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San Antonio, sa maman et les putains
San Antonio, c’est un cas. Littéraire : comment négliger un écrivain à l’invention verbale aussi originale et foisonnante ? Comment cautionner un auteur aussi désinvolte et agressivement grossier ? Psychologique : tout lecteur ayant la tête pensante succombe un jour ou l’autre à la tentation de décrypter cette œuvre de pur divertissement, d’ajuster ses visions et de cerner cet homme écrivain […]
San Antonio, c’est un cas. Littéraire : comment négliger un écrivain à l’invention verbale aussi originale et foisonnante ? Comment cautionner un auteur aussi désinvolte et agressivement grossier ? Psychologique : tout lecteur ayant la tête pensante succombe un jour ou l’autre à la tentation de décrypter cette œuvre de pur divertissement, d’ajuster ses visions et de cerner cet homme écrivain qui, on le pressent, en nous dispensant ses jeux fous joue très sérieusement avec lui-même.
Parmi d’autres, un thème ne manque pas de retenir l’attention : la relation aux femmes. Un volume récent, Un os dans la noce, réveille en particulier nos curiosités. Après quelque cent récits où le héros San A, commissaire de charme et irrésistible tombeur, accumule avec la même vertigineuse assurance les prouesses policières et les performances sexuelles les plus échevelées, voici un coup de théâtre. Aux premières pages du livre, San A se marie. « Pas possible ! », dit le lecteur ingénu. « Impossible », décrète le lecteur futé, qui attend la bombe. Le grand virage, en effet, n’aura pas lieu : San Antonio ne perd jamais. Ne change jamais : comme tout mythe, il est inaltérable. Mais il se pourrait bien que ce volume, au-delà de ce mariage dynamité, soit un exceptionnel révélateur des tensions qui déterminent la relation de San Antonio auteur aux femmes, et que ces tensions soient par ailleurs à l’origine du mythe san antonien.
Du conquérant infaillible, trouvant de livre en livre, à chaque détour de l’action, un ravissant objet de chair dont il use illico avec un brio irrésistible pour un plaisir d’entracte, il y aurait beaucoup à dire. La femme perçue, et décrite — avec un sans-gêne confondant — comme seul objet sexuel offert à la discrétion du mâle. L’inaltérable bonne conscience, si hautement proclamée qu’elle en devient suspecte, du séducteur-bienfaiteur, généreux dispensateur de plaisirs ineffables, toujours également gratifié et gratifiant. Bref une sorte de simplification optimiste et joyeuse de la vie sexuelle, assortie d’un solide mépris de la femme, et s’appuyant sans vergogne sur le plus traditionnel clichage des rôles…
Tout cela ne serait pas très neuf, ni suffisant. Avec San Antonio, il faut aller plus loin. À partir d’Un os dans la noce, Eliane Boucquey s’y emploie.
A.G.
Il y a plus que du talent chez San Antonio, il y a du Beau. De la poésie toute neuve, en éclaboussures, juste, forte, rapide. Tendre parfois. « La nuit s’avance, c’est dire qu’elle recule. Des projets de jour mettent un début de scintillement dans les carreaux. » Poésie surprise, celle-ci vient après un massacre. Elle vous saisit au moment où vous l’attendez le moins ; elle est partie avant que vous l’ayez reconnue. Elle se moque d’ailleurs joyeusement de l’autre poésie, la vraie, la noble, celle qui ne vient que sur rendez-vous : « le jour n’en finit pas de mourir comme on dit en vraie littérature ».
Et pourtant c’est cette vraie littérature que San Antonio pratiquait sous le nom de Frédéric Dard. « Sur la pelouse, disait-il et cette fois sans rire, un tourniquet exhalait une odeur d’herbe et de terre avec un bruit soyeux. » Ou bien encore : « Elle lui avait dit les grandes fenêtres sommées de moulure pseudo-Renaissance ; ce perron aux marches creusées par des générations de pas ; cette façade grise et pourtant gaie ; ce mouvement des toits d’ardoise sur lesquels glissaient les dernières lueurs du soir ». On aurait envie d’être méchante et ce ne serait qu’emboiter le pas à San Antonio qui ne s’est pas manqué lui-même quand il attaquait la haute littérature. Alors on s’étonne. Ce qui doit le réjouir, lui qui fait profession d’étonner. Et pourtant est-ce si étonnant ? Observez un enfant qui a peur : tantôt il joue au fanfaron, tantôt il se cache dans les jupes de sa mère. San Antonio est cet enfant. L’enfant de Félicie. Sa peur est tenace et profonde, elle ne le quitte jamais, elle le fascine toujours. Et c’est à dompter cette fascination, à fasciner en retour que s’exerce son écriture, que se sont exercées deux écritures si différentes, celle de Frédéric Dard lorsqu’il se recueille et se recroqueville, celle de San Antonio lorsqu’il pourfend et fanfaronne.
Quelle est la racine de cette peur ? Des psychanalystes pourraient tenter de l’imaginer ou de la découvrir. J’y renonce. Il me suffit de savoir qu’elle est commune à l’une et l’autre écriture du même écrivain et qu’elle consiste en la peur d’être surpris, d’être renversé, humilié, piétiné. La moindre distraction est un danger, la moindre confiance, une faiblesse. L’ennemi surgit après l’abandon ; il surgit souvent après l’amour. Aussi écrire c’est être sur ses gardes, c’est aller au devant pour vaincre. En séduisant dirait Frédéric Dard. En fascinant dirait San Antonio.
Prenons Puisque les oiseaux meurent. Frédéric Dard cherche à séduire le lecteur, sa peur, les femmes. Je dirai plutôt une femme, même si celle-ci prend plusieurs visages. Car il ne rêve que d’une femme qui serait à la fois maternelle et désirable, tendre et fuyante, disponible et cruelle, celle qui à la fois prodigue le désir et la sécurité. Et pour l’atteindre, il s’avance doucement, craintivement, mesurant ses mots, enjolivant ses phrases, retenant son souffle. Un souffle un peu fort, un tempérament un peu rude, un physique un peu lourd qu’il met entre parenthèses pour ne point effaroucher, pour ne point réveiller les monstres. Dès lors son écriture qui se voudrait réservée est une écriture retenue, elle se croit pudeur, elle n’est que réticences. De gros silences, de menaçants silences se perçoivent derrière les mots menus, derrière les sentiments frêles que s’autorise cet auteur vigoureux. Comme si le lecteur allait juger, comme si le mal était embusqué, comme si la femme allait ne plus aimer. Dans Puisque les oiseaux meurent personne pourtant ne cesse d’aimer, mais l’amour lui-même est mis à mal. Il ne peut pas, il casse. En deux. Deux fois : quatre morceaux. D’abord son amour à lui, Laurent, le je du livre, classique partage entre l’épouse et la maitresse. Son amour à elle ensuite. Assez étrangement il inverse les rôles féminins : l’épouse est inaccessible et la maitresse maternelle. Inversion peut-être voulue pour faciliter l’évolution souhaitée, la réconciliation rêvée du désir et du dévouement, de la sexualité et du service, de la putain et de la maman. Mais l’expérience pas plus que le livre ne mènent à cette réconciliation. La tendresse n’est peut-être pas altérée, mais ce partage, cette rupture de l’amour est intolérable et la souffrance dès lors réveille les monstres. Enfin ! Elle réveille les colères, mais non encore les vigueurs de l’écrivain. Laurent tourmente, se tourmente, brise, étrangle…, mais il n’étrangle qu’un oiseau.
Dirais-je que San Antonio, l’écrivain, nait avec l’acceptation de cette rupture ? Rupture qui lui est intolérable, mais qui est la réalité enfin acceptée, assumée dans la colère et le remords. Un remords sans doute bien camouflé sous le jeu et l’humour. San Antonio devenu un grand, un homme, mais regrettant toujours l’enfance et les rêves. San Antonio horrifié, s’engageant vaillamment, vilement dans l’horreur. Acceptant, accentuant la hideuse rupture, toutes les ruptures et parmi elles celle de l’amour, celle qui sépare chaque femme, qui divise les femmes en mamans et en putains. Dès lors le livre devient immoral et riche. L’immoralité balaie les cloisons, les mensonges, les réserves, les silences. L’homme se découvre rude et fort. Les miroirs se déploient, les nervures du livre apparaissent, la poésie flamboie. L’ironie est vertigineuse. L’écrivain est né. Sous la folle désinvolture éclate une vérité. Cette vérité que San Antonio n’a pas faite, qu’il reconnait, qu’il hait et dans laquelle il se vautre, se délivre, se venge, rit, s’agite. Se distrait, dirait Pascal. Des vérités qu’il ne tente même pas de changer ; le désespoir fut trop brutal, la rupture trop profonde. La peur devient immédiate, présence physique que le jeu de l’ironie et surtout l’écriture rapide, presque automatique, rafraichit. Le mépris aussi. Mépris de soi, du lecteur, de tous. Félicie exceptée. Préservée parce qu’isolée, épargnée parce qu’ignorante.
« La voix de Félicie me parvient. Elle est en train de lire une histoire à Antoine bis. Chaque matin pendant le bain du chiard elle le fait tenir pénard en lui détaillant quelque conte à la con… il aime les sornettes… Félicie y met le temps, le ton… Sourire. Elle croira toujours au vilain loup, M’man » (p. 10 – 11).
Félicie rachète tout. Elle est l’innocence dans tous les sens du terme. Elle ignore le mal et le mal l’ignore. Toujours isolée, auréolée dans un cercle étroit, bien clos, qui la protège et d’où elle protège. Elle est la Vierge Marie aux marins en détresse, la féminité honorée, mise en cage, oubliée et reprise selon les heures et les choix. Tenue à bout de bras hors de la réalité hideuse par son fils, elle nous rachète tous, auteur et lecteurs, nous qui sommes encore des enfants. Et tandis que San Antonio dans cette position de démiurge soutient un monde avec ferveur, il en piétine un autre avec joie et fureur. Les mains au ciel, les pieds dans la boue. Il participe à deux univers distincts, étrangers l’un à l’autre. Privilège masculin : connaitre la douceur du foyer et la liberté du grand large. On pourrait hasarder qu’il assure le lien de l’un à l’autre monde ? Qu’il rapporte à Félicie quelque aventure et qu’il emporte au-dehors quelque douceur. Il n’en est rien. Même si quelque osmose se réalise quelquefois, elle est rare, limitée, vite maitrisée, vite réduite. Si Félicie peut se trouver par mégarde sur les terrains de l’aventure, c’est protégée inconditionnellement par la plume de l’écrivain, la meilleure des protections. Si elle assiste à quelque combat elle se relève indemne, étonnée, attendrie :
« M’man ! M’man?, ma vieille…
Verte, mais intacte. Elle me visionne avec toute l’âpreté de son amour » (p. 29).
Et si par ailleurs il arrive à notre héros, acculé au plus serré de l’aventure de crier « Maman ! », cette oraison jaculatoire est vite couverte par les bruits du combat (p. 222).
Non, loin d’assurer le lien entre le foyer et le reste du monde, l’homme san antonien s’efforce d’assurer leur séparation. Son geste de soutien est un geste d’écartement. Ces deux univers où il parait alternativement, il les colmate pour en assurer l’étanchéité. Dès lors le seul passage autorisé, c’est lui.
Il contrôle et maitrise tous les échanges entre l’univers maternel et l’univers social, entre celui qui fait les enfants et celui où les hommes grandis s’ébattent. En termes plus brutaux, mais plus précis, il veille à maintenir l’hiatus entre le monde de la reproduction et celui de la production. Parce que cet hiatus le sert.
Mais lui, est orienté vers l’extérieur, vers l’univers menaçant où sa place n’est pas encore acquise, est toujours à reconquérir. Chaque livre sera ce même exploit : aller au-devant de la peur, la trouver, la coincer, la vaincre, puis revenir chez Félicie pour un bon repas, avant un autre départ, un autre livre, un autre exploit. Chaque livre est une incursion vers le monde extérieur. Le temps de prouver qu’on est un homme, le temps d’esquiver avant d’être renversé, le temps de renverser avant d’être acculé, le temps surtout de démasquer avant d’être surpris. Le temps de montrer sa force, une force non seulement musculaire, mais spirituelle : intelligence, jugement, rapidité, décision. Et le décor sur lequel se joue le combat entre San Antonio et sa peur est celui de la production. Au nid de la reproduction son prestige est inconditionnel. Une place est à prendre dans le champ des échanges et des relations de tout ce qui cahincaha se note sur les comptes du produit national brut. Dans le monde du travail qui est divisé, organisé, structuré. Bref du travail qui se rémunère ou rapporte de l’argent. Et déjà à ce niveau San Antonio se situe sur l’échelle d’une hiérarchie : un policier a des chefs et des subordonnés. Jamais le chef, « le vieux », n’est évoqué sans que d’un geste nerveux de l’écriture il n’écarte cette autorité qui le menace. Les subordonnés aussi s’ils sont trop zélés pourraient égaler le grand San A. Ainsi Béru, ce Sancho qui tire parfois notre don Quichotte de situations impossibles où le mène sa fantaisie, faut pas qu’il paraisse trop victorieux, trop fin ou plus rusé que le héros, aussi est-ce en zézayant qu’il se présente pour sauver le San A, ficelé, piteux, prêt à être jeté à la mer : «“Z’avez assez suffisamment joué z’aux cons comme ça!” tonitrue une voix aimée, aussi tonique que tonitruante » (p. 224).
Mais les compères de la confrérie sont facilement éteints d’un trait de plume. San A est le plus malin. Le seul malin. Le danger est ailleurs. D’autres risquent d’être plus ingénieux que lui et surtout de le prouver. Écrire sera prouver le contraire. Écrire sera éliminer d’abord les adversaires les plus faibles, les plus négligeables pour se trouver finalement nez à nez avec l’Ennemi, c’est-à-dire le plus intelligent, se mesurer à lui, le vaincre, de la plume et du révolver, puis s’en retourner calmé, quitter pour un temps cette scène de lutte, cet échiquier de luttes sur lequel il a fait la preuve de sa virilité. Mais voyons l’exploit particulier d’Un os dans la noce.
De grandes forces socioéconomiques, les pays producteurs de pétrole alliés au grand capital font la guerre aux braves gens. Entendez aux braves gens de nos pays, qui désirent consommer de l’énergie aux plus bas prix. Des savants de chez nous recherchent le moyen de tirer l’énergie de l’eau. Mais pétroliers et capitalistes cherchent à empêcher cette recherche tandis que San Antonio, le brave policier, défenseur de nos braves gens, a l’idée tout aussi brave et raisonnable de se marier avec la belle, la douce, l’idéale Zoé. Vieux rêve de Frédéric Dard : épouser son désir. Évènement pour San Antonio, serait-ce la fin de la rupture maman-putain ? Or, le pétrole allié au grand capital vont empêcher ce mariage pour lequel San Antonio ressent quelque appréhension. Une bombe placée sous la table de la mairie doit exploser au oui san antonien. Elle explose. Mais qui visait-elle ? Voilà le mystère. Voilà le symbole de l’enjeu. Était-ce l’ordre des braves gens consommateurs d’énergie, c’est-à-dire le maire ? Ou était-ce Zoé ? Qui est menacé, d’une part, et qui est l’agresseur véritable, d’autre part ? Quel ennemi chasse le héros, ou plutôt quel Ennemi s’invente-t-il, lui qui tient la plume et le révolver ? Quel est celui qu’il va rencontrer finalement au plus chaud de l’intrigue et qui porte le masque de sa peur ? Cette peur à vaincre.
Poursuivons. Le maire est mort. Zoé est à l’hôpital, l’épaule en bouillie. Félicie et Antoine bis sont indemnes. San A est sur les pistes. L’univers privé, après une courte parenthèse, se referme. Aucun, aucune n’en franchira le cercle magique. Univers clos, oublié pour un temps, il panse ses blessures et attend son héros. Un héros brillant qui découvre un cadavre, le vole, est volé, poursuit, est poursuivi et se retrouve sur un ilot entouré des flots de l’Atlantique, soumis aux pires tortures : plongé dans un baril d’anchois vivants, jusqu’aux narines. Outre cette voluptueuse et frétillante intimité, le mal consiste en une alternative : avoir le nez à l’air ou les talons au sol, la fatigue ou l’étouffement. Suivent moult péripéties desquelles notre héros se tire grâce à ses qualités de jugement et de célérité. Mais une jolie institutrice le mène au septième ciel et au réveil il est pris au filet. Son ingéniosité l’en libère à nouveau, mais, au cours des combats, des combattants tombent. Sans lauriers, sans regrets, sans victoire non plus, ils n’étaient pas le gros gibier et pourtant ils étaient théoriquement le gros ennemi : le pétrole (Merdanflak) est cadavre et le jeu reste aussi serré. Meurt aussi Himker, le grand capital. Sa mort indiffère. San A reste aussi vigilant, sa peur toujours en éveil perçoit un ennemi pire encore. On rétorquera que les forces économiques survivent à ces deux morts ? Cette lutte touche peu notre héros. Il déclarera après le dernier combat qu’il ne peut rien contre elles. Et il le dit avec le sourire (p. 245). Un sourire qui lui vient d’une autre victoire contre un autre dragon. Quel est-il ? Je rends la plume à San Antonio, qui manie avec autant d’éclat et d’une même main la plume et le révolver.
Tous sont morts. Ou presque. Reste l’Ennemi. Le voilà :
«…et je volte pour face à facer avec Foukett’s. Le faux superintendant a une vision complète et panoramique de mon état d’âme. Il sait que je vais te le plomber d’importance. Lui en mettre pour deux cents grammes dans les centres vitaux. Lui perforer le battant, le foie, quelques poumons et lui hacher, sans majoration du devis, dix mètres de boyasse.
Alors il hurle :
– Non, arrêtez !
Et j’arrête.
Non pas que j’aie coutume d’obéir à l’injonction d’un malfrat, tu parles que ô que non ! Mais c’est sa voix, le son de sa voix, qui me bloque. Car il n’est plus pareil. Foukett’s vient de me causer avec une voix de femme. Avant que je sois revenu de ma stupeur (j’y séjourne quelque temps) il porte ses deux mains à son visage. Tu ne peux pas savoir l’effet que ça fait, un tour pareil. C’est prestigieux. Inhumainement réussi. On dirait qu’elle s’arrache la figure. Ses deux mains retombent. Bonjour Dora !
Pour une grande artiste, vous êtes une grande artiste » (p. 190).
Prestigieuse aussi l’écriture : San Antonio est un grand artiste. D’ailleurs les deux rivaux se reconnaissent et se saluent avant le combat. Après quelques paroles courtoises ils vont tenter de se détruire. Tous deux ont l’arme estimée : l’intelligence. De plus Dora a l’arme féminine : la séduction. Face à l’Ennemi enfin démasqué, San Antonio use de l’arme masculine ; il a le pouvoir : le révolver et la plume. Notez que Dora manie parfois le révolver, mais elle ne le manie que travestie en homme. Pourquoi ? C’est que sa séduction est déjà suffisamment dangereuse. Si elle accumulait révolver et séduction, San A serait en bouillie. Aussi garde-t-il le pouvoir suprême, celui de l’écrivain. Le voilà toutefois serré, il est devant son dragon, depuis longtemps nié, enfin reconnu : la femme redoutable, incroyablement belle et suprêmement intelligente. Le vieux souhait de Baudelaire démenti : Dora est belle et elle parle. San A contemple l’extrême opposé, le parfait négatif de Félicie. L’autre morceau de son vieil amour éclaté. Il a laissé au foyer la maman, sa tendresse, sa générosité, son ignorance. La maman active à la reproduction. Or, voici qu’il rencontre Dora sur le terrain mouvant des échanges, des produits, de la production. En elle il rencontre le désir, la cupidité, l’intelligence. La connaissance du Bien et surtout du Mal. Le serpent. Adam et le serpent. La pomme coupée en deux : le Bien à ma droite, le Mal à ma gauche, Félicie d’une part, Dora de l’autre.
Vous me direz qu’il y eut, qu’il y a encore Zoé, son vieux rêve qui attend un mariage, Zoé la belle et pourtant la douce, la désirable et pourtant mère promise. Mais précisément ce rêve avait levé quelque inquiétude dès les premières pages du livre.
« Je pense au tableau de Dali représentant un petit garçon en train de soulever la peau de l’eau pour voir dormir un chien à l’ombre de la mer. Si on soulevait la peau de mon cœur qu’apercevrait-on ? Encore mon cœur ou déjà mes c…? ma nostalgie ou mon désir ? » (p. 13 – 14).
Cette inquiétude souhaitait une bombe, bombe qui jeta le détective sur les pistes, pistes où d’ennemis en ennemis il démasqua le dernier, l’ultime, son inquiétude enfin incarnée : son Désir. L’exploit, le livre, c’est ce geste de l’enfant qui soulève la peau de la mer. Que fait l’enfant San Antonio qui découvre ses couilles près du cœur ? Il écrit un livre pour les séparer. Pour détruire toute tentative de les rapprocher : Zoé s’esquive d’elle-même, pas besoin de la chasser. Et pour détruire son désir après en avoir joui : Dora est réduite à l’imbécilité. Elle se scinde en deux êtres, l’un viril, le frère, l’autre féminin, la sœur. Sa virilité morte, elle pleure enfin.
« Elle pleure. T’entends ? Elle pleure. C’est bon signe, avertit le Gros. Enfin une réaction féminine ! Tu n’remarques rien ? On n’entend plus le frangin. Tu veux parier qu’il est clamsé ? Faut qu’elle s’en rendisse compte. C’est ça qui va lui réduire le mental à disposition » (p. 237).
Mieux que mort, le dragon est dompté, il est démasqué : il n’était que femme. Le danger est écarté. Félicie peut préparer une blanquette de veau, le livre est terminé.
On aimerait le continuer sous le titre « Zoé rencontre Dora ». N’inviterait-on pas Félicie au rendez-vous ?