Saccage d’un outil d’éducation performant
L’action éducative à l’adresse du public « Nord » va de pair avec les programmes que les acteurs de la coopération appuient au « Sud ». Elle est significative de la façon dont on se représente ce que « coopérer » veut dire et le sens du « développement ». Prenant le pouls de cet ensemble d’activités, on y découvrira une vitalité, mais aussi un affaissement qui sont symptomatiques des choix politiques et des représentations sous-jacents à la coopération belge.
Enrichissement des conceptions
Pendant les années 1950, les relations entre l’Occident et le « tiers-monde » furent, comme on le sait, largement analysées en termes de « retard » sur un axe qui est censé véhiculer toutes les sociétés vers le progrès, la sortie du « sous-développement » consistant en un « rattrapage » du développement occidental défini comme modèle de réussite.
L’éducation au développement (ED) était alors centrée sur une information qui visait à sensibiliser le public des pays « développés » pour qu’il s’engage dans une assistance, en soutien à des récoltes de fonds pour les projets au Sud, abstraction faite du contexte plus global dans lequel s’inscrivait cette « aide ».
Cependant, à partir des années 1960, c’est une relation de « partenariat » qui a été mise en avant. Il s’agissait de soutenir les acteurs locaux dans la recherche de leurs solutions opérationnelles au moyen de transferts financiers, technologiques et humains.
L’éducation au développement s’est alors centrée sur la mobilisation du public pour des projets locaux au service des populations du Sud. Mais l’Occident restait encore identifié comme détenteur des connaissances techniques. Les causes structurelles de la pauvreté n’étaient abordées que de façon marginale. Or, qu’en est-il si elles entravent et disqualifient les capacités propres de collectivités humaines ?
À partir de la crise des années 1970, cette interrogation sur les causes s’est faite de plus en plus critique. Elle s’est approfondie au fur et à mesure des tensions et des fractures qui se produisaient avec les avancées de la globalisation : tradition/modernité ; croissance/démocratisation politique et sociale ; culture mondiale/locales, respect des cultures locales ; concurrence/égalisation des conditions ; frontières géographiques/clivage entre exclus et nantis.
La diffusion de nouveaux savoirs va marquer un changement des pratiques éducatives, désormais dénommées Éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ECMS). Des nouveaux paradigmes axés sur le développement durable sont mis en avant. Le champ est celui d’une citoyenneté mondiale coresponsable dans la recherche et l’expérimentation d’une autre mondialisation, plus juste et exempte de gaspillage. Il est fait appel à l’engagement dans une action collective en réponse à des défis à la fois globaux et interdépendants (climat, inégalité, migrations…).
Il s’agit de transformer les citoyens en acteurs. Ceux du Sud, et ceux du Nord auxquels il revient d’interpeler leurs autorités au sujet de la cohérence entre les choix commerciaux (Ceta…) ou énergétiques et les politiques de développement qu’ils prétendent mener.
Des avancées dans la pratique…
Le tournant s’opère dans le sillage de la réforme lancée par R. Moreels en 1999, et poursuivie par E. Boutmans. Il concerne avant tout la coopération proprement dite, mais a une double incidence sur l’éducation au développement.
D’une part, tout en accordant des moyens plus importants pour ces activités d’éducation, le souci est de les situer dans le cadre d’un processus plus global dont la dimension Nord-Sud est un élément déterminant, autour de contenus tels que la citoyenneté mondiale, le sens du développement, la justice sociale, l’égalité entre les hommes et les femmes, le développement durable… Ces connaissances sont orientées vers l’action et les changements sociaux. Une telle démarche présuppose une synergie et une alliance entre groupes, associations, collectivités, réseaux diversifiés tant au Nord qu’au Sud. Dans la loi sur la coopération au développement de 2013, le renouvèlement de la vision s’exprime notamment par la mise en avant de trois thèmes prioritaires : droits humains, travail décent et durable et consolidation de la société.
D’autre part, tout en soumettant les ONG à une procédure d’accréditation, les pouvoirs publics reconnaissent leur légitimité et leur droit d’initiative en tant que structures représentatives de la société civile, partenaires du dialogue au sujet des grands axes de la politique de coopération.
Les pratiques ont évolué en conséquence1 et les modes d’action se sont enrichis. Outre l’information proprement dite, qui relève de la communication, une place de plus en plus importante a été faite aux campagnes et plaidoyers. Par exemple, « Vêtements propres » lancée par Oxfam Magasins du monde et des organisations syndicales en 1996 et devenue « achACT » en 2011 ; « Contre les fonds vautours. Contrattaquons ! », lancée par le CNCD-11.11.11 en 2015 en soutien à la loi votée en ce sens par le Parlement à l’époque ; ou encore « En sécurité pendant les festivals d’été » lancée par Plan international Belgique pour lutter contre le harcèlement des filles en 2018.
Des publics de plus en plus variés ont été visés. L’enseignement formel est resté une cible prioritaire, mais les médias et des composantes significatives de la société ou acteurs intermédiaires ont pris une place de plus en plus importante : enseignants, journalistes, bases des associations ou des organisations sociales, acteurs d’organisations de jeunesse… Des rencontres avec des partenaires ou témoins du Sud ont été organisées, du travail en réseau et des alliances entre mouvements ont été promus (par exemple mouvement pour la défense de l’agriculture paysanne…).
Un tel travail requérait la collaboration et le renforcement des activités d’acteurs à différents échelons : un approfondissement de l’expertise des ONG, via une professionnalisation et une extension de son personnel ; mais aussi la mobilisation des autres acteurs non gouvernementaux comme les organisations syndicales, les universités, les villes et les communes, les comités de solidarité… Dans ce sillage ont été fondés des réseaux transversaux au sein de la société civile, notamment le « Centre Tricontinental » ou « Le Monde selon les femmes » qui sont devenus depuis lors des organisations spécifiques ou d’autres comme la « Coalition contre la faim » ou la « Plateforme pour la souveraineté alimentaire » qui perdurent en tant que regroupement ad hoc. Quant aux acteurs publics belges, ils ont pris aussi des initiatives significatives et coordonnées. À ce propos un rapport européen de 20172 mettait en exergue le rôle primordial de l’Agence belge de développement (CTB) dans la coordination des programmes éducatifs « Kleur Bekennen/Annoncer la Couleur », « Infocycle », « Trade for Development Centre » et le « Programme Junior ». « Ces programmes et projets sont stratégiques en ce qu’ils s’adressent à des audiences variées en leur offrant des opportunités formidables d’apprentissage […].»
Ce rapport concluait : « La clarté du décideur politique et le soutien politique, aux différents niveaux, sont de bon augure pour l’avenir de l’ECM en Belgique ». Avec l’espoir que celle-ci « continuera de croitre et de se développer de cette manière, afin de toucher et d’inspirer les apprenants en Belgique et au-delà, pour les générations à venir. »
… vers une stratégie à reculons
Cette « clarté du décideur politique » reposait pour une bonne part sur la prise de conscience de l’importance de la dimension éducative dans les politiques de développement en vue de l’éveil et de la mobilisation de forces vives au sein même de nos sociétés.
Or, un revirement majeur est intervenu, de plus en plus net à partir de 2014. Nous allons identifier des manifestations significatives de l’infléchissement, avant d’expliquer en quoi elles nous semblent symptomatiques d’une régression grave, décevante et inquiétante.
L’affectation des ressources est une condition cruciale de la mise en œuvre des stratégies. Dans la totalité de l’aide publique au développement, les dépenses consacrées à l’éducation au développement/ECMS représentent moins de 2%. Elles ont augmenté à partir de 2001 (1,4% par an) pour atteindre un pic en 2010 (1,95%). Depuis lors, elles ont évolué dans cette fourchette : ainsi en 2017, 1,53% de l’APD est consacrée à l’éducation au développement, soit une trentaine de millions d’euros. L’évolution est comparable dans la part du budget spécifiquement gérée par l’administration de la coopération (DGD), la proportion du budget consacré à l’ECMS a augmenté à partir de 2001 puis est restée assez constante, oscillant entre 2,3% et 3,2%3 du total. Durant cette période, plus des deux tiers de ces montants consacrés à l’ED/ECMS étaient mis en œuvre par les ONG. Ces activités d’ED/ECMS représentaient donc presque un cinquième (19%) de l’ensemble des activités réalisées par les ONG sur financement de la coopération belge.
Cependant, dans le cadre de la nouvelle programmation (2017 – 2021), le ministre a soumis le budget consacré aux acteurs non gouvernementaux, y compris les ONG, à un régime drastique. Selon une étude récente, entre les subsides réellement exécutés par les ONG en 2016 et le subside budgété qui leur a été accordé pour 2017, la réduction était en moyenne de 11, 7%4.
L’effet précis de ces diminutions sur les activités d’ECMS des ONG est difficile à déterminer. Rien ne permet à ce stade d’affirmer que les coupes budgétaires ont davantage touché ce volet ED/ECMS que leurs autres activités. Néanmoins, ce qui est certain, c’est que le secteur de l’éducation comme l’ensemble de l’action des ONG est affecté par les coupes budgétaires. Il en a été ainsi pour plusieurs raisons. D’abord, la coopération est une variable d’ajustement dans les mesures d’austérité gouvernementales. Ensuite, l’éducation est un secteur grand « consommateur » de main‑d’œuvre au sein des ONG, dans un contexte où la masse salariale est la cible privilégiée des politiques d’inspiration néolibérale. Enfin, l’éducation au développement dépend de l’intervention de professionnels suffisamment nombreux et qualifiés, dont le rôle est évalué comme superflu par des décideurs-manageurs marqués par une approche technocratique.
Mais qu’en est-il des stratégies elles-mêmes ? En 2012, l’administration de la coopération avait produit une « Note de stratégie. Éducation au développement » qui définissait l’approche, les priorités et les groupes cibles de l’ED. Cette stratégie visait par priorité les groupes cibles multiplicateurs et les jeunes ; mettait en avant les thématiques de la coopération belge et les OMD et favorisait les complémentarités entre les acteurs agréés d’ED. À priori, ces acteurs, tant néerlandophones que francophones, étaient soucieux de plus de professionnalisme et d’efficacité et prêts à entrer dans un processus de concertation. Ils ont confirmé cette disposition en 2014 dans une analyse contextuelle commune (ACC) spécifiquement consacrée à l’éducation au développement5.
En 2015, le ministre De Croo a approuvé cette analyse (ACC), comme préalable à la formulation d’un Cadre stratégique commun (CSC), finalisé en 2016. Ce processus devait définir les conditions d’une politique sous-tendue par un consensus entre des acteurs aux pratiques variées. Pertinente en soi, cette concertation a été rabotée : lecture axée sur les budgets et les résultats, imposition d’un timing pressant et manque de moyens. L’administration et le cabinet du ministre ont promu une approche technocratique abstraction faite des positions, spécificités et valeurs des acteurs. Alors que les plus petites ONG avaient jusqu’ici la possibilité d’introduire leurs demandes de financement de façon groupée via les fédérations Acodev et NGO Federatie, tout en gardant ainsi leur spécificité, la DGD exerce aujourd’hui une forte pression pour faire disparaitre cette modalité de traitement. Pour des raisons de rationalisation administrative, elle pousse les ONG à se regrouper pour introduire des programmes communs plus importants. Si ce cadrage contraignant s’applique globalement aux acteurs non gouvernementaux, il affaiblit tout particulièrement l’ED/ECMS. En effet, le nouveau système affecte davantage les programmes aux volumes financiers réduits et souvent portés par de plus petites structures actives en ED/ECMS. Imperceptiblement, une tendance homogénéisatrice s’est attaquée aux conditions qui permettaient une prise de parole constante et convaincante des acteurs dans l’espace public.
L’ECMS mise en œuvre par la coopération gouvernementale a aussi connu des reculs significatifs. Ainsi, en 2017 et 2018 sont successivement intervenues de sombres décisions du cabinet du ministre de la Coopération au sujet de trois programmes d’Enabel (ex-CTB).
La première a concerné l’«Infocycle » : une série annuelle de formations destinées d’abord aux coopérants et qui se sont adressées progressivement à un large public intéressé par le développement en offrant une vision du développement toujours mise à jour par des experts renommés. Depuis 2001, 16.000 participants avaient suivi cette activité et des centaines de conférenciers passionnés et compétents l’avaient animée. Sous le couvert de compressions budgétaires, c’est un choix politique délibéré qui a conduit à sa suppression pure et simple, en dépit des avertissements et des protestations.
La seconde est une réduction révélée de 40% du budget d’«Annoncer la couleur/Kleur bekennen ». Ce programme, très apprécié des enseignants fournissait un accompagnement pédagogique personnalisé aux équipes éducatives et une mise à leur disposition de ressources pédagogiques dans des centres de documentation provinciaux. Il offrait aux enseignants une opportunité innovante d’inclure dans leurs activités pédagogiques les enjeux de la coopération internationale, en particulier dans les cours de philosophie et de citoyenneté6. Une telle réduction budgétaire, décidée avant même de connaitre les résultats d’une évaluation en cours de ce programme et sans aucune vision stratégique, équivaudra peut-être à sa mort.
La troisième concerne « Trade for Development Centre ». Ce programme visait à soutenir le commerce équitable et durable par des appuis en formation des producteurs et la promotion de leurs produits dans notre pays ainsi que la sensibilisation du public belge à la pertinence de ce commerce pour le développement. Le ministre VLD a réduit de moitié le subside accordé à cette réalisation, pourtant évaluée très positivement tout récemment.
Ces trois décisions sont symptomatiques du glissement vers un saccage de l’ECMS. Elles concernent des réalisations à visée éducative et citoyenne en lien avec la coopération belge qui ont plusieurs points communs. D’abord, elles étaient axées sur une meilleure compréhension des enjeux mondiaux actuels, stimulante pour l’engagement. Ensuite, elles se situaient au croisement de l’initiative publique et de la mobilisation d’organisations de la société civile, tant néerlandophone que francophone. Last but not least, elles étaient uniques en leur genre et leur qualité avait contribué à la bonne réputation du volet Nord de la coopération belge en Europe.
Une régression paradoxale
Alors qu’elle est censée contribuer aux politiques de développement, l’ECMS est au contraire affectée par la même logique qu’on retrouve ailleurs : des choix unilatéraux sont opérés et imposés sous le couvert de l’objectif à priori incontestable de réduire les dépenses. Le devenir du microcosme dont on vient de traiter est un révélateur particulièrement édifiant de la direction prise par la coopération belge.
Pendant la dernière décennie l’approche Nord-Sud s’était affirmée. Le passage des objectifs du millénaire pour le développement (OMD) focalisés sur le Sud vers des objectifs de développement durable (ODD) attentifs aux enjeux interdépendants entre le Nord et le Sud a été significatif à cet égard. L’interdépendance des modes de production, de consommation et de vie est soulignée, suivant des mécanismes que l’on peut analyser et sur lesquels on peut agir. Or, avec les décisions récentes du gouvernement belge, on assiste paradoxalement à une déconsidération des efforts pour faire partager la réflexion sur le versant « ici » du développement. On en revient à une conception unilatérale de l’aide, de pair avec une vision dépolitisée des défis mondiaux.
Corrélativement, on avait mis en avant la cohérence des politiques de développement en cessant d’identifier développement à croissance économique et en favorisant des approches transversales. On considérait de plus en plus que le développement, au Nord comme au Sud, passait par la capacité des acteurs d’une société à résoudre les problèmes vitaux, qui sont indissociablement économiques, politiques et culturels. Avec ces restrictions récentes, on renonce à faire entrer des apprenants dans un devenir si complexe : il ne sert à rien d’ouvrir le tout-venant à ce qui relève de l’expertise. On considère la coopération comme une variante internationale du New public management dont l’évaluation des résultats relève d’abord d’une vision et d’indicateurs économiques.
Les analyses avaient dévoilé les relations de pouvoir entre sociétés, groupes sociaux et individus, tant dans les sociétés au Nord, au Sud et à l’échelon mondial… Nonobstant, on a vu comment des pressions ont récemment été exercées sur les acteurs de l’éducation dans le sens de l’étouffement de l’esprit critique et de la diversité des valeurs et des jugements. Cette dépolitisation est significative d’une orientation technocratique : des individus dégagés des relations de pouvoir, des sociétés exemptes de domination et de conflits autour des orientations fondamentales.
Les relations entre acteurs du Nord et du Sud avaient été placées sous le signe du partenariat. Avec des échecs, mais aussi un renforcement des capacités respectives sur base d’analyses conjointes. Ces interpellations croisées ont rejailli sur l’éducation au développement. Or, on constate maintenant que les programmes orientés sur l’ouverture à la situation spécifique de l’autre et au questionnement de chacun sur sa propre position sont menacés d’extinction. Le partenaire, c’est de plus en plus un client…
Dans le secteur de l’éducation au développement, on voit comment des rapports d’experts et des opérations administratives se sont substitués à la concertation. L’État se désengage au profit d’acteurs privés tout en imposant autoritairement aux organisations de la société civile les options du gouvernement.
En conclusion
Dans la politique coopération, l’ECMS est un secteur partiel, mais bien spécifique, qui est appelé à faire valoir des dimensions essentielles. Quoi qu’il en soit des discours managériaux politiquement corrects, le désintérêt du ministre actuel de la Coopération par rapport à cette modalité d’action est le signe d’une volonté de couper la coopération de la société et d’imposer un modèle de développement en muselant la critique.
- Documents significatifs de cette évolution : Acodev, Les orientations stratégiques des ONG pour l’éducation au développement 2013 – 2018 et le Référentiel Éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire.
- Global Éducation in Belgium, Gene (Global Éducation network Europe), 2017.
- Niveau maximum de 33 millions d’euros atteint en 2015.
- En tenant compte du fait que tout budget est difficilement réalisable à 100%, on peut même raisonnablement estimer que, pour les ONG, entre 2016 et 2017, la différence sur le plan du réalisé sera d’au moins 12%. Cf. Dris, Étude relative à l’évaluation de l’impact des coupes budgétaires de la coopération au développement sur le soutien à la sécurité alimentaire et à l’agriculture, septembre 2017.
- Lire l’article de L. Atsou et E. Klimis dans ce numéro.
- Une convention de collaboration entre l’État fédéral et la Communauté française relative à l’éducation à la citoyenneté mondiale (ECM) au sein des établissements scolaires maternels, primaires et secondaires organisés et subventionnés par la Communauté française a été signée par les ministres A. De Croo et M.-C. Schyns en 2017.
