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Sale temps pour les travailleurs avec et sans emploi dans notre pays

Numéro 4 mai 2023 - conflit social emploi par François Reman Xavier Dupret

mai 2023

Le 7 mars der­nier, le groupe Ahold pre­nait la déci­sion de faire pas­ser sous fran­chise, les 128 maga­sins inté­grés de la marque Del­haize pré­sents en Bel­gique. Un nou­veau coup d’accélérateur dans la muta­tion d’un sec­teur qui se « flexi­bi­lise » à outrance et dont la pré­ca­ri­sa­tion des tra­vailleurs et tra­vailleuses s’intensifie. Un chan­ge­ment de culture dont La Revue nou­velle s’inquiétait déjà en 2017 en sou­li­gnant que « le sec­teur de la grande dis­tri­bu­tion est à maints égards un véri­table labo­ra­toire des tech­niques de ges­tion et de mar­ke­ting. En par­ti­cu­lier, les dis­po­si­tifs mana­gé­riaux qui y sont déve­lop­pés sont très rapi­de­ment éten­dus à d’autres seg­ments de la vente au détail et expor­tés vers d’autres sec­teurs, comme le sec­teur des ser­vices. D’une cer­taine manière, ce qu’ont vécu nombre de tra­vailleurs et, sur­tout de tra­vailleuses de la grande dis­tri­bu­tion augure de la recon­fi­gu­ra­tion géné­rale de l’organisation du travail. »

Éditorial

Le 7 mars der­nier, le groupe Ahold pre­nait la déci­sion de faire pas­ser sous fran­chise, les 128 maga­sins inté­grés de la marque Del­haize pré­sents en Bel­gique. Un nou­veau coup d’accélérateur dans la muta­tion d’un sec­teur qui se « flexi­bi­lise » à outrance et dont la pré­ca­ri­sa­tion des tra­vailleurs et tra­vailleuses s’intensifie. Un chan­ge­ment de culture dont La Revue nou­velle s’inquiétait déjà en 2017 en sou­li­gnant que « le sec­teur de la grande dis­tri­bu­tion est à maints égards un véri­table labo­ra­toire des tech­niques de ges­tion et de mar­ke­ting. En par­ti­cu­lier, les dis­po­si­tifs mana­gé­riaux qui y sont déve­lop­pés sont très rapi­de­ment éten­dus à d’autres seg­ments de la vente au détail et expor­tés vers d’autres sec­teurs, comme le sec­teur des ser­vices. D’une cer­taine manière, ce qu’ont vécu nombre de tra­vailleurs et, sur­tout de tra­vailleuses de la grande dis­tri­bu­tion augure de la recon­fi­gu­ra­tion géné­rale de l’organisation du tra­vail.1 »

La direc­tion de Del­haize s’est évi­dem­ment vou­lue ras­su­rante en sou­te­nant qu’aucun des 9000 tra­vailleurs concer­nés par le pas­sage sous fran­chise ne per­drait son tra­vail. Dans une vidéo envoyée aux membres du per­son­nel de l’enseigne, Xavier Pies­vaux, le CEO de Del­haize Bel­gium jus­ti­fiait le plan de fran­chise au regard des résul­tats de l’entreprise et ten­tait de ras­su­rer les employés. « Tous les col­la­bo­ra­teurs des super­mar­chés concer­nés ayant un contrat avec Del­haize gardent leur emploi et pour­suivent leur car­rière auprès du futur affi­lié », affirme-t-il. « Je suis convain­cu à 100 % que le plan d’avenir est la seule option pour garan­tir un futur durable à notre entreprise. »

Il fau­drait être bien naïf pour adhé­rer à ce dis­cours les yeux fer­més. En réa­li­té, l’opération de fran­chi­sa­tion repré­sente une réduc­tion de couts visant à aug­men­ter les marges béné­fi­ciaires du groupe. Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ont d’ailleurs fait leur cal­cul : en fran­chi­sant, le groupe Ahold Del­haize pour­rait à terme mul­ti­plier son béné­fice annuel par cinq. Cet objec­tif serait réa­li­sé par la dégra­da­tion pro­gres­sive des condi­tions de tra­vail mais sur­tout par une réduc­tion dras­tique de l’emploi. Les tra­vailleurs et tra­vailleuses qui refusent caté­go­ri­que­ment ce plan en ont donc par­fai­te­ment com­pris les enjeux. La vente par la mul­ti­na­tio­nale hol­lan­daise de ses maga­sins et de leurs tra­vailleurs vise à main­te­nir sa poli­tique d’augmentation des divi­dendes mal­gré la crise. Dans une étude, les syn­di­cats ont cal­cu­lé le gain atten­du par le groupe en par­tant du prin­cipe que via le jeu de la concur­rence, d’ici quelques années, les gérants indé­pen­dants devront ali­gner les condi­tions de tra­vail et d’organisation sur les AD Del­haize exis­tants, d’une taille équi­va­lente aux maga­sins inté­grés.2

Les tra­vailleurs vont en effet chan­ger de com­mis­sion pari­taire. Del­haize relève de la com­mis­sion pari­taire 202 (com­merce de détails ali­men­taire), mais la plu­part des maga­sins fran­chi­sés relève quant à eux de la com­mis­sion pari­taire 201 (com­merce de détails indé­pen­dants) ou 202.01 (moyenne entre­prise d’alimentation). Les juristes affi­liés au banc patro­nal n’ont eu de cesse de rap­pe­ler que la fran­chi­sa­tion des maga­sins inté­grés consti­tue un trans­fert d’entreprise au sens de la conven­tion col­lec­tive de tra­vail (CCT) 32 bis, c’est-à-dire que les tra­vailleurs de chaque maga­sin devront être repris avec leur rému­né­ra­tion et leur ancien­ne­té.3

Tout irait donc pour le mieux dans le meilleur de monde. On serait sim­ple­ment face à un ajus­te­ment tech­nique des condi­tions de tra­vailleurs qui ne jus­ti­fie en rien les 9 semaines d’actions syndicales. 

En outre, nous rap­pellent les juristes, le trans­fert ne peut consti­tuer un motif de licen­cie­ment, sauf en cas de motifs éco­no­miques, tech­niques ou orga­ni­sa­tion­nels. Nous y voi­là donc. L’employeur peut donc libre­ment licen­cier en rai­son d’une réor­ga­ni­sa­tion fai­sant suite au trans­fert d’entreprise. Il n’existe donc pas de véri­table pro­tec­tion contre le licen­cie­ment dans la CCT 32 bis.4

Rap­pe­lons aus­si que les effets d’une CCT ne sont pas éter­nels, celle-ci peut prendre fin, voire être dénon­cée par le repre­neur lui-même s’il s’agit d’une CCT d’entreprise. Enfin, la fran­chi­sa­tion pose une vraie ques­tion en termes de repré­sen­ta­tion des tra­vailleurs. La plu­part des Del­haize fran­chi­sés comptent moins de 50 tra­vailleurs ce qui ne les contraint pas à l’organisation d’élections sociales. Il n’y aura donc à terme plus de repré­sen­ta­tion des tra­vailleurs au sein d’un conseil d’entreprise ou d’un comi­té pour la pré­ven­tion et la pro­tec­tion au travail.

Les orga­ni­sa­tions syn­di­cales ont donc natu­rel­le­ment débrayé le jour de l’annonce du plan de fran­chi­sa­tion, orga­ni­sant des piquets devant les maga­sins et le blo­cage du dépôt de Zel­lik. À quoi la direc­tion de Del­haize a répon­du par l’introduction de requêtes uni­la­té­rales auprès des pré­si­dents des tri­bu­naux de pre­mière ins­tance en vue de faire lever les piquets par des huis­siers de jus­tice et obte­nant fina­le­ment une ordon­nance ayant pour effet de bri­ser les piquets de grève.
Cette ordon­nance s’inscrit dans une suite de déci­sions de jus­tice qui entendent vider le droit de grève de sa rai­son d’être, c’est-à-dire per­mettre aux tra­vailleurs de s’exprimer et de défendre leurs inté­rêts dans une rela­tion intrin­sè­que­ment hié­rar­chique en fai­sant perdre de l’argent à leurs employeurs.5

Car on le sait bien depuis Adam Smith, ce qui pro­duit la richesse des nations, d’un point de vue maté­riel, c’est le déploie­ment d’un effort pro­duc­tif par le tra­vail. Le capi­tal, et cela on le sait depuis Karl Marx, qui l’emploie et se verse un divi­dende à par­tir d’un sur­tra­vail (c’est-à-dire des heures de tra­vail non-rému­né­rées) n’opère pour sa part qu’à par­tir d’une conven­tion sociale, la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion garan­tie par la force répres­sive de l’appareil d’État. Le cas Del­haize nous le rap­pelle avec plus (ou peut-être autant) de force pro­bante qu’un tract de la gauche radicale.

Pour que ce sché­ma d’accumulation puisse fonc­tion­ner de manière opti­male, trois obs­tacles encom­brants doivent être ôtés de la route de mon­sieur Capital. 

Obs­tacle numé­ro un : un monde du tra­vail orga­ni­sé sur une base à la fois col­lec­tive et reven­di­ca­tive. En effet, l’atomisation des sala­riés prive ces der­niers de la pos­si­bi­li­té de se coor­don­ner face au capi­tal dont les mar­chés finan­ciers sont, de nos jours le chef d’orchestre, aus­si dis­cret que déter­mi­né, homo­gé­néi­sant la pro­duc­tion sociale du point de vue des exi­gences de ren­ta­bi­li­té des fac­teurs de production. 

Un sala­rié iso­lé et concur­rent de tous les autres à n’importe quel point de la chaine de valeur face à la pres­sion, à la plus-value exi­gée par Bla­ckRock et Cie, voi­là la confi­gu­ra­tion rêvée pour une accu­mu­la­tion débar­ras­sée d’entraves de nature socio­po­li­tique visant à l’intégrer à des fina­li­tés non éco­no­miques (droit à des condi­tions de tra­vail de qua­li­té, à une vie de famille le dimanche, par exemple). Plus le tra­vail en tant que fac­teur de pro­duc­tion revê­ti­ra les carac­té­ris­tiques d’une mar­chan­dise convo­cable et révo­cable ad nutum selon les néces­si­tés et dési­dé­ra­ta du capi­tal, plus l’accumulation sera facilitée.

Le deuxième obs­tacle dont le capi­tal doit se défaire, s’il veut s’émanciper des contraintes extra-éco­no­miques pré­ci­tées, se rap­porte à une contrainte quan­ti­ta­tive rela­tive à la dis­po­ni­bi­li­té de la mar­chan­dise- tra­vail. C’est ce à quoi l’on assiste en ce moment en Bel­gique où pour des rai­sons démo­gra­phiques, les nou­velles cohortes de tra­vailleurs ne per­mettent pas le rem­pla­ce­ment des sor­ties. Il n’est d’ailleurs pas pré­vu que le pro­blème (pour le capi­tal) de la pénu­rie de main‑d’œuvre soit réglé de sitôt chez nous6. En cas de raré­fac­tion, d’offreurs de force de tra­vail (c’est-à-dire le sala­riat), les ache­teurs de cette der­nière (c’est-à-dire le patro­nat) seront gênés aux entour­nures dans leurs stra­té­gies expan­sives, et cela, d’ailleurs, qu’ils soient confron­tés ou non à un monde du tra­vail dont les membres seraient coalisés. 

En effet, si les « pénu­ries » de main‑d’œuvre se mani­festent dans une confi­gu­ra­tion des rela­tions indus­trielles mar­quées du sceau de la puis­sance de l’acteur syn­di­cal, des conces­sions sala­riales seront exi­gées de telle sorte que les marges béné­fi­ciaires des entre­prises seront limi­tées. A contra­rio, en l’absence des syn­di­cats, les entre­prises risquent de se retrou­ver en proie à des dif­fi­cul­tés non de valo­ri­sa­tion mais de mise en œuvre de la pro­duc­tion dans la mesure où elles seront confron­tées à une forme de pro­tes­ta­tion ano­mique des sala­riés consis­tant en d’incessantes vagues de démis­sion de la part de travailleur.euses sans cesse à l’affut d’un emploi plus conforme à leurs attentes. 

On peut, d’ailleurs, rai­son­na­ble­ment anti­ci­per que faute d’un cadre col­lec­tif adé­quat de redé­fi­ni­tion des termes de la mise à l’emploi, ce vote par les pieds de la part du monde du tra­vail ne finisse par débou­cher par son lot de frus­tra­tions indi­vi­duelles. En atten­dant, il devient dif­fi­cile pour les entre­prises de dis­po­ser du volant de main‑d’œuvre assu­rant la conti­nui­té du pro­cès pro­duc­tif. Afin de rame­ner ces grands enfants de sala­riés au calme et à l’ordre, rien de tel, dès lors, qu’une dimi­nu­tion de la pro­tec­tion contre le chômage. 

Le chô­mage est, en effet, néces­saire à la per­pé­tua­tion de l’accumulation en tant qu’armée de réserve indus­trielle per­met­tant d’organiser une pres­sion à la baisse sur les condi­tions de rému­né­ra­tion des effec­tifs de la classe pro­duc­tive occu­pée dans les liens (somme toute tou­jours pré­caires) d’un contrat de tra­vail. Cet arrière-plan théo­rique per­met d’expliquer les appels inces­sants hic et nunc à une réforme res­tric­tive de l’assurance chô­mage. Au pas­sage, on note­ra qu’en ces temps de socio­li­bé­ra­lisme triom­phant et d’antimarxisme pri­maire, une réforme, c’est évi­dem­ment tou­jours une régression.

Une fois les repré­sen­tants des tra­vailleurs mis sur la touche et le mar­ché de l’emploi déré­gu­lé, il sub­siste un der­nier obs­tacle à lever pour raf­fer­mir l’accumulation en ces temps de ten­sions sur le mar­ché de la force de tra­vail, il s’agit de la trans­mis­sion d’une vision cri­tique des rap­ports de pro­duc­tion inhé­rents au capi­ta­lisme par l’institution sco­laire au sein des classes subal­ternes et du monde populaire. 

En fin de compte, moins les cur­ri­cu­la mis à la dis­po­si­tion de ce public par­ti­cu­lier s’aligneront sur la vision de la socié­té cor­res­pon­dant aux habi­tus et inté­rêts de classe des déten­teurs de capi­taux, plus ils seront décrits comme dys­fonc­tion­nels et inef­fi­cients. Les cri­tiques de plus en plus acerbes du Mou­ve­ment réfor­ma­teur (MR) à l’encontre de la sup­po­sée inadé­qua­tion de l’enseignement tech­nique aux exi­gences des entre­prises affèrent très net­te­ment à cette néces­si­té de dimi­nuer les capa­ci­tés reven­di­ca­tives des classes populaires.

Déci­dé­ment, le monde d’après la pan­dé­mie a plus qu’un air de res­sem­blance avec le XIXe, le siècle de Marx dont nous ne sommes, tout bien consi­dé­ré, peut-être jamais réel­le­ment sortis.

  1. Grande dis­tri­bu­tion, La Revue nou­velle n°6, 2017.
  2. Com­mu­ni­qué de presse CNE, SETCA, CGSLB, 4 mai 2023 
  3. Wau­ters E., les réels enjeux en droit social de la saga Del­haize, L’Echo, 31 mars 2023, https://www.lecho.be/opinions/general/les-reels-enjeux-en-droit-social-de-la-saga-delhaize/10457541.html
  4. Pour une ana­lyse fine des effets de la Conven­tion col­lec­tive de tra­vail 32 bis, voir la chro­nique juri­dique de Jean-Fran­çois Libotte, publié dans le Droit de l’employé (mai 2023) le men­suel de la Cen­trale natio­nale des employés, https://www.lacsc.be/docs/default-source/acv-csc-docsitemap/6000-centrales/6550-cne/ledroit-mai-23.pdf?sfvrsn=a06bebce_0
  5. Lire la carte blanche de Fran­çois Xavier-Lie­vens publiée à la suite du juge­ment du tri­bu­nal cor­rec­tion­nel de Liège condam­nant 17 syn­di­ca­listes à de la pri­son avec sur­sis suite au blo­cage fil­trant du via­duc de Che­ratte en octobre 2015, Grève en Bel­gique : que dit le droit ? — La Libre
  6. Trends-Ten­dances, « La pénu­rie de main‑d’œuvre ne va pas dis­pa­raitre », édi­tion mise en ligne du 19/02/2023.

François Reman


Auteur

François Reman est licencié en journalisme et diplômé en relations internationales. Il entame sa carrière professionnelle en 2003 en tant que chargé de communication à la FUCID, l’ONG de coopération au développement de l’Université de Namur. Il y assumera rapidement le rôle de responsable des activités d’éducation au développement. En 2010, il s’envole pour le Chili où il travaillera comme journaliste correspondant pour La Libre Belgique et le Courrier. De retour en Belgique en 2013, il est engagé au MOC comme attaché de presse et journaliste pour la revue Démocratie. En 2014, il devient attaché de presse de la CSC. En dehors de ses articles pour la presse syndicale, la plupart de ses publications abordent la situation politique en Amérique latine.

Xavier Dupret


Auteur

chercheur auprès de l’association culturelle Joseph Jacquemotte et doctorant en économie à l’université de Nancy (France)