun, aucune n’en fran­chi­ra le cercle magique. Uni­vers clos, oublié pour un temps, il panse ses bles­sures et attend son héros. Un héros brillant qui découvre un cadavre, le vole, est volé, pour­suit, est pour­sui­vi et se retrouve sur un ilot entou­ré des flots de l’Atlantique, sou­mis aux pires tor­tures : plon­gé dans un baril d’anchois vivants, jusqu’aux narines. Outre cette volup­tueuse et fré­tillante inti­mi­té, le mal consiste en une alter­na­tive : avoir le nez à l’air ou les talons au sol, la fatigue ou l’étouffement. Suivent moult péri­pé­ties des­quelles notre héros se tire grâce à ses qua­li­tés de juge­ment et de célé­ri­té. Mais une jolie ins­ti­tu­trice le mène au sep­tième ciel et au réveil il est pris au filet. Son ingé­nio­si­té l’en libère à nou­veau, mais, au cours des com­bats, des com­bat­tants tombent. Sans lau­riers, sans regrets, sans vic­toire non plus, ils n’étaient pas le gros gibier et pour­tant ils étaient théo­ri­que­ment le gros enne­mi : le pétrole (Mer­dan­flak) est cadavre et le jeu reste aus­si ser­ré. Meurt aus­si Him­ker, le grand capi­tal. Sa mort indif­fère. San A reste aus­si vigi­lant, sa peur tou­jours en éveil per­çoit un enne­mi pire encore. On rétor­que­ra que les forces éco­no­miques sur­vivent à ces deux morts ? Cette lutte touche peu notre héros. Il décla­re­ra après le der­nier com­bat qu’il ne peut rien contre elles. Et il le dit avec le sou­rire (p. 245). Un sou­rire qui lui vient d’une autre vic­toire contre un autre dra­gon. Quel est-il ? Je rends la plume à San Anto­nio, qui manie avec autant d’éclat et d’une même main la plume et le révolver.

Tous sont morts. Ou presque. Reste l’Ennemi. Le voilà :

«…et je volte pour face à facer avec Foukett’s. Le faux super­in­ten­dant a une vision com­plète et pano­ra­mique de mon état d’âme. Il sait que je vais te le plom­ber d’importance. Lui en mettre pour deux cents grammes dans les centres vitaux. Lui per­fo­rer le bat­tant, le foie, quelques pou­mons et lui hacher, sans majo­ra­tion du devis, dix mètres de boyasse.

Alors il hurle :

– Non, arrêtez !

Et j’arrête.

Non pas que j’aie cou­tume d’obéir à l’injonction d’un mal­frat, tu parles que ô que non ! Mais c’est sa voix, le son de sa voix, qui me bloque. Car il n’est plus pareil. Foukett’s vient de me cau­ser avec une voix de femme. Avant que je sois reve­nu de ma stu­peur (j’y séjourne quelque temps) il porte ses deux mains à son visage. Tu ne peux pas savoir l’effet que ça fait, un tour pareil. C’est pres­ti­gieux. Inhu­mai­ne­ment réus­si. On dirait qu’elle s’arrache la figure. Ses deux mains retombent. Bon­jour Dora !

Pour une grande artiste, vous êtes une grande artiste » (p. 190).

Pres­ti­gieuse aus­si l’écriture : San Anto­nio est un grand artiste. D’ailleurs les deux rivaux se recon­naissent et se saluent avant le com­bat. Après quelques paroles cour­toises ils vont ten­ter de se détruire. Tous deux ont l’arme esti­mée : l’intelligence. De plus Dora a l’arme fémi­nine : la séduc­tion. Face à l’Ennemi enfin démas­qué, San Anto­nio use de l’arme mas­cu­line ; il a le pou­voir : le révol­ver et la plume. Notez que Dora manie par­fois le révol­ver, mais elle ne le manie que tra­ves­tie en homme. Pour­quoi ? C’est que sa séduc­tion est déjà suf­fi­sam­ment dan­ge­reuse. Si elle accu­mu­lait révol­ver et séduc­tion, San A serait en bouillie. Aus­si garde-t-il le pou­voir suprême, celui de l’écrivain. Le voi­là tou­te­fois ser­ré, il est devant son dra­gon, depuis long­temps nié, enfin recon­nu : la femme redou­table, incroya­ble­ment belle et suprê­me­ment intel­li­gente. Le vieux sou­hait de Bau­de­laire démen­ti : Dora est belle et elle parle. San A contemple l’extrême oppo­sé, le par­fait néga­tif de Féli­cie. L’autre mor­ceau de son vieil amour écla­té. Il a lais­sé au foyer la maman, sa ten­dresse, sa géné­ro­si­té, son igno­rance. La maman active à la repro­duc­tion. Or, voi­ci qu’il ren­contre Dora sur le ter­rain mou­vant des échanges, des pro­duits, de la pro­duc­tion. En elle il ren­contre le désir, la cupi­di­té, l’intelligence. La connais­sance du Bien et sur­tout du Mal. Le ser­pent. Adam et le ser­pent. La pomme cou­pée en deux : le Bien à ma droite, le Mal à ma gauche, Féli­cie d’une part, Dora de l’autre.

Vous me direz qu’il y eut, qu’il y a encore Zoé, son vieux rêve qui attend un mariage, Zoé la belle et pour­tant la douce, la dési­rable et pour­tant mère pro­mise. Mais pré­ci­sé­ment ce rêve avait levé quelque inquié­tude dès les pre­mières pages du livre.

« Je pense au tableau de Dali repré­sen­tant un petit gar­çon en train de sou­le­ver la peau de l’eau pour voir dor­mir un chien à l’ombre de la mer. Si on sou­le­vait la peau de mon cœur qu’apercevrait-on ? Encore mon cœur ou déjà mes c…? ma nos­tal­gie ou mon désir ? » (p. 13 – 14).

Cette inquié­tude sou­hai­tait une bombe, bombe qui jeta le détec­tive sur les pistes, pistes où d’ennemis en enne­mis il démas­qua le der­nier, l’ultime, son inquié­tude enfin incar­née : son Désir. L’exploit, le livre, c’est ce geste de l’enfant qui sou­lève la peau de la mer. Que fait l’enfant San Anto­nio qui découvre ses couilles près du cœur ? Il écrit un livre pour les sépa­rer. Pour détruire toute ten­ta­tive de les rap­pro­cher : Zoé s’esquive d’elle-même, pas besoin de la chas­ser. Et pour détruire son désir après en avoir joui : Dora est réduite à l’imbécilité. Elle se scinde en deux êtres, l’un viril, le frère, l’autre fémi­nin, la sœur. Sa viri­li­té morte, elle pleure enfin.

« Elle pleure. T’entends ? Elle pleure. C’est bon signe, aver­tit le Gros. Enfin une réac­tion fémi­nine ! Tu n’remarques rien ? On n’entend plus le fran­gin. Tu veux parier qu’il est clam­sé ? Faut qu’elle s’en ren­disse compte. C’est ça qui va lui réduire le men­tal à dis­po­si­tion » (p. 237).

Mieux que mort, le dra­gon est domp­té, il est démas­qué : il n’était que femme. Le dan­ger est écar­té. Féli­cie peut pré­pa­rer une blan­quette de veau, le livre est terminé.

On aime­rait le conti­nuer sous le titre « Zoé ren­contre Dora ». N’inviterait-on pas Féli­cie au rendez-vous ?

Eliane Boucquey


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