Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Russie : regards croisés
En 1999, dix ans après la chute du Mur, La Revue nouvelle consacrait un important dossier à la Russie approchée alors sous l’angle d’une « société rompue ». Évitant délibérément de nous limiter aux analyses géostratégiques ou au périmètre du Kremlin, nous avions voulu avant tout rendre compte des chocs qu’y avaient subis « les modes de vie, de […]
En 1999, dix ans après la chute du Mur, La Revue nouvelle consacrait un important dossier à la Russie approchée alors sous l’angle d’une « société rompue ». Évitant délibérément de nous limiter aux analyses géostratégiques ou au périmètre du Kremlin, nous avions voulu avant tout rendre compte des chocs qu’y avaient subis « les modes de vie, de travail, de mobilité sociale, de projection dans l’avenir », comme l’expliquait alors Jean-Marie Chauvier dans l’introduction à l’ensemble d’articles que nous avions réuni. Nous avions voulu parler de la société russe, sans la réduire à ses dirigeants, ni pour autant délier ceux-ci de la population qui les soutient dans sa toute grande majorité.
C’est encore cet angle d’approche que nous avons privilégié dans les pages qui suivent. Avec un accent plus prononcé toutefois sur le rapport à l’Autre. Sur les regards que Russes, Occidentaux, migrants d’ici et là-bas, Tchétchènes, musulmans… peuvent porter sur eux-mêmes et les autres sans suffisamment les croiser. Au risque de rester enferrés dans les « désillusions », les « malentendus », les rapports de force brutaux, voire les violences meurtrières.
Ce qui frappe huit ans après le précédent dossier, c’est la continuité dans l’évolution sociale et politique de la société russe, malgré ou plutôt au travers d’importantes inflexions. En dépit d’une certaine stabilisation socioéconomique, la mesure des conséquences sociales des « thérapies de choc néolibérales » des années nonante n’a pas encore été prise, dans les faits sinon sur le papier, par les nouvelles politiques de redistribution. Les prestations sociales réelles restent largement insuffisantes. Parmi les évolutions importantes que l’on sentait déjà fortement sourdre en 1999, on retiendra surtout une sorte de retour de la conscience nationale russe, blessée auparavant par l’effondrement de son empire et de son économie livrée aux docteurs Folamour du capitalisme dans ses formes les plus sauvages. Ce retour s’est notamment opéré parallèlement à l’inflexibilité brutale dont le régime en place a fait preuve en Tchétchénie ou via la « main » dont bénéficient les sociétés gazières dans l’immense partie de poker menteur qui se joue au niveau mondial autour de l’accès aux énergies fossiles.
Ce dossier montre différentes tendances à l’œuvre dans la société russe, travaillée par une quête identitaire, et sans cesse réinterrogée sur la dichotomie qui la traverse, entre, d’une part, les Russes au sens ethnique (russkie) et les Russes au sens civique et politique (les Rossiane, de l’adjectif rossiiskie , et qui peuvent être aussi bien russes ethniques que tatars, darguines, koumyks, bouriates ou bachkirs, etc.). Ce rapport à l’Autre à l’intérieur même de la société russe est abordé dans plusieurs articles, puisqu’il réinterroge un vivre-ensemble parfois mis à mal, que ce soit par la vigueur des renouveaux religieux — l’article de Mikhaïl Rochtchine sur l’islam au Daghestan montre comment ce renouveau se joue dans la région la plus anciennement islamisée de Russie -, le regard porté par l’État et la société sur ses migrants, dans l’article d’Anne Le Huérou et Amandine Regamey — ce qui bien sûr nous interpelle ici, aussi, sur la capacité de nos propres sociétés à les accueillir -, l’enchainement de deux guerres consécutives en Tchétchénie.
En ce sens, l’entretien avec un écrivain tchétchène exilé en Belgique, Soultan Iachourkaev, est un lien, fragile et ténu, entre « ici et là-bas », si évocateur de la rencontre des différents mondes et des causes qui ont poussé tant de Tchétchènes à émigrer. L’entretien vient mettre un visage, précisément, sur ce que l’auteur décrit comme un « peuple sans visage », et renvoie aussi aux implications des guerres de Tchétchénie sur l’évolution du régime russe postsoviétique dans son ensemble, que l’on retrouve à travers l’article d’Aude Merlin, tandis que les regards croisés entre sociétés occidentales et société russe sont également posés par Nina Bachkatov dans le tableau qu’elle brosse de la recherche par la Russie de sa place dans le monde depuis la fin du système bipolaire. L’article de Lidia Prokofieva et Lilia Ovcharova consacré à la protection sociale donne une clé d’entrée peu fréquente sur le rapport entre l’État et la société russes, à travers les grands enjeux de demain que pose notamment la crise démographique, article auquel fait justement écho celui sur les migrations.
C’est comme si, deux à deux, les articles s’interpelaient, et comme si chacun d’entre eux appelait des réponses ou des rebondissements abordés sous un autre angle par un autre auteur. La participation d’auteurs russes au dossier était à cet égard une condition bien sûr indispensable, permettant de prolonger différents dialogues déjà amorcés dans d’autres contextes. En filigrane, cet ensemble de textes, au-delà des clés pour comprendre qu’il nous offre, interroge peut-être avant tout notre propre perception européenne occidentale du monde russe.
De notre point de vue, il y avait essentiellement deux travers à éviter, que ce soit un certain misérabilisme apocalyptique que l’on trouve parfois dans la presse ou la tendance à se projeter sur autrui, sans prêter attention aux singularités historique, sociologique, politique, géopolitique. Le premier écueil serait de réduire le mouvement de la société russe aux crises qu’elle a pu traverser — économique, morale — ou qu’elle traverse encore — démographique, sociale — et d’y voir alors les causes de l’évolution autoritaire du régime et de la multiplication d’accents nationalistes dans la société, le tout dans un contexte de captation des prébendes politiques et économiques par des « clans ». Une vision pour le moins pessimiste, qui s’accompagne à l’occasion d’un brin de nostalgie pour les « good old days » de l’URSS ou de certitudes culturalistes sur l’« âme russe ». Ce serait faire fi de la complexité de la société, de ses différentes formes de créativité et d’adaptation à la nouvelle donne, de son réel dynamisme aussi ; même si, parfois, on le voit plus s’épanouir dans le commerce, encore que la vigueur et le travail obstiné d’associations et d’ONG russes témoignent d’une participation active d’individus au fait politique au sens large.
Le second écueil consisterait à s’aveugler, en projetant d’une manière ou d’une autre sur la réalité politique et sociale russe les catégories et valeurs forgées par notre propre expérience européenne. L’Ouest de l’Europe a d’autant pu se leurrer sur la relation que le monde russe et lui allaient dorénavant entretenir, que nous sommes probablement encore marqués, malgré les désillusions, par l’euphorie qui a régné dans cette fenêtre historique relativement courte allant de la perestroïka gorbatchévienne à 1993, date du bombardement du Parlement par Boris Eltsine, premier recours à la force pour résoudre un différend politique. Pendant cette période, la relation était marquée, côté russe, par un très grand intérêt et un appétit pour la découverte de l’autre, pour l’Occident. Aujourd’hui, on constate en quelque sorte que le « soufflé » est retombé, ce qui d’une certaine façon est sans doute plus sain dans l’échange de regards croisés, mais doit être éclairé d’analyses précises.
La relation d’une majorité de Russes à l’Occident est à présent plus marquée par une sorte de rejet et de refus des discours européen et américain sur les droits de l’homme et la démocratie, perçus en Russie comme des chevaux de Troie d’une domination occidentale et non comme l’adhésion à des valeurs humaines fondamentales et universelles. Ces discours sont souvent perçus comme illégitimes et dénoncés comme d’hypocrites « deux poids, deux mesures » (ce que rétorque régulièrement un Vladimir Poutine), ou parfois même, en termes essentialistes, comme tout simplement « non russes », c’est-à-dire à priori étrangers à une civilisation qui n’en aurait nul besoin (ce que soutiennent certaines déclarations de l’Église orthodoxe). Ils sont souvent repris à leur compte par une grande partie de la population profondément marquée par la confusion délétère entre les différentes « transitions » vers l’État de droit démocratique et… le marché, d’autant que l’absence de régulation lors du passage au capitalisme l’a apparenté à une tourmente douloureuse. Le soutien populaire, dont jouit le régime à la tête duquel se trouve le président russe, est donc bien réel, même s’il doit être replacé dans un contexte de contrôle total du petit écran, premier vecteur d’information et de « fabrique des opinions ».
La démocratie risque de rester encore un temps associée en Russie à ce que les « démocrates » des années nonante ont charrié avec leurs réformes, précipitant effondrement social, économique et malaise national. Association dont nombre d’observateurs occidentaux, de ce côté-ci du continent, n’ont pas réellement voulu voir les conséquences. En bannissant tout culturalisme — ce que nous souhaitons plus que tout éviter -, notre intérêt pour les formes de participation sociale et politique en Russie reste intact, tout comme notre intérêt pour l’histoire de ce pays et le réservoir qu’il représente pour la société russe en quête d’identité.
Les articles de ce dossier souhaitent donc participer à la diffusion de la connaissance et à la réflexion sur un monde par certains aspects si proche, mais souvent méconnu ou réduit à des stéréotypes. « Tous dans le même bateau » planétaire, il ne s’agit pour nous, en aucun cas, de fermer les yeux sur les exactions commises en Tchétchénie par l’armée russe et, aujourd’hui, par les hommes de Kadyrov, sur l’étouffement de voix dissidentes et les pressions exercées sur certains journalistes — sans parler d’Anna Politkovskaïa, définitivement réduite au silence, à qui nous souhaitons ici rendre hommage -, sur les manifestations dans la société de xénophobie, d’homophobie. Il s’agit simplement d’éviter que le récit (dés)enchanté de la « transition démocratique » ne se mue en accompagnement de la « consolidation autoritaire », au grand dam des voix qui, en Russie, comptent sur l’échange des points de vue pour avancer, et au plus grand étonnement de consciences assoupies.