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Russie : regards croisés

Numéro 8 Août 2007 par Donat Carlier

août 2007

En 1999, dix ans après la chute du Mur, La Revue nou­velle consa­crait un impor­tant dos­sier à la Rus­sie appro­chée alors sous l’angle d’une « socié­té rom­pue ». Évi­tant déli­bé­ré­ment de nous limi­ter aux ana­lyses géos­tra­té­giques ou au péri­mètre du Krem­lin, nous avions vou­lu avant tout rendre compte des chocs qu’y avaient subis « les modes de vie, de […]

En 1999, dix ans après la chute du Mur, La Revue nou­velle consa­crait un impor­tant dos­sier à la Rus­sie appro­chée alors sous l’angle d’une « socié­té rom­pue ». Évi­tant déli­bé­ré­ment de nous limi­ter aux ana­lyses géos­tra­té­giques ou au péri­mètre du Krem­lin, nous avions vou­lu avant tout rendre compte des chocs qu’y avaient subis « les modes de vie, de tra­vail, de mobi­li­té sociale, de pro­jec­tion dans l’a­ve­nir », comme l’ex­pli­quait alors Jean-Marie Chau­vier dans l’in­tro­duc­tion à l’en­semble d’ar­ticles que nous avions réuni. Nous avions vou­lu par­ler de la socié­té russe, sans la réduire à ses diri­geants, ni pour autant délier ceux-ci de la popu­la­tion qui les sou­tient dans sa toute grande majorité.

C’est encore cet angle d’ap­proche que nous avons pri­vi­lé­gié dans les pages qui suivent. Avec un accent plus pro­non­cé tou­te­fois sur le rap­port à l’Autre. Sur les regards que Russes, Occi­den­taux, migrants d’i­ci et là-bas, Tchét­chènes, musul­mans… peuvent por­ter sur eux-mêmes et les autres sans suf­fi­sam­ment les croi­ser. Au risque de res­ter enfer­rés dans les « dés­illu­sions », les « mal­en­ten­dus », les rap­ports de force bru­taux, voire les vio­lences meurtrières.
Ce qui frappe huit ans après le pré­cé­dent dos­sier, c’est la conti­nui­té dans l’é­vo­lu­tion sociale et poli­tique de la socié­té russe, mal­gré ou plu­tôt au tra­vers d’im­por­tantes inflexions. En dépit d’une cer­taine sta­bi­li­sa­tion socioé­co­no­mique, la mesure des consé­quences sociales des « thé­ra­pies de choc néo­li­bé­rales » des années nonante n’a pas encore été prise, dans les faits sinon sur le papier, par les nou­velles poli­tiques de redis­tri­bu­tion. Les pres­ta­tions sociales réelles res­tent lar­ge­ment insuf­fi­santes. Par­mi les évo­lu­tions impor­tantes que l’on sen­tait déjà for­te­ment sourdre en 1999, on retien­dra sur­tout une sorte de retour de la conscience natio­nale russe, bles­sée aupa­ra­vant par l’ef­fon­dre­ment de son empire et de son éco­no­mie livrée aux doc­teurs Fola­mour du capi­ta­lisme dans ses formes les plus sau­vages. Ce retour s’est notam­ment opé­ré paral­lè­le­ment à l’in­flexi­bi­li­té bru­tale dont le régime en place a fait preuve en Tchét­ché­nie ou via la « main » dont béné­fi­cient les socié­tés gazières dans l’im­mense par­tie de poker men­teur qui se joue au niveau mon­dial autour de l’ac­cès aux éner­gies fossiles.

Ce dos­sier montre dif­fé­rentes ten­dances à l’œuvre dans la socié­té russe, tra­vaillée par une quête iden­ti­taire, et sans cesse réin­ter­ro­gée sur la dicho­to­mie qui la tra­verse, entre, d’une part, les Russes au sens eth­nique (russ­kie) et les Russes au sens civique et poli­tique (les Ros­siane, de l’ad­jec­tif ros­siis­kie , et qui peuvent être aus­si bien russes eth­niques que tatars, dar­guines, kou­myks, bou­riates ou bach­kirs, etc.). Ce rap­port à l’Autre à l’in­té­rieur même de la socié­té russe est abor­dé dans plu­sieurs articles, puis­qu’il réin­ter­roge un vivre-ensemble par­fois mis à mal, que ce soit par la vigueur des renou­veaux reli­gieux — l’ar­ticle de Mikhaïl Rocht­chine sur l’is­lam au Daghes­tan montre com­ment ce renou­veau se joue dans la région la plus ancien­ne­ment isla­mi­sée de Rus­sie -, le regard por­té par l’É­tat et la socié­té sur ses migrants, dans l’ar­ticle d’Anne Le Hué­rou et Aman­dine Rega­mey — ce qui bien sûr nous inter­pelle ici, aus­si, sur la capa­ci­té de nos propres socié­tés à les accueillir -, l’en­chai­ne­ment de deux guerres consé­cu­tives en Tchétchénie.

En ce sens, l’en­tre­tien avec un écri­vain tchét­chène exi­lé en Bel­gique, Soul­tan Iachour­kaev, est un lien, fra­gile et ténu, entre « ici et là-bas », si évo­ca­teur de la ren­contre des dif­fé­rents mondes et des causes qui ont pous­sé tant de Tchét­chènes à émi­grer. L’en­tre­tien vient mettre un visage, pré­ci­sé­ment, sur ce que l’au­teur décrit comme un « peuple sans visage », et ren­voie aus­si aux impli­ca­tions des guerres de Tchét­ché­nie sur l’é­vo­lu­tion du régime russe post­so­vié­tique dans son ensemble, que l’on retrouve à tra­vers l’ar­ticle d’Aude Mer­lin, tan­dis que les regards croi­sés entre socié­tés occi­den­tales et socié­té russe sont éga­le­ment posés par Nina Bach­ka­tov dans le tableau qu’elle brosse de la recherche par la Rus­sie de sa place dans le monde depuis la fin du sys­tème bipo­laire. L’ar­ticle de Lidia Pro­ko­fie­va et Lilia Ovcha­ro­va consa­cré à la pro­tec­tion sociale donne une clé d’en­trée peu fré­quente sur le rap­port entre l’É­tat et la socié­té russes, à tra­vers les grands enjeux de demain que pose notam­ment la crise démo­gra­phique, article auquel fait jus­te­ment écho celui sur les migrations.

C’est comme si, deux à deux, les articles s’in­ter­pe­laient, et comme si cha­cun d’entre eux appe­lait des réponses ou des rebon­dis­se­ments abor­dés sous un autre angle par un autre auteur. La par­ti­ci­pa­tion d’au­teurs russes au dos­sier était à cet égard une condi­tion bien sûr indis­pen­sable, per­met­tant de pro­lon­ger dif­fé­rents dia­logues déjà amor­cés dans d’autres contextes. En fili­grane, cet ensemble de textes, au-delà des clés pour com­prendre qu’il nous offre, inter­roge peut-être avant tout notre propre per­cep­tion euro­péenne occi­den­tale du monde russe.
De notre point de vue, il y avait essen­tiel­le­ment deux tra­vers à évi­ter, que ce soit un cer­tain misé­ra­bi­lisme apo­ca­lyp­tique que l’on trouve par­fois dans la presse ou la ten­dance à se pro­je­ter sur autrui, sans prê­ter atten­tion aux sin­gu­la­ri­tés his­to­rique, socio­lo­gique, poli­tique, géo­po­li­tique. Le pre­mier écueil serait de réduire le mou­ve­ment de la socié­té russe aux crises qu’elle a pu tra­ver­ser — éco­no­mique, morale — ou qu’elle tra­verse encore — démo­gra­phique, sociale — et d’y voir alors les causes de l’é­vo­lu­tion auto­ri­taire du régime et de la mul­ti­pli­ca­tion d’ac­cents natio­na­listes dans la socié­té, le tout dans un contexte de cap­ta­tion des pré­bendes poli­tiques et éco­no­miques par des « clans ». Une vision pour le moins pes­si­miste, qui s’ac­com­pagne à l’oc­ca­sion d’un brin de nos­tal­gie pour les « good old days » de l’URSS ou de cer­ti­tudes cultu­ra­listes sur l’« âme russe ». Ce serait faire fi de la com­plexi­té de la socié­té, de ses dif­fé­rentes formes de créa­ti­vi­té et d’a­dap­ta­tion à la nou­velle donne, de son réel dyna­misme aus­si ; même si, par­fois, on le voit plus s’é­pa­nouir dans le com­merce, encore que la vigueur et le tra­vail obs­ti­né d’as­so­cia­tions et d’ONG russes témoignent d’une par­ti­ci­pa­tion active d’in­di­vi­dus au fait poli­tique au sens large.
Le second écueil consis­te­rait à s’a­veu­gler, en pro­je­tant d’une manière ou d’une autre sur la réa­li­té poli­tique et sociale russe les caté­go­ries et valeurs for­gées par notre propre expé­rience euro­péenne. L’Ouest de l’Eu­rope a d’au­tant pu se leur­rer sur la rela­tion que le monde russe et lui allaient doré­na­vant entre­te­nir, que nous sommes pro­ba­ble­ment encore mar­qués, mal­gré les dés­illu­sions, par l’eu­pho­rie qui a régné dans cette fenêtre his­to­rique rela­ti­ve­ment courte allant de la per­es­troï­ka gor­bat­ché­vienne à 1993, date du bom­bar­de­ment du Par­le­ment par Boris Elt­sine, pre­mier recours à la force pour résoudre un dif­fé­rend poli­tique. Pen­dant cette période, la rela­tion était mar­quée, côté russe, par un très grand inté­rêt et un appé­tit pour la décou­verte de l’autre, pour l’Oc­ci­dent. Aujourd’­hui, on constate en quelque sorte que le « souf­flé » est retom­bé, ce qui d’une cer­taine façon est sans doute plus sain dans l’é­change de regards croi­sés, mais doit être éclai­ré d’a­na­lyses précises.

La rela­tion d’une majo­ri­té de Russes à l’Oc­ci­dent est à pré­sent plus mar­quée par une sorte de rejet et de refus des dis­cours euro­péen et amé­ri­cain sur les droits de l’homme et la démo­cra­tie, per­çus en Rus­sie comme des che­vaux de Troie d’une domi­na­tion occi­den­tale et non comme l’adhé­sion à des valeurs humaines fon­da­men­tales et uni­ver­selles. Ces dis­cours sont sou­vent per­çus comme illé­gi­times et dénon­cés comme d’hy­po­crites « deux poids, deux mesures » (ce que rétorque régu­liè­re­ment un Vla­di­mir Pou­tine), ou par­fois même, en termes essen­tia­listes, comme tout sim­ple­ment « non russes », c’est-à-dire à prio­ri étran­gers à une civi­li­sa­tion qui n’en aurait nul besoin (ce que sou­tiennent cer­taines décla­ra­tions de l’É­glise ortho­doxe). Ils sont sou­vent repris à leur compte par une grande par­tie de la popu­la­tion pro­fon­dé­ment mar­quée par la confu­sion délé­tère entre les dif­fé­rentes « tran­si­tions » vers l’É­tat de droit démo­cra­tique et… le mar­ché, d’au­tant que l’ab­sence de régu­la­tion lors du pas­sage au capi­ta­lisme l’a appa­ren­té à une tour­mente dou­lou­reuse. Le sou­tien popu­laire, dont jouit le régime à la tête duquel se trouve le pré­sident russe, est donc bien réel, même s’il doit être repla­cé dans un contexte de contrôle total du petit écran, pre­mier vec­teur d’in­for­ma­tion et de « fabrique des opinions ».

La démo­cra­tie risque de res­ter encore un temps asso­ciée en Rus­sie à ce que les « démo­crates » des années nonante ont char­rié avec leurs réformes, pré­ci­pi­tant effon­dre­ment social, éco­no­mique et malaise natio­nal. Asso­cia­tion dont nombre d’ob­ser­va­teurs occi­den­taux, de ce côté-ci du conti­nent, n’ont pas réel­le­ment vou­lu voir les consé­quences. En ban­nis­sant tout cultu­ra­lisme — ce que nous sou­hai­tons plus que tout évi­ter -, notre inté­rêt pour les formes de par­ti­ci­pa­tion sociale et poli­tique en Rus­sie reste intact, tout comme notre inté­rêt pour l’his­toire de ce pays et le réser­voir qu’il repré­sente pour la socié­té russe en quête d’identité.

Les articles de ce dos­sier sou­haitent donc par­ti­ci­per à la dif­fu­sion de la connais­sance et à la réflexion sur un monde par cer­tains aspects si proche, mais sou­vent mécon­nu ou réduit à des sté­réo­types. « Tous dans le même bateau » pla­né­taire, il ne s’a­git pour nous, en aucun cas, de fer­mer les yeux sur les exac­tions com­mises en Tchét­ché­nie par l’ar­mée russe et, aujourd’­hui, par les hommes de Kady­rov, sur l’é­touf­fe­ment de voix dis­si­dentes et les pres­sions exer­cées sur cer­tains jour­na­listes — sans par­ler d’An­na Polit­kovs­kaïa, défi­ni­ti­ve­ment réduite au silence, à qui nous sou­hai­tons ici rendre hom­mage -, sur les mani­fes­ta­tions dans la socié­té de xéno­pho­bie, d’ho­mo­pho­bie. Il s’a­git sim­ple­ment d’é­vi­ter que le récit (dés)enchanté de la « tran­si­tion démo­cra­tique » ne se mue en accom­pa­gne­ment de la « conso­li­da­tion auto­ri­taire », au grand dam des voix qui, en Rus­sie, comptent sur l’é­change des points de vue pour avan­cer, et au plus grand éton­ne­ment de consciences assoupies.

Donat Carlier


Auteur

Né en 1971 à Braine-le-Comte, Donat Carlier est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1997. Actuellement Directeur du Consortium de validation des compétences, il a dirigé l’équipe du Bassin Enseignement Formation Emploi à Bruxelles, a conseillé Ministre bruxellois de l’économie, de l’emploi et de la formation ; et a également été journaliste, chercheur et enseignant. Titulaire d’un Master en sociologie et anthropologie, ses centres d’intérêts le portent vers la politique belge, et plus particulièrement l’histoire sociale, politique et institutionnelle de la construction du fédéralisme en Wallonie, à Bruxelles et en Flandre. Il a également écrit sur les domaines de l’éducation et du monde du travail. Il est plus généralement attentif aux évolutions actuelles de la société et du régime démocratiques.