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Ruines de Courlande

Numéro 1 - 2016 par Bernard De Backer

février 2016

Ce sont des routes de terre et de gra­villons, zébrées d’entailles, qu’il faut par­cou­rir à vive allure si l’on ne veut pas trem­blo­ter pen­dant des heures. On raconte que du fond de ces bois de pins aux fron­dai­sons raides, bor­dant les coupe-feux à perte de vue, des Frères de la forêt har­ce­lèrent les forces d’occupation sovié­tiques jusqu’en […]

Ce sont des routes de terre et de gra­villons, zébrées d’entailles, qu’il faut par­cou­rir à vive allure si l’on ne veut pas trem­blo­ter pen­dant des heures. On raconte que du fond de ces bois de pins aux fron­dai­sons raides, bor­dant les coupe-feux à perte de vue, des Frères de la forêt1 har­ce­lèrent les forces d’occupation sovié­tiques jusqu’en 1957. Des fermes éparses, cer­clées de clai­rières, les ravi­taillaient à l’ombre du jour avant de répondre aux divers « organes », regard vide et bouche muette. Sta­li­niens à l’avenir radieux, natio­naux-socia­listes libé­ra­teurs des pré­cé­dents, sovié­tiques anti­fas­cistes : les frères enne­mis se suc­cé­dèrent entre 1940 et 1945. On en vint à regret­ter les barons baltes et leurs ancêtres, les che­va­liers teutoniques.

Après un manoir néo­clas­sique tout déla­vé arbo­rant ses colon­nades décré­pies, nous croi­sons un bâti­ment kol­kho­zien aban­don­né, près d’un hameau replié sous ses arbres. Les pay­sans se sont réap­pro­prié le grand han­gar col­lec­tif, constel­lé de graf­fi­tis obs­cènes qui sur­gissent entre les bottes de foin. Le ciel bleu gris est enva­hi de spi­rales de pous­sière sou­le­vées par un camion qui ser­pente entre les blés. La carte n’a pas l’échelle requise et l’on navigue à la bous­sole pour rejoindre la val­lée dési­rée. Quelques prai­ries plus vastes et des cou­ronnes de feuillus appa­raissent au loin, comme une oasis au-delà de ce désert de paille et de pins. Le rebord du pla­teau sur­git d’un coup, ouvrant sur une cou­lée verte entou­rant une rivière ondu­leuse, l’Abava. Un bourg est niché dans le creux, avec son usine à che­mi­née rouge, son église luthé­rienne, sa syna­gogue et son paquet de mai­sons brunes. De l’autre côté de la val­lée, les ruines d’une for­te­resse teu­to­nique jouxtent des ran­gées de vignes.

Sur le pla­teau finis­sant, une vaste zone her­beuse est par­se­mée d’installations pay­sa­gères et de sculp­tures dis­pa­rates. Cer­taines sont en gra­nit gru­me­leux — rep­tile noir ser­ti dans une gangue miné­rale, divi­ni­té orien­tale au visage pou­pin, masse hié­ra­tique sur­mon­tée d’une crête de métal anthra­cite —, d’autres en bois, telle cette ossa­ture de tente pyra­mi­dale qui se découpe sur un soleil de brume. Il s’agit par­fois de déchets élec­tro­niques, bro­chettes de cathodes ou globe de télé­vi­sions en équi­libre sur une butte de terre. La zone est immense et s’étend vers un espace val­lon­né au-delà d’un petit ruis­seau, en contre­bas. On peut y voir des nappes de fleurs arti­fi­cielles vibrer sous le vent, du linge impu­tres­cible sécher éter­nel­le­ment ten­du entre deux arbres, un dol­men trô­ner à l’épicentre d’une butte. À l’entrée du parc, une grosse dame rus­so­phone en pan­toufles s’occupe de la caisse, un grand bar­bu en salo­pette taille la pierre sans nous offrir un regard. Il n’y a per­sonne d’autre ; les visi­teurs sont auto­ri­sés à plan­ter leur tente au milieu de ce sin­gu­lier décor. Comme sou­vent dans les Pays baltes, il n’y a pas d’eau cou­rante ni de toi­lettes pour les cam­peurs. Ici, c’est à la rude.

La syna­gogue blanche et orange du bourg, d’une taille impres­sion­nante pour le lieu, a été trans­for­mée en espace d’art contem­po­rain par le sculp­teur créa­teur du parc. La petite ville, fort ancienne, fut fon­dée au XIIIe siècle sous un châ­teau de l’ordre de Livo­nie, salu­taire pro­tec­tion où se regrou­pèrent mar­chands et arti­sans alle­mands. Elle se nom­mait Zabeln, com­pre­naient nombre de manu­fac­tures, de mino­te­ries et de tan­ne­ries. Dans le cime­tière de l’église luthé­rienne, on aper­çoit des pierres tom­bales por­tant des noms ger­ma­niques : von Grot, Gaert­ner, Müh­len­bach. « Ich bin die Auf­hers­te­hung und das Leben », lit-on sur une croix mous­sue. Il n’y a plus de traces du cime­tière juif, ni d’aucun Juif depuis la nuit du 6 aout 1941 où les deux-cent-qua­rante Ost­ju­den de Scha­beln (Zabeln en yid­dish) furent exé­cu­tés près du confluent de l’Abava et de la Karo­nu. Par­mi eux, le der­nier rab­bin de Sabile (Zabeln en let­ton) Yitz­hak Segal2. Les ruelles du bourg sont main­te­nant dépeu­plées, bor­dées d’épaisses bâtisses qui conservent l’empreinte d’une vie défunte : tailleurs, mar­chands, bras­seurs, meu­niers, cor­don­niers, auber­gistes, maitre d’école, pas­teur et rab­bin. Les Let­tons étaient ouvriers agri­coles ou ser­vi­teurs dans les vastes domaines ruraux des barons ger­ma­no-baltes, comme la famille von Key­ser­ling. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’eux en ville ; les Alle­mands et les Russes sont par­tis, les Juifs sont morts et leurs mai­sons saisies.

Les pieds de vigne attirent les deux voya­geurs. Per­ché de l’autre côté de la val­lée, le vignoble du XVIIe siècle est cer­ti­fié le plus sep­ten­trio­nal au monde. Il faut gra­vir les marches qui mènent à la ruine teu­to­nique pour espé­rer y par­ve­nir. Les ves­tiges de la for­te­resse livo­nienne sont épaisses et rudes, trans­for­mées en ter­rasses d’un sombre parc d’où l’on peut contem­pler l’Abava ; au-delà, on ne sait com­ment gagner le « Sabilės vynuo­gy­nas » dont les grappes pourpres ornent les armoi­ries du bourg. Le sen­tier a dis­pa­ru, l’herbe est détrem­pée, et une fois arri­vés en haut, de vastes grilles empêchent d’approcher des ceps. Il est temps de redes­cendre dans la moi­teur du soir.

Le long de la route asphal­tée qui suit la val­lée, un attrou­pe­ment nous intrigue à l’orée du bourg. Un petit monde muet et immo­bile se dresse dans une prai­rie. Il y a des enfants qui forment une ronde, des couples qui posent devant un pho­to­graphe, une classe qui écoute le maitre face au tableau noir, des pêcheurs arbo­rant des pois­sons colo­rés, une famille atta­blée, une femme pous­sant un lan­dau, un vieux à la barbe blanche der­rière une machine à écrire… Avec leurs tee­shirts pas­tel et leurs cas­quettes de base­ball « Grandes Vacances », ils semblent sor­tis d’un album de Ber­nard Fau­con, pho­to­graphe de l’enfance pétri­fiée. Rien ne bouge et tout est lumi­neux, sidé­rant. Ce sont des pou­pées de son, dodues et rieuses. Une dame nous fixe d’une voi­ture dans la prai­rie. Elle est muette, comme repliée en elle-même. Serait-ce une marion­nette dans un jouet gran­deur nature ? La pou­pée se lève, bou­deuse et absente. Elle marche vers nous sans nous regar­der. Oui, c’est elle la créa­trice de ce petit monde sur lequel elle veille, été comme hiver. Nous n’en sau­rons pas plus, sinon en lisant la carte de visite en lettres gothiques de Dai­na Rucere qu’elle nous tend le regard perdu.

  1. Le « recours aux forêts » pos­sède une longue his­toire en Europe orien­tale et dans les Pays baltes, régions de plaines dont les grandes zones fores­tières sont les seules à offrir un abri aux rebelles. Dès la révo­lu­tion russe de 1905, des pay­sans révol­tés y prirent le maquis. Une résis­tance armée contre les deux occu­pa­tions sovié­tiques eut sa base arrière dans les forêts des trois pays. L’attitude des Frères de la forêt, ain­si que l’historiographie affé­rente, est contro­ver­sée pour l’occupation nazie de 1941 – 1945, notam­ment en Cour­lande. Le Frère le plus célèbre en Let­to­nie est Jānis Pīnups qui prit le maquis de 1945 à 1995 et n’eut jamais de pas­se­port soviétique.
  2. D’après Olga Alek­se­je­va, Jews in Sabile, sur le site de la com­mu­nau­té reli­gieuse juive de Let­to­nie, Sha­mir. Avant le judéo­cide nazi d’aout 1941, les Juifs de Sabile eurent à souf­frir de l’occupation sovié­tique entre 1940 et 1941. Notam­ment de la fer­me­ture de leur école, de l’expropriation de leurs biens et de la dépor­ta­tion en Sibé­rie des plus riches d’entre eux. Les Let­tons, comme nombre de Baltes, se trou­vèrent coin­cés entre les trois occu­pa­tions sovié­tiques (1919, 1940 – 1941, 1945 – 1991) et les deux occu­pa­tions alle­mandes (1918, 1941 – 1945).

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur